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Les Kurdes et l’Iran (réponse à Christiane)

 

 Qazi Muhammad

Qazi Muhammad (1893-1947)

 

Christiane me pose la question : « Pourquoi n’as-tu pas inclus la partie kurde actuellement sous domination iranienne dans le futur Grand Kurdistan ? Même si les Kurdes iraniens filent doux actuellement — ont-ils le choix d’ailleurs ? — ne crois-tu pas que la question se posera lors de la création du pays ». Cette question je me la pose souvent et, pour tout dire, elle m’embarrasse. Pourquoi donc cet « oubli » (parfaitement volontaire) qui vise à préserver l’intégrité du territoire iranien ?

Bref retour dans l’histoire. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le général Reza khan (futur fondateur de la dynastie des Pahlavi) fait œuvre de centralisation. A cet effet, il s’en prend au pouvoir des chefs de tribus kurdes. Traditionnellement les peuples de l’Empire perse ont vécu et vivent plutôt en bonne entente. Les Kurdes bénéficient même d’une sympathie particulière des autorités car ils sont considérés comme d’origine iranienne.

En Iran, les Kurdes se partagent entre trois provinces : Azerbaïdjan (où ils sont minoritaires), Kermanshah (où ils sont majoritaires), Kurdistan (région administrative entièrement kurde).

Dans cette partie du monde où les intrigues venues de l’extérieur ne sont pas rares, Reza shah décide de parer à toute éventualité en décourageant toute volonté de sécession. Ainsi, en 1922, il fait déporter ou arrêter de nombreux chefs de tribus et il interdit toutes les organisations et associations sociales et culturelles. Il réprime dans le sang des rébellions locales. En 1934, à l’occasion d’une visite à Atatürk, il prend l’initiative d’une coopération turco-iranienne dans le but de mettre au pas les tribus kurdes récalcitrantes. Il manie le bâton mais aussi la carotte, un procédé bien connu, avec mesures économiques et sociales. Des terres sont confisquées ; des tribus sont déplacées vers des régions où elles ne peuvent exercer une quelconque influence ; d’autres tribus sont forcées à se sédentariser. L’entrée en Iran (le 25 août 1941) des troupes soviétiques et britanniques met fin au régime de Reza shah qui abdique en faveur de son fils. Les Russes s’installent en Azerbaïdjan, les Anglais à Diyarbekir Kermanshale. Entre ces deux zones d’occupation, les Kurdes se dégagent discrètement de l’emprise du gouvernement central iranien. Se détache alors une figure respectée de son peuple, Qazi Muhammad (voir photographie ci-dessus). A Mehabad, il s’impose comme chef de la nouvelle administration. Le 16 septembre 1942, un groupe d’une quinzaine de personnes originaires de Mehabad fondent dans le plus grand secret l’Association pour la renaissance kurde qui en quelques mois étend son influence au-delà des frontières iraniennes, en Irak et en Turquie. En août 1944, un pacte d’assistance mutuelle en vue de la création d’un Grand Kurdistan est signé par les délégués kurdes des trois pays. En octobre 1944, Qazi Muhammad accepte d’intégrer l’Association (Komela) qui ne tarde pas à sortir de la clandestinité. Mi-novembre, les partisans communistes s’emparent du pouvoir à Tabriz, capitale de l’Azerbaïdjan. A Mehabad, le Komela devient le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran. Le 22 janvier 1946, Qazi Muhammad proclame la naissance de la première république autonome kurde. Un embryon d’armée est placé sous le commandement de mollah Mustafa Barzani, leader kurde d’Irak. Un affrontement avec une unité de l’armée iranienne dépêchée dans la nouvelle république se termine par la victoire des troupes sous le commandement de Mustafa Barzani.     

 

Mustafa Barnazi

Mustafa Barzani (1903-1979)

 

Début mai, les Soviétiques évacuent l’Iran sous la pression occidentale. L’armée iranienne attaque fin novembre 1946 les autonomistes azerbaïdjanais. Le chef de l’État kurde capitule le 16 décembre. Le 31 mars 1947, Qazi Muhammad ainsi que deux autres responsables kurdes sont pendus sur une place de cette ville qui quatorze mois plus tôt avait vu la naissance de la république kurde.

