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Aharon Appelfeld (première partie) אהרן אפלפלד

 

J’ai devant moi le petit livre d’Aharon Appelfeld, ‟Histoire d’une vie”, un livre qui a obtenu le Prix Médicis étranger 2004. Je le dis en passant, par souci de précision, car les prix littéraires et les prix en général ne m’intéressent guère ; plus précisément, ils n’ont jamais guidé mes goûts et influé sur mes jugements.

 

J’ai donc ce petit livre devant moi. Il a été publié en Israël et en hébreu, en 1999 ; et en 2004, aux Éditions de l’Olivier, pour l’édition française. D’autres titres d’Aharon Appelfeld figurent au catalogue de cette maison d’édition (née en 1991) dont l’emblème est l’olivier et qui tire son nom, me semble-t-il, de celui de son fondateur : Olivier Cohen. La traduction de l’hébreu au français est de Valérie Zenatti. Et je m’empresse de mettre en lien une rencontre Aharon Appelfeld / Valérie Zenetti (durée 91 mn) éditée par Akadem, un site d’une extraordinaire richesse (on ne le dira jamais assez), auquel s’ajoute un document PDF édité lui aussi par Akadem :

http://www.akadem.org/sommaire/themes/liturgie/6/11/module_9982.php

http://www.akadem.org/photos/contextuels/9948_6_Appelfeld.pdf

 

Aharon Appelfeld à l’âge de 5 ans.

 

J’avais hésité à acheter ce livre, simplement parce que “Histoire d’une vie” est classé dans le genre roman. L’immixtion du roman dans l’autobiographie me déplaît a priori. J’aime en l’occurrence la différenciation des genres, comme chez le romancier Anthony Trollope dont j’ai lu il y a peu ‟An Autobiography”, une autobiographie sans roman, au sens péjoratif dont peut être chargé ce mot. On jugera bizarre voire ridicule un tel a priori ; mais je crois à présent qu’il m’a probablement aidé à mieux percevoir l’étrangeté de ce petit livre que je n’ai malheureusement pu lire dans l’original, l’hébreu. Toutefois, je ne me plaindrai pas : la traduction française (de Valérie Zenatti) est belle, fluide, à aucun moment on ne sent la traduction, ce qui est le mieux que l’on puisse demander à une traduction.

 

Je fais probablement partie de ces “tenants des faits”, de ceux qui refusent toute fiction au sujet de la Shoah. Et je me place entre l’œuvre clinique de Raul Hilberg, “The Destruction of the European Jews”, ‟Shoah” de Claude Lanzmann et les livres strictement autobiographiques de Primo Levi, à commencer par “Se questo è un uomo” ou “La Tregua” qui m’a pourtant évoqué le roman picaresque, plus particulièrement “Le Tambour” (“Die Blechtrommel”) de Günter Grass et son extraordinaire adaptation à l’écran de Volker Schlöndorff. Mais qu’importe, j’ai fini par acheter le livre et, avec l’aide de l’auteur, j’ai vite enjambé mes scrupules de “tenant des faits”. Aharon Appelfeld écrit à ce propos : “Si les “tenants des faits” avaient été prêts à m’écouter un instant, je leur aurais de nouveau raconté que j’avais sept ans lorsque éclata la Seconde Guerre mondiale. La guerre s’était terrée dans mon corps, pas dans ma mémoire. Je n’inventais pas, je faisais surgir des profondeurs de mon corps des sensations et des pensées absorbées en aveugle. A présent je le sais : même si j’avais su alors formuler mes pensées, cela n’aurait pas aidé. Les gens réclamaient des faits, des faits précis, comme si en eux résidait le pouvoir de résoudre toutes les énigmes.” Je me suis reconnu dans ces lignes, un peu honteux. Mais elles figurent au dernier chapitre, et j’avais tout de même fait un bout de chemin avec l’auteur. J’avais pressenti qu’en la circonstance il me fallait cesser d’être un “tenant des faits” et me départir d’une certaine raideur.

 

Ce qui m’a d’emblée marqué à la lecture de ce petit livre, c’est le revirement brutal dont sont capables la plupart des femmes et des hommes — des adultes — qui passent dans ces pages. Il est vrai que les conditions auxquelles ils sont soumis sont inhabituelles, souvent extrêmes. Au chapitre 7, je lis : ‟En route vers l’Ukraine, j’ai vu dans une gare bondée de déportés une femme qui avait recueilli un enfant de quatre ans. L’enfant était échevelé, et la femme, assise sur son baluchon, le peignait avec des gestes lents, comme si elle se trouvait non pas dans une gare de déportés mais dans un jardin public. Le visage pâle de l’enfant était rempli d’étonnement, il semblait comprendre qu’il s’agissait là d’une grâce à laquelle on avait droit une seule fois dans la vie”. Puis la femme se met à frapper l’enfant, à vouloir se défaire de lui à tout prix. Il est vrai que les wagons attendent leur cargaison et qu’elle s’est mise en tête de sauver un enfant qui ne veut — qui ne peut — se détacher d’elle. Mais au chapitre suivant on trouve Maria, une paysanne ukrainienne, qui m’évoque irrésistiblement un personnage de Gorky — pensons au ‟Ménage Orlov”. Cette femme capable de tendresse a des colères terribles. Lorsque le toit de sa chaumière s’effondre, et que l’enfant s’emploie à remettre un peu d’ordre, Maria qui semblait d’abord satisfaite de voir l’enfant s’activer ainsi, ne tarde pas à le réprimander, puis à le gifler, puis à le poursuivre un pieu à la main et à le frapper. ‟Plus de cinquante ans ont passé et la même peur habite mes jambes. Parfois il me semble que le pieu qu’elle agitait au-dessus de moi est encore brandi”. Ces brusques changements d’humeur, ces comportements effrayants car incompréhensibles me conduisent à l’enclos ‟Keffer” (un nom terrifiant qu’il fallait éviter de prononcer), installé dans le petit camp de Kaltchund. Dans cet enclos étaient parqués des chiens-loups dressés pour la garde et la chasse à l’homme. On envoyait dans ce camp des hommes aptes au travail, une fabrique de munitions y était installée. Il arrivait pourtant que des enfants y soient envoyés. Le commandant qui ne savait qu’en faire les faisait se déshabiller avant de les donner en pâture aux chiens. ‟Un jour il se passa une chose étonnante : les chiens dévorèrent leurs victimes à l’exception de deux d’entre elles, et plus encore : les enfants étaient debout et les caressaient. Les chiens semblaient contents, et les gardiens aussi. (…) Mais l’enclos, en fin de compte, n’était pas un lieu sûr. Des chiens-loups sont des chiens-loups. Si on les affame, ils ne connaissent pas la pitié. Même des enfants qui étaient dans l’enclos depuis plusieurs semaines furent dévorés”. En lisant ce passage, il m’a semblé que tout le livre convergeait vers lui, qu’il constituait le cœur même du livre, que ces chiens-loups étaient des hommes, un symbole de l’homme.

