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« Le frère d’Ismaël et celui d’Ésaü » – En lisant Léon Askénazi

 

Séfarad selon le vocabulaire biblique désigne très probablement une localité au nord d’Israël. Mais l’âme juive dans ses pérégrinations millénaires a dit en arrivant en Espagne : Ici est Séfarad. Étymologiquement, le judaïsme séfaradi signifie le judaïsme espagnol, une communauté bien définie dans l’espace et dans le temps ; mais il serait plus juste de dire « judaïsme hispanique », une communauté qui a d’abord et surtout été judéo-arabe, comme sa langue – le judéo-arabe – qui est devenue espagnole avec le ladino, langue véhiculaire de cette communauté. L’être séfarade s’est constitué et épanoui dans l’Espagne musulmane. Le terme Ashkénaz désigne une très ancienne peuplade japhélique – aryenne ? En arrivant en Germanie, l’âme juive a dit : Ici est Ashkénaz. Les termes Séfarad et Ashkénaz ont fini par définir un judaïsme oriental et un judaïsme occidental, ce qui est partiellement inexact. Ashkénazim ne devrait désigner que les Juifs de culture allemande et Séfaradim que les Juifs de culture espagnole, deux désignations qui ont été considérablement amplifiées et d’une manière qu’on pourrait juger abusive. Ce fait est probablement dû au dynamisme et au prestige particulier de ces deux communautés.

La diaspora ne se limite pas à reconduire l’identité judéenne qui s’est constituée il y a plus de trois mille ans, en Égypte. Nouvelles dispersions après la destruction du royaume d’Israël puis du premier royaume de Judée. L’essentiel de l’ethnie hébraïque (les dix tribus) s’est perdu dans l’exil, sauf un petit nombre de rescapés venus rejoindre la diaspora du second royaume de Juda détruit par Rome et d’où procède directement le judaïsme post-biblique. Dès l’origine l’identité mixte se trouve liée à l’être juif. « Les réactions de l’âme juive sont toujours et partout à l’imitation plus ou moins réussie de l’enseignement des prophètes hébreux », une identité de base sur laquelle se sont greffés les paysages de la dispersion humaine réunie sur la terre d’Israël par le biais de la diaspora.

Les deux branches du judaïsme, la séfarade et l’ashkénaze, pourraient dériver de la grande bifurcation de l’exil il y a deux mille ans : les Ashkénazim seraient plutôt des descendants de la dispersion babylonienne (rémanence de la dispersion du premier Temple), les Séfaradim de la dispersion judéenne ; c’est tout au moins ce qui se laisse pressentir avec les différences de rites et plus encore avec les modes d’approche de la réalité hébraïque. Cette thèse n’est cependant pas « scientifique » est exigerait une étude systématique pour être considérée comme telle. Simplement, la relation des Ashkénazim au Talmud est plus intellectuelle et rhétorique (ce qui ne remet pas en cause leur sincérité). Chez les Séfaradim cette relation est plus concrète, naturelle et aisée, plus directement religieuse aussi – voir la différence de mentalité entre le Talmud de Babylone et le Talmud de Jérusalem. Soulignons enfin que ce géant de la pensée ashkénaze, le Maharal de Prague, exhortait ses contemporains à adopter la méthode d’étude séfarade qu’il avait connue à Amsterdam. Quant à la prononciation de l’hébreu, il est fort probable que les Ashkénazim ont gardé la trace du judaïsme babylonien, les Séfaradim du judaïsme de Palestine. Dispersion à partir de Jérusalem, le monde séfarade ; dispersion à partir de la dispersion de Babel, le monde ashkénaze. Dans les deux cas il y eut d’incessants brassages et mélanges et tout porte à croire que la plaque tournante fut l’Empire romain où les fils de la diaspora s’enchevêtrèrent. Dans cet ensemble, Tsarfat (« que le diagnostic des préfigurations a très tôt situé en France »), la France, tiendra un rôle particulier auquel nous reviendrons.

Sous l’enveloppe si variée des différentes communautés juives, il y a un sens et une finalité de la diaspora dans la relation « Israël et les nations ».