Depuis cette époque les violences entre les tribus kurdes et Téhéran ont été très sporadiques et limitées, en rien comparables à celles commises par Saddam Hussein contre les Kurdes d’Irak. Il est vrai qu’entre 1961 et 1970 l’aide apportée par Téhéran aux insurgés du Kurdistan irakien explique en grande partie la paix dans le Kurdistan iranien.

En 1975, Saddam Hussein signe un accord avec le shah par lequel l’Irak accède aux revendications iraniennes en abandonnant sa souveraineté sur le Chatt al-Arab ; en contrepartie, l’Iran s’engage à cesser toute aide aux rebelles. La résistance organisée par Mustafa Barzani s’effondre et les insurgés passent en Iran. Une fois encore, le pouvoir irakien va faire usage du bâton et de la carotte pour ramener l’ordre au Kurdistan.

Après la chute du régime impérial en 1979, les Kurdes d’Iran (et autres minorités nationales) espèrent que leurs revendications vont être enfin écoutées. Mais Khomeini juge que reconnaître les particularités nationales est « contraire à l’esprit de l’islam ». A partir de mars 1979, combats et négociations alternent entre Peshmerga et Pasdaran. L’Iran exploite autant qu’il le peut les dissensions entre Kurdes. Au cours de l’été 1979, Khomeini déclare que les Kurdes sont « athées, hypocrites, séparatistes, agents d’Israël et de l’impérialisme ». Les pourparlers se poursuivent cependant avec propositions et rejets de part et d’autre. Nouvelle scission chez les Kurdes, notamment au sein du P.D.K.I. Au cours de l’automne 1980, les combats entre Peshmerga et Téhéran s’intensifient dans un Kurdistan divisé en deux par la guerre Irak-Iran. Les méthodes employées par Téhéran ne diffèrent guère de celles employées par Bagdad, sans toutefois tourner au génocide. Fin 1983, le régime de Khomeini contrôle l’ensemble du Kurdistan iranien ainsi que quelques territoires kurdes en Irak. La résistance kurde à Téhéran abandonne toute opération de guerre de front pour ne pratiquer que la guérilla organisée avec succès depuis les bases irakiennes. A partir de novembre 1984, nouvelles luttes fratricides entre Peshmerga du P.D.K.I. et Peshmerga du Komala. Il n’y aura pas de compromis jusqu’en 1987. Au cours de cette période les combats fratricides entre Kurdes seront plus fréquents que ceux menés contre les forces de Téhéran.

Lorsqu’il était arrivé au pouvoir, Khomeini avait offert l’asile aux opposants à Saddam Hussein. La guerre du Golfe (la guerre Irak-Iran, 1980-1988) avait dans un premier temps approfondi les tensions entre les diverses organisations kurdes, un embrouillamini qu’achevèrent d’embrouiller les manœuvres iraniennes, irakiennes et turques. Tout au long de cette guerre, l’alliance kurdo-irakienne se confirma, une alliance dirigée contre le régime de Saddam Hussein, avec coordination des Peshmerga irakiens et des Peshmerga iraniens contre l’armée irakienne. Dès avril 1987, la répression conduite par le régime irakien ne cessa de se durcir. Ce n’est qu’après le bombardement de Halabja (en mars 1988) que la communauté internationale commença à s’émouvoir. Entre temps, deux cent mille Kurdes avaient été gazés.

La guerre terminée, Bagdad reprend la politique du bâton et de la carotte. Mais nous ne sommes plus en 1975, avec l’accord d’Alger. La rébellion est certes écrasée mais les rebelles ont atténué leurs nombreuses dissensions et… ils n’ont pas capitulé.

