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En lisant « Juifs en pays arabes – Le grand déracinement, 1850-1975 » de Georges Bensoussan – 4/4

L’acmé de l’aliénation est dans son déni même. L’aliénation édulcore le récit de l’oppression et finit par qualifier de « pratiques culturelles différentes » la tyrannie jadis exercée contre lui. « Ce que nous ne voyons pas est ce qui nous regarde le plus. » Certes, la longue soumission des Juifs d’Orient n’est pas assimilable à la violence de l’Europe et le Fahroud de Bagdad est demeuré un événement exceptionnel quand l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie des années 1918-1921 ont connu près de deux mille pogroms. Comme toute histoire de soumission pourtant, celle-ci aussi aura produit des effets délétères, ces récits lénifiants sur un passé mythifié. Il n’y a pas d’essence des peuples, mais, pour autant, le rejet de la nature comme le rejet de l’illusion du temps immobile n’empêchent pas la réalité d’avoir été.

 

Homme clé de la propagande nazie dans le monde arabe, Fritz Grobba. Il est responsable de l’édition en arabe de « Mein Kampf » qu’il fait publier. Je conseille la lecture de « Fritz Grobba and Nazi Germany’s Middle Eastern Policy, 1933-1942 » d’Edgar Flacker. C’est Fritz Grobba qui favorise l’arrivée au pouvoir des nationalistes arabes les plus nazifiés, parmi lesquels Rachid Ali. Mais c’est d’abord par la radio que passe la propagande nazie, et pour une raison simple : la plupart des Arabes sont analphabètes. On se presse donc autour des rares postes radiophoniques. La propagande s’amplifie à la fin des années 1930 avec l’augmentation du nombre des récepteurs dont le prix ne cesse de diminuer. Le 25 avril 1939, le plus puissant émetteur à ondes courtes du monde est inauguré non loin de Berlin. En septembre de la même année ouvre un département (sous l’égide du ministère des Affaires étrangères) qui dès l’année suivante ne compte pas moins de quatorze divisons opérant dans plusieurs langues.

De nombreux documents ont été mis en ligne concernant Fritz Grobba, un personnage central de la politique nazie au Proche-Orient et au Moyen-Orient, comme l’a été Johann von Leers. Je conseille également la lecture d’un document PDF intitulé « The Jinnee and the Magic Bottle », sous-titré « Fritz Grobba and the German Middle Eastern Policy, 1900-1945 » de Wolfgang G. Schwanitz.

Quelques précisions concernant l’édition de « Mein Kampf » en arabe. Il fallut commencer par expurger ce pavé des passages insultants envers les Arabes. Une première version fut publiée en 1937, soit à peine deux cents pages. L’édition complète, près de mille pages, paraîtra en novembre 1938, supervisée par un proche al-Husseini, Shakib Arslan. Le mot « antisémite » déplut aux Arabes qui craignaient d’être placés dans le même sac que les Juifs. Berlin les rassura et leur expliqua que ce terme ne s’appliquait qu’aux Juifs. Autre épisode, rocambolesque à sa manière, l’émotion de la presse égyptienne au moment des lois de Nuremberg, en septembre 1935. Elle se demanda si ces lois concernaient aussi les Arabes. L’Allemagne s’empressa de la rassurer avec d’autant plus d’empressement qu’elle craignait un boycott des Jeux olympiques qui devaient s’ouvrir à Berlin au cours de l’été 1936.

L’antisémitisme est également activé par l’Allemagne dans le monde arabe, et plus généralement musulman, afin, et avant tout, d’affaiblir les Britanniques. La propagande nazie n’est pas étrangère au pogrom des 1er et 2 juin 1941 à Bagdad, pogrom conduit par Rachid Ali. Rappelons à ce propos que, lors de ces violences, les forces britanniques cantonnées aux abords de la ville ne bougent pas sachant la « rue arabe » hostile à leur présence et préférant qu’elle exerce sa colère contre d’autres, la communauté juive en l’occurrence.

