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En lisant « Athènes et Jérusalem » de Léon Askénazi

 

Je ne fais que présenter l’ossature d’un texte trouvé dans le deuxième volume de « La parole et l’écrit » de Léon Askénazi (publié chez Albin Michel dans la collection « Présences du judaïsme »).

Quelle est la nature du danger que présente la civilisation grecque par rapport à la Torah ? L’objectif de cette civilisation est ainsi dénoncé par le judaïsme : faire oublier la Torah au peuple d’Israël. « L’oubli de la Torah » fait allusion au décret d’interdiction de l’étude de la Torah pris par le gouvernement grec. Mais à ce décret s’ajoute quelque chose de plus profond : le danger de l’oubli.

« Écrivez sur la corne du bœuf que vous n’avez plus de part au Dieu d’Israël » (Béreshit Rabah 2, 4). Ainsi l’anti-judaïsme des Grecs est-il formulé ; et voici l’explication par deux données (apparemment contradictoires) qui permettent de définir le rapport Israël / Grèce. D’une part, on lit dans le Midrash : « “Et l’obscurité était sur la face de l’abîme” (Gen. I, 2) : il s’agit là de la Grèce qui obscurcissait les yeux d’Israël ». D’autre part, on lit dans le Talmud : « On ne doit traduire l’Écriture sainte dans aucune autre langue sinon la langue grecque, ainsi qu’il est dit : “Tu as donné la beauté à Japhet, et il résidera dans les tentes du beau” (Gen. IX, 27). La beauté de Japhet, c’est la Grèce ». Léon Askénazi insiste : c’est en plaçant ces deux données textuelles que nous pouvons appréhender le conflit Israël / Grèce.

Le bien et le mal représentent a priori deux voies séparées, opposées même. Mais il arrive que le mal emprunte le même chemin que le bien, ce qui rend le conflit plus profond, le mal cherchant à porter sa guerre jusqu’aux fondements du bien. Et Léon Askénazi note : « Lorsque la haine s’étend à des êtres très proches l’un de l’autre, elle est bien plus profonde que lorsqu’elle divise des étrangers ». (En aparté. C’est aussi pourquoi les guerres civiles sont généralement plus atroces que celles qui opposent deux nations et, surtout, elles laissent des blessures plus complexes qui cicatrisent plus lentement.)

La volonté du Créateur se laisse entrevoir selon deux ordres de révélation : par la Création (Dieu s’y révèle), par le Sinaï (la Torah donnée par les Dix Commandements). La Création a pour fondement la catégorie du déterminisme (les lois de la nature) ; la Torah a pour fondement la catégorie de la liberté. « Don du déterminisme » (sciences de la nature ou sciences périphériques) et « don de la liberté » (connaissance de la volonté de Dieu par l’étude la Torah). Dieu se dévoile par le don du déterminisme afin de se dévoiler par le don de la liberté. C’est ce qui ressort de : « N’était-ce Mon Alliance (Ma Torah étudiée) jour et nuit. Je n’aurais assigné de lois aux cieux et à la terre » (Jér. XXXIII, 25).

Le don du déterminisme est en quelque sorte le point de passage obligé pour accéder au don de la liberté – Sa révélation. Le Maharal de Prague a un enseignement fort intéressant à savoir que « c’est l’intensité de l’attachement du psychisme des Grecs aux sciences du déterminisme qui constitue l’essentiel du génie de la Grèce ». Et je cède la parole au Maharal de Prague : « … Et ceci parce qu’ils (les Grecs) disposent de la sagesse plus qu’aucun peuple ; et cette proximité même est cause de leur désir d’annihiler la Torah, de supprimer d’Israël la Torah ». On pourrait en revenir à cette proximité qui active la haine…

L’histoire de la révolte des Judéens contre la domination grecque au temps du deuxième Temple est connue. La liturgie de Hanoukah et son candélabre rappellent la victoire de Juda Macchabée sur Antiochus Épiphane. Rappelons que ce rite des Lumières est bien antérieur à l’inauguration du Temple reconquis sur les Grecs (voir détail en page 396 du tome II de « La parole et l’écrit »). Rappelons simplement qu’un midrash attribue au premier homme l’initiation de ce rite. Si ce rite est donc bien antérieur à l’arrivée des Grecs dans la région, il est néanmoins instructif de noter que c’est cet événement qui pouvait donner son sens définitif à cette époque du calendrier et au rite lui correspondant. Il faut donc voir une intention doctrinale qui dépasse largement la simple commémoration. A ce sujet, reportons-nous à l’un des commentaires du grand rabbin Isaac Hutner, de Brooklyn, un commentaire inspiré du Maharal de Prague qui expose de manière systématique la signification idéologique du conflit opposant identité juive et culture grecque, un commentaire qui dépasse l’opposition classique et utilisée à l’envi : paganisme (polythéisme) / monothéisme, et qui rend compte de la vocation spécifique d’Israël dans le monde d’aujourd’hui.