C’est l’identité judéo-russe qui a fait la réalité de l’État d’Israël : « Et, de fait, s’élabore sous nos yeux en Israël ressuscité l’identité juive ultime, première étape de l’ère messianique où l’être juif est à l’indice récapitulatif de l’humanité entière ». Je me permets d’ajouter que l’article dont je rends compte a été rédigé en 1969 et que Léon Askénazi (décédé en 1996) a eu le temps d’assister à l’arrivée massive de Juifs ashkénazes (Russes en particulier, après l’effondrement de l’U.R.S.S.) qui confirmait sa remarque, fermait un cycle et en ouvrait un autre, celui de la confirmation de l’ère messianique.

La division ashkénaze/séfarade entre dans un schéma plus clair : les Séfaradim, c’est Israël ayant vécu l’exil dans l’islam ; les Ashkénazim, c’est Israël ayant vécu l’exil dans la chrétienté ; la chrétienté et l’islam, deux immenses ensembles civilisationnels issus d’Israël. Ce thème se dit dans la Bible, et explicitement, par cette différenciation dans la famille d’Abraham avec Ismaël et Isaac, Isaac qui donne Ésaü et Jacob ; Jacob, soit le peuple des Juifs (deviendra Israël) ; Ismaël, soit l’islam ; Ésaü, soit la chrétienté. Le frère qui dispute à Jacob son nom d’Israël est l’Église. Les commentateurs de la Bible établissent l’équation <Ésaü-Rome> et d’abord parce que c’est dans la civilisation romaine, païenne puis chrétienne, qu’Ésaü se réalise avec toutes les virtualités annoncées par la Bible. A ce sujet, il faut relire le prophète Ovadiah « dont la tradition talmudique rapporte qu’il était un homme de la peuplade d’Ésaü, converti à l’identité d’Israël ». Ismaël existe à côté d’Isaac. Les théologies juive et musulmane ont été parallèles. Le conflit n’est pas théologique mais politique. Ismaël dispute à Isaac la terre d’Israël. Il refuse qu’Israël existe en terre d’Israël alors qu’en saine géographie politique l’Arabe n’est chez lui qu’en Arabie (saoudite) et que partout ailleurs il est un conquérant aussi bien dans le Maghreb que dans la majeure partie du Machrek.

Contrairement à une légende, les Juifs n’ont pas coulé des jours si heureux en terre d’islam. Il est à noter toutefois que la querelle Isaac-Ismaël n’a jamais atteint le ciel tandis que dans la querelle Ésaü-Jacob il y a bien « une rivalité dans l’essentiel » et qui atteint le ciel. Ésaü/Rome/le Chrétien.

Les Juifs ont été conditionnés selon qu’ils se trouvaient aux prises avec la chrétienté (les Ashkénazim) ou avec l’islam (les Séfaradim), d’où la différence des deux polarités de structures mentales et spirituelles. Jacob ne peut triompher d’Ismaël que dans la mesure où il est authentiquement fils d’Isaac ; quant à Ésaü, c’est Isaac lui-même qui s’en charge – n’est-il pas son père ?

La tension messianique s’exprime différemment chez les Ashkénazim et les Séfaradim. Ces derniers sont plus sereins dans l’organisation de la pensée et l’expression du rite car ils n’ont pas connu de contestation d’identité dans l’essentiel. Le phénomène marrane est plutôt de type ashkénaze. La souffrance juive est certes la même chez les uns et les autres mais elle a un accent plus déchirant chez les Ashkénazim à cause de de la durée et de la dureté des épreuves mais aussi et surtout à cause de la problématique de fond qu’ils devaient affronter. On ne trouve de véritable théologie que chez les Séfaradim, comme si les Ashkénazim considéraient que ce domaine était interdit et (provisoirement) réservé à la religion chrétienne. Ce sont les théologiens de l’âge d’or séfarade qui ont fait comprendre aux Juifs – à tous les Juifs – ce en quoi ils croient : Maïmonide, Ibn Gabirol, Juda Halévy. Ce dernier a ouvert la voie royale qu’ont suivie le Maharal de Prague ou le Rav Kook.