Lorsqu’en novembre 1942 le Yishouv prend conscience de l’ampleur du génocide, David Ben Gourion ne peut plus espérer accueillir deux millions de Juifs d’Europe après la guerre, un nombre sous le seuil duquel il juge qu’un État juif n’est pas envisageable. En 1944, il se demande avec angoisse si le sionisme pourra survivre à un tel massacre. Comment peupler la Palestine de Juifs ? Et il finit par se convaincre qu’un État juif peut être envisageable avec un minimum d’un million de Juifs. Il comprend (et d’autres avec lui) qu’il lui faut faire un appel urgent aux Juifs des pays musulmans.

Il n’est pas rare de rencontrer de « bonnes âmes » (y compris chez certains Juifs) qui vous expliquent que la colonisation a aggravé le clivage entre Juifs et Arabes – lorsqu’elle n’en est pas la seule responsable – et a poussé les Juifs au départ. C’est ignorer (ignorance ou mauvaise foi ?) une situation inscrite dans le temps long de la société arabe et musulmane. Les communautés juives du monde arabe ont commencé à se distancier de leur environnement avant la colonisation et l’émergence du sionisme, contrairement à ce que pensent les Arabes qui jugent que le colonialisme et le sionisme sont seuls responsables de l’exode des Juifs, les Juifs qui sont alors accusés d’« ingratitude » à l’égard de ceux qui les ont accueillis… Ainsi les Arabes s’épargnent-ils tout questionnement au sujet du fonctionnement de leur société. Et ils oublient en passant que des Juifs étaient présents sur des terres qui allaient devenir arabes (et musulmanes) avant l’arrivée des envahisseurs arabes. Il est vrai qu’il ne faut pas oublier ce qu’écrit Georges Bensoussan dans son Avant-propos : « A l’avènement de l’islam, au VIIe siècle, la majorité du monde juif vivait en Orient, où, entre 850 et 1250, en terre d’islam, la culture juive connut un essor sans pareil. C’est à la fin du XIIIe siècle que la condition juive commence à s’y dégrader, une lente altération dont vont témoigner les voyageurs européens jusqu’au XIXe siècle. C’est aussi pourquoi, quand, au début du XIXe siècle, l’Europe pénètre en terre d’islam en abordant la rive sud de la Méditerranée, les Juifs sont les premiers à la rallier, de la même façon que certains d’entre eux sont les premiers à épouser les valeurs des Lumières. »

Ainsi, les Juifs qui veulent quitter le monde arabe sont-ils jugés comme des traîtres et des ingrats, les Arabes s’étant montrés à leur égard si fidèles et si généreux… Point clé de l’historiographie arabe de l’après-1948 : les Juifs ont préparé leur sort en trahissant leur patrie et en tournant le dos à la cause arabe… Les sionistes sont accusés de porter préjudice à l’harmonie qui avait régné jusqu’alors entre les Arabo-musulmans et leurs dhimmis… On peut constater que le statut de dhimmi est une pièce tellement importante dans les mécanismes mentaux de l’Arabo-musulman que sitôt qu’elle fait défaut, la machine se bloque, ce qui provoque colère et imprécations. Et l’ochlocratie se charge de donner des « explications » relatives aux attentats et aux pogroms : tous sont le fait d’« agents sionistes du Mossad » bien décidés à répandre la terreur pour accélérer les départs…

Le harcèlement que subissent les communautés juives de l’immédiat après-guerre ne tient pas exclusivement à la question palestinienne. Depuis les années 1930, ainsi que nous l’avons dit, le nationalisme arabe évolue vers une conception ethno-religieuse de la nation, exit donc les non-Arabes et les non-musulmans. Islamisation, poussée des Frères musulmans, influence du nazisme dans le monde arabe, en Égypte notamment mais aussi en Irak, en Syrie et en Libye, alors que les communautés juives y sont en voie de disparition. De nombreux responsables nazis (notamment des anciens de la Gestapo, de la SS et du SD) ont trouvé refuge en terre arabe où ils occupent des postes clés. Certains d’entre eux se sont même convertis à l’islam. Les médias d’Europe qui pensent faire injure à Nasser en le traitant de nazi et de Hitler font chou blanc : Hitler est un modèle dans le monde arabe qui regrette de n’avoir donné au monde un tel homme.