 

République Mahabad

 

Mais je ne vais pas, chère Christiane, te submerger — et me submerger — dans une histoire où je me perds volontiers étant entendu que l’histoire des Kurdes est aussi, et malheureusement, une suite de luttes fratricides qui ne cessent de changer de configuration. Il est vrai que ces luttes semblent baisser en intensité depuis les années 1990 où se dessine un État kurde en Irak et à présent en Syrie. Rappelons qu’à la fin de la guerre Irak-Iran, la grande offensive iranienne que les Kurdes craignaient n’a pas eu lieu ;  et les exécutions de prisonniers politiques ont moins touché les Kurdes que les Moudjahidin. Il n’en reste pas moins que les Kurdes d’Iran ont eu dans leur histoire à souffrir de la volonté centralisatrice de Téhéran, très succinctement exposée ici.

Lorsqu’il est question des Kurdes et de mon espoir d’un Grand Kurdistan, je me garde d’évoquer l’Iran, c’est vrai ; et je m’interroge volontiers sur l’ambiguïté de mon attitude à ce sujet, sur mon silence. Je pourrais commencer par rappeler que la tradition étatique est en Iran l’une des plus anciennes du monde et que la culture perse (les Perses constituant le cœur historique de l’Iran) est l’une des plus anciennes et des plus prestigieuses du monde, une culture qui n’a pas été gommée par l’islam, un point très important dont presque personne ne semble tenir compte et qu’une certaine propagande pousse de côté dans la mesure où il s’agit de faire simple — la propagande n’étant qu’une suite de simplifications continuellement assenées. Cet immense passé pré-islamique ne cesse pourtant d’affleurer ; il est le derme sous l’épiderme. Par ailleurs, le pouvoir iranien est complexe, mobile, parcouru de tensions et jusqu’au sein de l’appareil religieux. On se souvient du grand ayatollah Montazeri dont Israël connaissait la valeur. Il faudrait également se donner la peine d’étudier les très profondes différences entre Chiites et Sunnites, différences qu’Antoine Sfeir présente avec clarté dans « L’Islam contre l’Islam : l’interminable guerre des Sunnites et des Chiites ». Une fois encore, je répète et répèterai que l’Islam n’est pas un monolithe, qu’il n’est un monolithe que pour les regards peu attentifs, pour les adeptes (très majoritaires) d’un monde simple. Refuser de prendre la mesure de ce fait, c’est se condamner à donner des coups d’épée dans l’eau.

 

 Carte des langues iraniennes

Carte des langues iraniennes aujourd’hui.  

 

Il faut se faire à l’idée que l’Iran ne se laissera pas enfoncer et démembrer comme n’importe quel pays arabe, presque tous ces pays étant issus du découpage colonial et ayant subi antérieurement le joug ottoman.

La Perse a irrigué bien des cultures et les Juifs eux-mêmes lui sont redevables. La Perse a drainé des influences chinoises ; elle a également servi de filtre aux envahisseurs musulmans de l’Inde. C’est un pays central dans l’histoire de l’humanité, un pays assez récemment islamisé et dont l’islam (chiite) n’est qu’un élément de sa culture, à l’inverse des Arabes qui hors de l’islam (un islam frustre) n’ont rien à proposer, leur passé pré-islamique se réduisant à trois fois rien.

Le régime de Téhéran n’est pas mon ami, mais celui de Riyad l’est encore moins. Le terrorisme et le djihadisme ont été activés et perdurent par l’entremise des Saoudiens, du Qatar et autres rentiers arabes du pétrole. Je ne suis pas un ami du régime de Téhéran. Je suis sioniste et la vie d’Israël m’importe plus que tout. Mais alors, pourquoi faire preuve d’une telle tolérance envers un pays qui déclare vouloir rayer Israël de la carte ? La question n’est pas malvenue, elle se pose d’elle-même. Les menaces et les éructations du régime de Téhéran en direction d’Israël ne doivent pas être prises à la légère et « Quand on te crache à la figure, tu ne dois pas dire qu’il pleut » dit-on chez les Juifs.