Il faut accorder une grande importance aux rapports fondamentaux des Juifs avec Ismaël d’une part et Ésaü d’autre part, car la prière de Jacob chez Ésaü n’est pas la même que la prière d’Isaac chez Ismaël. Cette remarque appelle d’amples développements.

L’ère de la dispersion en pays d’islam est presque terminée. Mais une communauté séfarade se reconstitue en Espagne (j’ajoute qu’à présent ce phénomène touche le Portugal et avec vigueur). De multiples exils d’origine ashkénaze prennent le relai des communautés séfarades en Amérique latine. Et une rencontre Séfaradim et Ashkénazim s’opère massivement dans deux pays, la France et Israël.

Les Ashkénazim ont constitué les cadres politiques de l’État d’Israël et façonné les premiers types humains dans ce pays. Pourtant, le peuple juif en Israël est plutôt de genre séfarade avec notamment cette approche différente du nationalisme juif. Le nationalisme ashkénaze passe d’abord par des catégories politiques avant de devenir un nationalisme de peuple alors que les Séfaradim suivent la voie inverse. Idem en France : les Séfaradim donnent aux Ashkénazim une dimension populaire qui leur faisait défaut. « L’arrivée inconditionnelle et inorganisée des communautés originaires du monde islamique a donné au peuple israélien son identité juive à l’échelle collective, identité qu’il ne possédait jusqu’alors qu’à l’échelle des individus, délégués d’un peuple de Golah. »

Olivier Ypsilantis

Un prolongement écrit par Hannah de Jérusalem :

La diaspora babylonienne commence avec la chute du royaume de Judée en 586. Soixante-dix  ans après, Cyrus leur permet de rentrer en Judée mais nombreux sont ceux qui restent en Babylonie. Ceux qui rentrent seront ensuite dispersés à l’époque romaine, souvent vendus comme esclaves au début de l’ère chrétienne. Ne restera en Judée qu’une poignée de Juifs qui écrira la Mishna et le Talmud de Jérusalem (donc après la grande dispersion). Ceux restés en Babylonie écriront le Talmud de Babylone dans les universités de Sura et Poumbetdita, se disperseront environ vers l’an 1000, soit 1500 après leur arrivée, et grossiront le judaïsme méditerranéen voire plus oriental. En fait, et en caricaturant quelque peu, les esclaves vendus dans le nord de la Méditerranée formeront le noyau de la population ashkénaze et ceux restés au sud de la Méditerranée, la population séfarade au sens très large du terme. Et cela sans compter les migrations secondaires qui brouillent les cartes. Les historiens admettent en général que les différences commenceront à apparaître seulement au Moyen-Age (quoi qu’il y ait toujours eu un Juif trois opinions et la synagogue où l’on va et celle où l’on ne va pas). Ils admettent aussi que les deux Talmuds étaient connus de la population juive en général et non pas réservés, l’un au sud et l’autre au nord de la Méditerranée. De plus, ils pensent que le deuxième Talmud (celui de Babylone) complète le premier sans l’annuler, c’est-à-dire que les décisions prisent par les sages du 2ème siècle sont souvent prises comme décision de la Halakha mais qu’on peut toujours se référer au premier. José Faur qui fut un érudit du monde séfarade considère que les deux approches de la vie juive : beaucoup plus dure et refermée sur elle-même du monde ashkénaze, et celle souvent plus conciliante et plus ouverte du monde séfarade, tiennent essentiellement à nos rapports avec le monde non-juif. J‘avais commenté à ce sujet les conversions et, à l’opposé, le kiddoush hashem. C’est un exemple extrême, mais dans la vie de tous les jours José Faur explique qu’autant le monde chrétien considère les Juifs comme des assassins qu’il faut punir ou les laisser vivre comme échantillon pédagogique de ce qu’est le mal, autant le monde musulman essaye de les séduire (tout en les asservissant lui aussi). Dans le monde chrétien, on trouve très peu de passerelles intellectuelles entre Juifs et chrétiens et les fameuses disputations comme celle à laquelle sera obligé Nahmanide sont de fausses discussions où les dés sont pipés, alors que le problème des Juifs séfarades est de lutter contre la culture arabe qui apporte la poésie, la philosophie, etc. comme arme de séduction intellectuelle pour les amener à la conversion à l’islam. Pour ce faire ils vont leur opposer tout un monde de poésie, de réflexions scientifiques ou philosophique, et cet état d’esprit se ressentira dans les décisions rabbiniques.