Les années de l’immédiat après-guerre qui voient l’augmentation de la présence juive en Palestine sont terribles pour les Juifs restés en pays arabes. Les Arabes enragent et s’enfoncent dans le ressentiment qui prend à l’occasion des formes délirantes et meurtrières. Hitler est célébré. La victoire israélienne de 1948-1949 rend la situation des Juifs d’Orient intenable et hautement dangereuse. « Les fantasmes peuvent se donner d’autant plus libre cours qu’en moins de deux décennies la société se vide de ses Juifs. Les jeunes générations ne savent plus ce qu’est un Juif réel. L’antijudaïsme finit par s’auto-entretenir, déconnecté de plus en plus souvent d’une relation réelle avec l’État juif ». Cette ambiance hostile aux Juifs n’est pas seulement – et peut-être pas même principalement – un sous-produit de la guerre avec Israël : l’insécurité fait partie de la condition juive en terre arabe et, plus généralement, musulmane. Le conflit en Palestine et le départ des Juifs ne sont pas à l’origine de cette hostilité, ils ne font que l’exacerber.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

3 thoughts on “En lisant « Juifs en pays arabes – Le grand déracinement, 1850-1975 » de Georges Bensoussan – 4/4”

  1. Merci Olivier de rendre compte du livre de Georges Bensoussan. Les Juifs des pays arabes ont toujours vécu dans l’insécurité à tel point que leur condition ne s’est améliorée que lorsque les puissances coloniales ont supprimé les lois de dhimmitude. A propos des mariages précoces des adolescentes: c’était souvent le seul moyen de les préserver d’une conversion forcée à l’islam. En effet, comme on me l’a plusieurs fois raconté (c’est resté dans la mémoire des personnes âgées), des femmes musulmanes venaient dans le mellah pour repérer des jeunes filles. Elles allaient ensuite dénoncer leurs parents au cadi, prétendant que ces adolescentes s’étaient converties à l’islam et étaient retenues prisonnières. Les jeune filles étaient alors enlevées à leur famille et converties de force.
    L’histoire de Solika Hatchuel de Tanger est la plus célèbre mais ce n’est pas la seule:
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Sol_Hachuel

  2. Merci Hanna pour ces précisions que j’ignorais mais qui, tout compte fait, ne m’étonnent pas vraiment considérant l’ambiance.

    1. En ce que qui concerne les Juifs du Yemen, la loi des “cheveux décoiffés” les obligeait, hommes ou femmes, à sortir dans la rue tête nue et
      les cheveux non coiffés pour les humilier. Là encore, les mariages très précoces de filles mais aussi de garçons servaient à protéger les enfants dans le cas où ils deviendraient orphelins: on les mariait parfois à l’âge du jardin d’enfants, en falsifiant les dates de naissances, pour que officiellement la justice yéménite ne trouve pas d’enfant orphelin mineur dans la famille et ne s’en saisisse.
      Je dois ajouter que si les autorités coloniales ont supprimé les lois de dhimmitude, elle ne sont jamais intervenues pour protéger les Juifs pendant les pogroms comme ceux de Constantine en 1934 (organisé par un nommé Ben Djelloul dont les partisans se saluaient par un Heil Hitler), Tunis 1936, Gabès 1941, le Farhoud de Baghdad en 1941, Meknes 1943, Oujda, Djerada en 1948.
      Il y avait en fait une collaboration active dès les années 20 entre l’antisémitisme musulman et l’antisémitisme des colonisateurs et ceci ira en s’aggravant:
      Tout cela me semble malheureusement à nouveau d’actualité en Europe.
      Amicalement

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