 

Ce livre parle donc de l’arbitraire, dans les sociétés, dans l’histoire et au cœur même des individus, guettés par la plus terrible instabilité surtout, répétons-le, dans des conditions extrêmes. Il est vrai qu’Aharon Appelfeld note en début du chapitre 10 : ‟J’ai rencontré beaucoup de gens courageux et nobles pendant la guerre. Je me souviens particulièrement des frères Rauchwerger”, des hommes d’une stabilité exemplaire ; et  leur cas apporte un sérieux correctif à ce que je viens d’écrire. Mais tout de même. Le chapitre 12 s’ouvre sur ces mots : ‟Des gens mauvais, violents et corrompus nous ont agressés tout au long de notre route, d’Ukraine jusqu’en Italie. Les plus répugnants étaient les pervers. Ils séduisaient les enfants, abusaient d’eux puis les abandonnaient”.

 

J’avais quatorze ou quinze ans lorsque j’ai lu ‟L’oiseau bariolé” (‟The Painted bird”, publié en 1965) de Jerzy Kosinski (1933-1991), son premier roman. Ce livre m’a terrifié. Il décrit dans un style sec, de médecin légiste pourrait-on dire, ce que voit un enfant de six ans qui s’efforce de survivre dans les campagnes polonaises au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Et c’est en pensant à ce livre que je comprends combien celui d’Aharon Appelfeld est particulier. La vision de Jerzy Kosinski m’apparaît systématique en comparaison. Sa puissance descriptive en fait certes un grand roman, un chef-d’œuvre d’écriture. Mais combien je préfère le petit livre d’Aharon Appelfeld, non parce qu’il est moins terrible, non parce que je cherche à me rassurer à tout prix, mais parce que les nuances qu’il véhicule me semblent plus proches de la vie. Aaron Appelfeld écrit par exemple, au chapitre 17 : ‟La guerre ne révéla pas seulement le caractère, mais aussi l’élément archaïque en l’homme, et cet élément s’avéra n’être pas qu’obscurité”. J’ai pensé placer cette remarque en exergue au présent article. Sans entrer dans la vaste polémique qui entoure la vie et l’œuvre de Jerzy Kosinski, il me semble que ce dernier ne s’appuie pas aussi fermement sur une expérience personnelle qu’Aharon Appelfeld. ‟L’Oiseau bariolé”  pourrait n’être qu’un ajustement de scènes atroces découpées dans la texture de la vie. Plus je repense à cette lointaine lecture plus le livre d’Aharon Appelfeld me semble vrai.

 

L’homme est imprévisible, dangereux donc. Cette idée ne m’a guère quitté au cours de cette lecture. Et, tandis que je la retournais, ces lignes sont venues me conforter en elle : ‟J’ai déjà signalé que les gens de ma génération, en particulier ceux qui étaient enfants pendant la guerre, ont développé un rapport méfiant aux humains. Moi aussi, pendant la guerre, j’ai préféré la compagnie des objets et des animaux. Les humains sont imprévisibles. Un homme qui au premier regard a l’air posé et calme peut se révéler être un sauvage, voire un meurtrier”. Les humains sont imprévisibles… mais pour le meilleur et pour le pire, nous dit-il aussi. Aharon Appelfeld ne prend pas la pose, ne s’enferre pas dans des partis-pris. Il note simplement que l’imprévisible est dangereux de par sa nature même, que les arbres, les buissons, les oiseaux et les petits animaux avaient été ses vrais amis : ‟Parfois il me semble que ce ne sont pas des hommes qui m’ont sauvé mais des animaux qui s’étaient trouvés sur mon chemin.”

(à suivre) 

1 thought on “Aharon Appelfeld (première partie) אהרן אפלפלד”

  1. que les hommes puissent être imprevisiblement dangereux est encore de ces accablants constats qui depuis longtemps après lectures de primo levi,Kertez et tous les autres ayant touché l’homme au plus près et dès leur plus jeunes années,m’ont toujours paru tenir en ridicule toutes les “babacooleries” rousseauistes.Terminant le même petit livre precité d’applefeld (quoique petit par la taille,et bien qu’un peu decevant au debut du dernier quart-trop d’explications sur sa genèse d’écrivain qui ralentissent le tempo),il y a là,dans ce grand petit livre encore une de ces noires verités qu’aucune civilisation animée des plus progressistes lumières ne pourra eradiquer

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