On répète que notre civilisation a deux métropoles culturelles de référence, Athènes et Jérusalem (voir le titre du dernier ouvrage de Léon Chestov, « Athènes et Jérusalem »). Ce qui est moins connu c’est que les sages du Talmud l’avaient pressenti. Yavan (« Ionie » en hébreu) est le nom dont se sert la Torah pour désigner la Grèce antique. Selon le texte biblique, l’ancêtre patronymique du peuple grec est l’un des enfants de Japhet (fils de Noé). Selon le Talmud, c’est Yavan qui serait l’objet de la prophétie faite à Noé au sujet de Japhet (Gen. IX,27) : « C’est la beauté, ô Dieu, que tu as attribuée à Japhet, et il résidera dans les tentes de Sem ». Un rabbi dira que l’on a permis de traduire les livres saints en langue grecque car la beauté de Japhet c’est Yavan – Japhet, Yafet, signifie en hébreu « être de beauté ». Le regard des Hébreux sur la Grèce est donc a priori franchement positif, la tradition talmudique assignant à la langue grecque le privilège de pouvoir être un vecteur de traduction de la révélation biblique. Mais une évaluation du Midrash apporte un rectificatif radical : « Et l’obscurité à la surface de l’abîme, c’est le temps de la Grèce qui a obscurci les yeux d’Israël ». L’ambiguïté de la relation Hébreux / Grecs, Jérusalem / Athènes est particulièrement dense ; comment l’appréhender ?

Pour ce faire, Léon Askénazi établit une définition de principe du monothéisme de la Torah : c’est le même Dieu qui a créé le monde et qui révèle la loi morale, un principe qui a valeur d’évidence pour les cultures marquées par la Bible mais qui ne l’est pas et ne l’était pas pour nombre d’autres cultures qui dissocient la représentation objective du monde (déterminisme) et les valeurs morales (principe de liberté). C’est à ce niveau qu’il faut situer la différence irrémédiable entre l’âme grecque et l’âme hébraïque. Léon Askénazi : « L’âme grecque, sensible plutôt à l’aspect déterminé du monde, a forgé le langage des sciences positives et les premiers instruments conceptuels d’exploration des phénomènes impersonnels. L’âme hébraïque, réceptrice du dévoilement des valeurs de la personne et de la liberté, a donné au monde les certitudes messianiques des prophètes de la moralité. Toutefois, alors que le Juif, capable lui aussi de faire progresser les sciences du phénomène déterminé, y voit, dans sa ferveur propre, le dévoilement de la volonté de Dieu comme créateur du monde, le Grec, pour sa part, lorsqu’il s’occupe à sa manière de philosophie et de morale, y introduit la désespérance et l’obscurité d’un univers tragique où la personne elle-même se trouve réduite à des structures impersonnelles. »

Rabbi Isaac Hutner a donc pointé une ambivalence fondamentale. Les sages du Talmud reconnaîtront l’héritage grec quant à la méthode des sciences positives mais le rejetteront comme « une erreur de méthode d’interprétation scientiste et immanentiste de la destinée de l’homme et de sa finalité. »

L’occupation de la Judée par les Grecs aurait pu s’en tenir à une simple rivalité culturelle, tout compte fait bénéfique pour l’universel humain. Mais les Grecs avaient flairé dans la vocation d’Israël la négation radicale de leur monde idéologique, d’où leur volonté de mettre en œuvre leur suprématie afin d’annuler l’identité spécifique des Juifs en sectionnant le lien qui les attachait à la Torah, non seulement en leur interdisant la pratique du judaïsme mais aussi, et surtout, l’étude de la Torah. Quiconque était surpris à l’étudier était emprisonné et exécuté sans autre forme de procès pour… anti-hellénisme. D’où la révolte des Macchabées que la tradition juive s’est toujours refusée à consigner. Pourquoi ? Parce qu’elle se poursuit, autrement dit parce qu’Israël « n’a pas encore achevé de forger le langage des sciences humaines dont l’humanité manque encore pour se doter d’institutions qui seraient celles d’une civilisation ayant enfin accédé aux valeurs de la moralité vraie ». Et peut-être est-ce le sens le plus profond de la renaissance d’Israël…

Olivier Ypsilantis

2 thoughts on “En lisant « Athènes et Jérusalem » de Léon Askénazi”

  1. Cher Olivier
    Bravo pour ton article et pou l’illustration, que j’ai mis du temps à comprendre…
    Arrives-tu à déchiffrer la devise inscrite au fronton du “Hekhal”?

    Amitiés
    Pierre

    1. Cher Pierre,
      ΑΙΏΝΙΑ H ΜΝΗΜΗ (soit phonétiquement plus ou moins ionia i mnimi) soit « Mémoire éternelle » est une formule prononcée dans les églises d’Orient de rite byzantin. Tu peux l’entendre chantée dans la vidéo qui suit :
      https://www.youtube.com/watch?v=I525vqISDY4
      Il me semble que c’est une inscription provisoire (un panneau), placée à l’occasion d’une rencontre avec des Grecs orthodoxes. On aperçoit un pope à l’arrière-plan. La synagogue a ainsi probablement voulu honorer ses hôtes non-juifs.

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