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En lisant « Le Shah » de Ryszard Kapuściński

 

Cet article s’appuie sur la traduction de Véronique Patte, du polonais au français, la première traduction restituant l’intégralité du texte de Ryszard Kapuściński.

 

En mars 1979, Ryszard Kapuściński s’envole pour l’Iran, un pays en pleine révolution islamique. 16 janvier 1979, le shah quitte le pays. 1er février, l’ayatollah Khomeini revient au pays. 3 mars, la République islamique est établie par referendum. Arrivé à Téhéran, Ryszard Kapuściński envoie des dépêches à la Polska Agencja Prasowa S.A. (P.A.P.). Il participe à des conférences de presse organisées par des étudiants, rédige des analyses et deux reportages, des écrits qui seront réunis dans le présent livre considéré comme un fleuron du grand reportage. A quoi tient la qualité de ce livre — et son succès ? A la souplesse de sa structure, à son champ de vision toujours en mouvement. Son auteur travaille en caméraman. Loin d’adopter un point de vue olympien, il nous fait éprouver le désordre ambiant et la difficulté à saisir la réalité du pays, une difficulté d’autant plus grande qu’il ne parle pas le farsi. Peu à peu, il met de l’ordre dans les documents répandus dans sa chambre d’hôtel, parmi lesquels de nombreuses photographies, une galerie qui active le souvenir, la mémoire historique. Il décrit le document photographique avant de nous rapporter les circonstances dans lesquelles il est né et il s’engage dans des perspectives faites de rétrospectives, d’anticipations, de déductions, de recoupements, de suppositions… Ces documents épars sont montés à la manière d’un film. Le temps et l’espace gagnent en épaisseur, leur texture s’enrichit. Je suis d’autant plus sensible à ces pages que je travaille volontiers de la sorte, dans un désordre ordonné, dans un ordre désordonné, avec observations au cadrage toujours changeant qui s’efforce de rendre compte de la richesse de la réalité, la réalité qui assourdit, qui abasourdit, qui éreinte, qui…

L’écriture de Ryszard Kapuściński est puissamment visuelle, photographique et cinématographique ; c’est aussi pourquoi j’éprouve un tel plaisir à le lire, malheureusement pas dans l’original, le polonais.

 

Ryszard KAPUSCINSKIRyszard Kapuściński (1932-2007)

 

Ryszard Kapuściński, l’un des maîtres du journalisme littéraire, avait couvert vingt-sept révolutions dans le monde lorsqu’il écrivit ‟Le Shah” (‟Szachinszach”). L’actualité de ses livres tient en grande partie à leur structure changeante, plus soucieuse d’attirer le lecteur dans une ambiance que d’énumérer des faits. L’ambiance ! L’ambiance est bien ce qui m’importe le plus. L’ambiance qui est au lecteur ce que l’eau est au nageur. Elle est d’autant plus dense que le journaliste littéraire part de lui-même, toujours, pour rendre compte de ce qu’il voit. Aussi écrit-il à la première personne et n’hésite-t-il pas à évoquer ses doutes et ses élans, loin de ce journalisme qui sent la commande.

‟Le Shah” s’articule en trois parties : ‟Cartes, visages et champs de fleurs”, ‟Daguerréotypes” et ‟La flamme morte”.

 

