“Quand j’étais jeune, j’ai été fasciné un moment par le christianisme. J’ai voulu en comprendre le comment et le pourquoi. J’ai lu les livres. Aujourd’hui, je ne suis pas loin de faire mienne la phrase de Leibovitz : tout messie qui est déjà venu est déjà, pour nous, un faux messie. Je ne me lasse pas non plus de méditer sur ce paradoxe de l’histoire chrétienne qui consiste à avoir divinisé un Juif mort tout en diabolisant pendant des siècles des Juifs vivants.”
Moshé Bar-Acher
Joseph Klausner ne cesse d’étudier Jésus en le plaçant dans un faisceau de convergences et de divergences entre judaïsme et christianisme. Au début de son étude, il remarque que le fait que le judaïsme ait engendré le christianisme montre que le christianisme a une forte ressemblance avec le judaïsme ; mais, dans la foulée, il remarque par ailleurs que le fait que le judaïsme ne soit pas devenu le christianisme et n’ait pas cessé de poursuivre sa route propre est la preuve criante qu’en maints aspects le judaïsme ne ressemble pas au christianisme. La rupture avec le judaïsme n’est en aucun cas le fait de Jésus mais de Saul de Tarse, Paul. Dans son second écrit, Joseph Klausner développe une thèse qu’il n’avait fait qu’esquisser dans son premier livre : sans Jésus, il n’y aurait pas eu Paul, Paul qui a tout de même trouvé une assise dans certains propos de Jésus. C’est Paul, Juif de la diaspora, qui va faire du christianisme une religion conquérante et mondiale. L’œuvre de Joseph Klausner est sans antécédent et elle a une nombreuse descendance.
David Flusser a publié une biographie de Jésus et plusieurs ouvrages sur les sources juives du christianisme. Quelle est l’essence du christianisme, se demande David Flusser ? La croyance en la résurrection de Jésus, croyance censée assurer le Salut. C’est ce que dit Paul. Les Juifs croient eux aussi en des faits historiques mais rien dans l’‟histoire sainte” d’Israël n’est de nature à conférer le salut du croyant. Par ailleurs, dans la foi chrétienne, l’acte de volonté est déterminant. Le Juif préfère l’étude. Le savoir en lui-même appartient à une catégorie religieuse qui n’a rien à voir avec le salut de celui qui s’adonne à l’étude.
David Flusser (1917-2000)
https://www.youtube.com/watch?v=h_l-5kTXgvc
David Flusser insiste : c’est une cinquantaine d’années après la mort de Jésus que s’est élaboré le rejet de Jésus par les Juifs. Dans la polémique contre le christianisme qui se développe à la fin du Ier siècle, il n’est rien dit contre Jésus. David Flusser estime que cette invention du rejet de Jésus par les Juifs est une tragédie. Ce mouvement (qui allait devenir le christianisme) aurait pu devenir un courant parmi d’autres au sein du judaïsme, comme le hassidisme par exemple.
Éclairer les Évangiles à partir de la littérature rabbinique, tel est l’apport essentiel de David Flusser ; par exemple, il compare les paraboles de Jésus et les paraboles rabbiniques, dans leur contenu mais plus encore dans leur structure formelle. David Flusser estime que ce genre littéraire, la parabole, est né pendant la période du second Temple. On n’en trouve trace que dans les textes rabbiniques et chez Jésus, jamais dans les rouleaux de Qumran ou dans les livres dits apocryphes. Le fait que Jésus recourt volontiers à ce genre littéraire renforce l’hypothèse selon laquelle l’éducation juive de Jésus était rabbinique et qu’il était donc proche des Pharisiens. Pour David Flusser, les fondements de la personnalité religieuse de Jésus se trouvent dans le judaïsme rabbinique dont les traditions seront consignées dans le corpus talmudique. Les principaux représentants de ce judaïsme sont, à l’époque de Jésus, les Pharisiens. Jésus les critique à l’occasion, et d’une manière parfois virulente, mais ce sont toujours des critiques de l’intérieur, nourries de l’ahavat Israel (l’amour d’Israël). Jésus n’a pas voulu fonder une nouvelle religion, en aucun cas, et son Dieu est celui d’Israël. Il a vécu toute sa vie sous le signe de la halakha. Salomon Malka écrit : ‟Pour des raisons historiques qui tiennent à l’évolution postérieure du christianisme, la critique profonde qu’il (Jésus) portait à l’intérieur du judaïsme s’est transformée en un rejet de l’essence même du judaïsme.”