Tu connais ma position : je souhaite un Israël puissant, capable de décourager tous ses ennemis et de les foudroyer si nécessaire. Mais alors ? L’Iran ? Mes nombreuses conversations avec des Iraniens d’Iran et de l’exil m’ont fait découvrir un peuple qui éprouve envers les Juifs en général et les Israéliens (les Juifs d’Israël) en particulier une certaine sympathie, une curiosité. Rien à voir avec les Arabes qui tous accusent diversement Israël, certains avec violence, d’autres à mots à peine couverts. Alors ! Que des régimes arabes (plus particulièrement sunnites, et je pense aux méprisables Saoudiens) qui tremblent de peur devant l’Iran se rapprochent d’Israël (du Juif qu’ils méprisent et qui les irrite) ne m’émeut guère. Et qu’Israël utilise cette peur pour faire barrage à un danger qu’il juge majeur, soit ! Mais les Juifs ont plus à voir avec les Iraniens (pour des raisons que j’ai déjà exposées) qu’avec les Arabes, et ils le savent. La tension entre l’Iran et Israël passera ; mais la hargne et la haine des Arabes pour tout ce qui est juif et pour Israël ne passeront pas. Seul le Juif abaissé dans la dhimmitude leur est supportable.

Je me garderai de toute prédiction. Je ne lis pas l’avenir dans les entrailles des poulets. Simplement, avec un regard qui s’efforce vers la profondeur historique (trop souvent négligée au profit de l’info et de ses breaking news), il me semble que c’est plutôt du côté de l’Iran qu’une coopération féconde — d’égal à égal — est à envisager. Les Iraniens n’ont jamais été en guerre contre Israël et ils n’éprouvent aucun ressentiment à son égard. J’ai même souvent pris note d’une sorte de sympathie diffuse, d’envie de collaborer avec un peuple avec lequel l’Iran partage certaines préoccupations et qui met l’étude, la connaissance et la réflexion au-dessus de tout ; rien à voir avec les masses arabes dont les dirigeants ne s’allieront à Israël qu’en cas d’extrême urgence (lorsqu’ils commenceront à déféquer dans leur thawb pour cause de trouille) et qui planteront un couteau dans son dos sitôt que le danger se sera éloigné. Rendez-vous compte ! Avoir fait appel au Juif que l’on méprise pour qu’il vous protège ! L’obsession sera alors de l’égorger pour effacer la honte… Mais une fois encore, je sais que les Juifs et qu’Israël ne se font aucune illusion.

Je le redis, je souhaite qu’Israël soit aussi armé que possible face à ses ennemis, et le régime iranien en est un. Mais, par ailleurs, mes espoirs au sujet de l’Iran m’empêchent de souhaiter son démembrement. L’Iran est un très antique pays, comme le sont la Chine et l’Inde. Rien à voir avec ces pays qui firent partie de l’Empire ottoman avant d’être partagés par les Occidentaux, des pays dont je souhaite le redécoupage au nom de la liberté des peuples et des religions. Et parmi les pays qui se constituent sur les vestiges d’un monde en ruines : le Kurdistan irakien et syrien et, peut-être un jour, le gros morceau, en Turquie…

Je terminerai par un article de Causeur qui me réchauffe le cœur. Il est intitulé : « Et les Kurdes créèrent les Hauts-de-Syrie – La Turquie voit son cauchemar prendre forme ». Des zones kurdes syriennes s’acheminent vers une autonomie (très) élargie, la Turquie voit son cauchemar grandir et je me frotte les mains en attendant l’éclatement du pays, un pays que j’espère voir réduit à un croupion. Les « Printemps arabes » prennent la tournure que j’avais prévue et depuis le début, soit l’éclatement du monde arabe, sa quasi-liquidation. Ce que je n’avais pas prévu, que la Turquie soit à ce point menacée. A quand son expulsion de l’OTAN et une grande alliance avec les Russes ? :

http://www.causeur.fr/syrie-kurdistan-rojava-russie-turquie-37291.html

Olivier Ypsilantis

1 thought on “Les Kurdes et l’Iran (réponse à Christiane)”

  1. Merci Olivier pour cette longue réponse détaillée à laquelle je croyais avoir répondu. C’est en recherchant un renseignement que je savais trouver ici que je me suis aperçue qu’il n’en était rien !
    Cela ne sera pas simple la création du Kurdistan. A quel Dieu-Pétrole, les nations occidentales se soumettront-elles sur le sujet ?
    As-tu raison pour le Kurdistan d’Iran ? Il semble calme malgré le chaos du M.O. mais sommes-nous réellement bien informés ?

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