4 thoughts on “« Le frère d’Ismaël et celui d’Ésaü » – En lisant Léon Askénazi”

    1. Votre remarque est intéressante, mais je n’ai fait que rapporter qu’écrit Léon Askénazi. J’ai sursauté en lisant ce qu’il dit à ce sujet car le terme « marrane » (mot d’origine espagnole) est indéfectiblement associé aux Séfarades. Toutefois, si vous relisez l’ensemble du texte, cette association prend tout son sens dans le regard de Léon Askénazi qui donne au mot une amplitude particulière, générique dirais-je. Mais tout reste ouvert à la discussion. Léon Askénazi n’impose jamais, il propose toujours.

  1. Cette réflexion de Manitou est plutôt surprenante mais je pense que dans ce cas, il faut considérer le marranisme plus comme un état d’esprit que comme un phénomène historique.
    Historiquement, il est vrai que non seulement les marranes se trouvaient dans l’ère géographique du monde espagnol mais aussi que cette acceptation d’une conversion pour la façade se trouve essentiellement chez les juifs séfarades. Poliakov (ou du moins je crois que c’est lui car je ne retrouve pas la référence) l’explique par le fait qu’avant l’époque où les Juifs d’Espagne durent choisir entre la mort (ou l’exil) et la conversion au christianisme, ils avaient déjà vécu la même chose avec les musulmans almohades à l’époque du Rambam.
    Or, d’un point de vue purement religieux, il était plus acceptable pour un Juif de se convertir à l’islam qui proclame un Dieu unique qu’au christianisme qui a toujours été considéré comme une sorte de paganisme à cause de la trinité et des statues dans les églises ( ce qui avait d’ailleurs, à la même époque, amené les Juifs de la vallée du Rhin, tombés entre les mains des croisés à opter pour le kiddoush hashem plutôt que la conversion).
    Donc au 14 et 15 ème siècle, les sefarades étaient déjà psychologiquement préparés à supporter une conversion dont ils espéraient se libérer comme ils l’avaient fait quelques siècles auparavant
    Alors quid de l’aspect psychologique?
    Je pense que là, il s’agit de l’attitude des Juifs européens face à la société non-juive et après l’émancipation qui leur offre tout en tant qu’individus et rien en tant que nation. Ils vont donc édulcorer ou même cacher le mieux possible leur identité pour être acceptés.
    A contrario, à l’époque moderne, les Juifs des pays musulmans ne feront pas ce choix car dans l’islam, il n’y a pas de citoyens. Il y a de sujets musulmans, juifs ou chrétiens. On est ne peut pas échapper à sa caste sauf par la conversion à l’islam
    Notre histoire est faite de notre propre culture mais aussi des interactions avec la culture dominante, ce qui nous a parfois amené à faire des choix très différents dans le même but: survivre.
    Dans votre article, j’ai quelques problèmes avec ce que vous écrivez au sujet du monde ashkenaze descendant de la dispersion babylonienne et sefarade, descendant de la dispersion judéenne.
    Mais j’y réfléchis! Que seraient-ce un échange d’idées sans réflexion?
    Bien à vous

    1. Hannah,
      Je vous remercie pour votre développement. Lorsque j’ai rendu compte de cet écrit de Léon Askénazi, j’ai été surpris plus d’une fois, et la question de la dispersion (Séfarades, Ashkénazes) telle qu’il la présente continue à me surprendre. Mais, une fois encore, en la circonstance, je ne fais que rendre compte aussi scrupuleusement que possible d’une parole en m’effaçant. Je ne sais sur quelle base Léon Askénazi avance ce qu’il avance au sujet de l’exil. Il me faudra enquêter.

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