David Flusser s’attache à un passage de Luc, son évangéliste préféré : ‟Lorsque vous verrez Jérusalem investie par les armées, sachez alors que sa désolation est proche. Alors, que ceux qui seront en Judée fuient dans les montagnes, que ceux qui seront au milieu de Jérusalem en sortent, et que ceux qui seront dans les champs n’entrent pas dans la ville. Car ce seront des jours de vengeance, pour l’accomplissement de tout ce qui est écrit. Malheur aux femmes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! Car il y aura une grande détresse dans le pays et de la colère contre ce peuple. Ils tomberont sous le tranchant de l’épée, ils seront emmenés captifs parmi les nations, et Jérusalem sera foulée aux pieds par les nations, jusqu’à ce que les temps des nations soient accomplis” (21, 20-28). Ce schéma de la délivrance est présent dans la tradition juive, au livre du Lévitique où il est question d’une délivrance pour Israël. Or, ce passage ne se trouve pas chez les autres ‟synoptiques”, Marc et Matthieu, qui passent sur l’aspect politique et national de la destruction de Jérusalem, alors qu’avec Luc cette prophétie de Jésus est solidaire du peuple d’Israël. Marc et Matthieu insistent sur le sort de la communauté chrétienne, ‟les élus des quatre vents, de l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel” (Marc 13, 26-27). David Flusser rapproche ce passage de Marc de l’Épître aux Romains de Paul (Romains 11, 25-26). Il n’y est question que de la diffusion du christianisme sur la terre entière et de la délivrance d’Israël mais… par conversion au christianisme. Luc est le seul des évangélistes à montrer Jésus fils d’Israël annonçant au peuple juif sa délivrance sans conversion.
Jérusalem, septembre 1948. Un courrier est adressé au président de la Cour suprême d’Israël, le Dr Moshé Zamora, réclamant l’ouverture du dossier du procès de Jésus en vue d’une révision. Il s’avèrera que l’expéditeur était un Hollandais d’origine britannique, Henri Douba Groskempf. Cette demande va générer un flot de lettres, lettres que va analyser durant vingt ans et à temps complet le gendre du Dr Moshé Zamora, Haïm Cohen, un juriste. Son analyse remet en question tout ce qui s’est dit sur ce procès, à commencer par la ‟pertinence” des témoignages. Les Évangiles ont été rédigés bien après les faits. Celui de Marc, le plus ancien, a été rédigé quarante ans après la mort de Jésus. Par ailleurs, tous les spécialistes s’accordent pour dire que les évangélistes n’étaient pas des chroniqueurs ou des journalistes mais des missionnaires. La communauté chrétienne, encore faible, ne pouvait se permettre d’accuser les Romains. Elle fit donc retomber tout le poids de la faute sur les Juifs. Haïm Cohen répertorie les séquences communes aux quatre Évangiles, soit : 1. Jésus a été arrêté la nuit. 2 . Aussitôt après son arrestation, il est conduit au domicile du Grand Prêtre. 3. Le lendemain matin, il est emmené par les Juifs devant Ponce Pilate. 4. A la question de Pilate : ‟Es-tu le roi des Juifs ?” Jésus répond : ‟C’est toi qui l’a dit”. 5. Pilate livre Jésus pour qu’il soit crucifié. 6. Les hommes de la légion romaine ont crucifié Jésus. 7. Sur la croix, on a gravé une inscription portant ces mots : ‟Jésus de Nazareth, roi des Juifs”. Sur ces sept points, Haïm Cohen formule autant de questions : 1. Qui a procédé à l’arrestation de Jésus ? Les Juifs ? Les Romains ? Ou les deux ensemble ? 2. Pour quelle raison a-t-il été arrêté et sur ordre de qui ? 3. Pourquoi a-t-il été mené au domicile du Grand Prêtre et sur ordre de qui ? 4. Que s’est-il passé au domicile du Grand Prêtre ? Le Sanhédrin a-t-il vraiment tenu une réunion et pour quelle raison ? Jésus a-t-il été interrogé par le Grand Prêtre et, dans ce cas, était-ce en présence du Sanhédrin ou seul à seul ? Des témoins ont-ils été interrogés ? Quel était l’objectif de ces interrogatoires et quelles en ont été les conséquences ? 5. Pourquoi les Juifs (ou des Juifs) ont-ils emmené Jésus devant Pilate ? Eux-mêmes ne disposaient-ils pas de l’autorité judiciaire en matière criminelle ? Ou alors ont-ils préféré laisser l’application de la peine de mort à l’occupant romain ? 6. Que s’est-il passé devant Pilate ? Était-ce un procès selon la loi romaine ou une discussion entre les Juifs et Pilate au terme de laquelle il a été convaincu, non sans difficulté, de mettre Jésus en croix ? 7. Enfin les Juifs (ou des Juifs) avaient-ils intérêt à mettre à mort Jésus ? A-t-il été reconnu coupable en regard de la loi juive d’une faute qui lui aurait valu la peine de mort ? Pilate avait-il intérêt à sauver Jésus ou à le disculper ? Si Jésus a été accusé devant lui d’avoir enfreint la loi romaine, Pilate pouvait-il l’absoudre ? Était-il en droit de le faire ? Le voulait-il ? A partir de ces questions, Haïm Cohen va se livrer à une recherche méthodique. Et j’invite ceux que me lisent à lire ‟Le Procès et la mort de Jésus” de Haïm Cohen, publié en 1968.
Bref, Haïm Cohen ne repousse pas d’emblée l’idée que Jésus ait été arrêté par des Juifs et conduit devant le Grand Prêtre. Haïm Cohen le magistrat passe au crible la loi romaine et la loi juive pour arriver à la conclusion suivante : cette réunion urgente au cours de la nuit de Séder au domicile du Grand Prêtre ne pouvait avoir qu’un objet : sauver Jésus du sort qui l’attendait. Et la seule chance d’y parvenir était d’agir cette nuit-là, le calendrier du procès étant entre les mains du gouverneur romain — le procès de Jésus était fixé pour le lendemain matin. Mais lisez ce livre de Haïm Cohen ! Haïm Cohen ne prête pas pour autant de nobles intentions au Grand Prêtre et au Sanhédrin. Il pense que tous ont agi pour des motifs politiques. Le Grand Prêtre et le Sanhédrin voyaient leur autorité de plus en plus affaiblie par Hérode. Défendre Jésus était un moyen de se concilier le peuple (juif), un peuple qui haïssait les Romains et Hérode leur collaborateur. Certes, le Sanhédrin pouvait être irrité par la popularité de Jésus, mais il préférait ne pas provoquer le peuple. Par ailleurs, livrer Jésus aux Romains n’était-ce pas pour le Sanhédrin un aveu d’impuissance à faire régner l’ordre chez eux ? Haïm Cohen arrive à cette conclusion : l’attitude la plus raisonnable pour le Grand Prêtre et le Sanhédrin était de tenter d’éviter le procès de Jésus impliquant les Romains ; et pour ce faire, il leur fallait raisonner Jésus. La gravité et l’urgence de cette affaire expliquent que les Juifs se soient détournés des occupations que supposent la préparation du Séder de Pessa’h. Haïm Cohen s’efforce de reconstituer ce qui a pu se dire — ou ne pas se dire — au cours de cette nuit chez le Grand Prêtre. Cette enquête est l’une des plus passionnantes de toute l’Histoire quand on sait ce que l’accusation de déicide a coûté et coûte encore au peuple juif — par des voies détournées.
Haïm Cohen (1911-2002)
Olivier Ypsilantis