Cartes, visages et champs de fleurs

Dès la première page, on se retrouve devant l’écran, dans une salle obscure. Ce livre pourrait servir de script à un cinéaste. Début d’une lettre jamais envoyée : ‟Mon vieux ! Je pourrais te parler sans fin de ce que j’ai vécu ici. Mais j’ai du mal à mettre de l’ordre dans mes idées qui…” Dans sa chambre, pêle-mêle, des traces de la mémoire et des supports pour la mémoire. C’est un désordre chargé de promesses, fécond mais aussi protecteur : il instaure une intimité, a cosiness dans Téhéran vidé de ses étrangers, dans Téhéran qui n’a plus besoin de ses étrangers. Dans le hall lugubre de l’hôtel, il regarde la télévision. Khomeini s’adresse à la foule, à Qom, cette bourgade au sud de Téhéran, ville des experts du Coran. Il brosse d’une main de maître un portrait de Khomeini mis en situation. On se trouve vraiment à côté de Ryszard Kapuściński, devant le petit écran. Ryszard Kapuściński ne comprend pas un mot de farsi et sollicite des employés de l’hôtel qui traduisent dans un anglais pauvre et maladroit. Suit une superbe digression sur le déclin des langues européennes dans le monde, sur la volonté de chaque peuple de revendiquer ses propres valeurs en commençant par repousser l’autre, considéré comme un danger, comme celui qui menace d’étouffer, d’écraser, d’effacer : ‟En Syrie, on a fermé un journal français, au Vietnam un journal anglais, et en Iran on vient de supprimer un journal français et un journal anglais”. Je rappelle que ces pages ont été écrites au tout début des années 1980. Et lorsque Ryszard Kapuściński évoque le brouhaha médiatique qui sévit vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on ne peut que penser à Armand Robin, ce fabuleux écouteur de radios. Mais le fils de paysan breton comprenait, lui, plus de vingt langues. Devant le petit écran défilent des photographies : des familles lancent des avis de recherche, probablement de manifestants abattus au cours de manifestations : ‟On peut présumer que chacun de ces visages a été perçu pour la dernière fois par l’œil d’un tireur pointant sur lui son viseur”. Puis passent les visages défaits des partisans du shah accusés de crimes divers. Retour dans sa chambre. Nuit. La ville devient dangereuse ; de minuit à l’aube, personne ne s’aventure dehors. On ne connaît pas l’identité des hommes armés — milices islamiques, combattants indépendants, anciens membres de la Savak ? Ryszard Kapuściński, un puissant créateur d’ambiance, comme le sont les photographes et les cinéastes d’Europe centrale et orientale. Le premier volet de ce triptyque se termine sur ces mots : ‟Mon hôtel est également fermé (à cette heure, les bruits des coups de feu se mêlent aux grincements des jalousies qu’on baisse et aux claquements des grilles et des portes). Plus personne ne viendra, plus rien ne se passera. Je n’ai personne à qui parler, je suis seul dans ma chambre, je regarde les photos et les feuilles éparpillées sur la table, j’écoute les conversations enregistrées sur les bandes magnétiques.”

 

Daguerréotypes

Dans la première partie de ce livre, l’auteur nous conduit dans une suite de tableaux : Photographie (treize éléments), Journal (un élément), Livre (deux éléments), Cassette (un élément), Note (8 huit éléments). On voit que la photographie domine comme stimulant du souvenir. Georges Perec aurait grandement apprécié ce livre. Ci-joint, quelques-uns de ces vingt-cinq tableaux :

Photographie (1) C’est la plus ancienne photographie (1896) dans le désordre de la chambre. La légende précise que le soldat (portrait craché du Brave Soldat Švejk) est l’aïeul du shah Mohammad Reza Pahlavi et que le prisonnier qu’il escorte à Téhéran pour y être exécuté est l’assassin du shah Nassereddin. De cette image, Ryszard Kapuściński tire un court récit qui pourrait sans peine être transposé à l’écran, comme pourrait l’être ‟Souvenirs de la maison des morts” de Dostoïevski. 

Photographie (2) Portrait d’un officier de la Brigade cosaque persane (1910) : Reza Khan, auteur d’un coup d’État en 1921, avec la bénédiction des Anglais, et fondateur de la dynastie Pahlavi.

Photographie (3) Une photographie du père et du fils suscite un portrait psychologique aussi dense qu’aigu du shah Mohammad Reza Pahlavi (1926), un souverain animé par une volonté de transformation forcenée de son pays, la Perse rebaptisée Iran.

Photographie (4) Une très célèbre photographie prise par un matin ensoleillé (décembre 1943). Elle suscite un compte-rendu bref et magistral de la situation de l’Iran au cours de la Deuxième Guerre mondiale. L’Iran était favorable à Hitler parce que le pays détestait et craignait l’Angleterre et l’URSS. Principal enjeu, le Transiranien que les Anglo-américains comptaient utiliser pour de transport des fournitures destinées à Staline.

Note (1) Un portait physique-psychologique du fils qui succéda au père. Il lit son serment dans la salle du Parlement, le 16 septembre 1941. Des digressions relatives à l’histoire de l’Iran du XXe siècle viennent enrichir par petites touches la riche contexture de ce livre.

Photographie (5) Ryszard Kapuściński évoque ‟le plus grand jour de la longue vie du docteur Mossadegh”, la nationalisation effective de l’Anglo-Iranian Oil Company. Mossadegh, immensément populaire comme le vieil ayatollah Kashani, ce que jamais ne furent les deux shahs (le père et le fils).

Photographie (6) L’auteur passe à une photographie qui montre le shah et sa nouvelle épouse, Soraya Esfandiari, à Rome. Il décrit l’image qu’il replace dans son contexte historique. La veille, 17 août 1953, ils sont arrivés d’Iran à Rome, suite à la tentative malheureuse du shah de désavouer son Premier ministre, Mohammad Mossadegh, dont Ryszard Kapuściński dresse un très émouvant portrait, un portrait qui met véritablement les larmes aux yeux.

Photographie (7) Une photographie (découpée dans un journal) montre une équipe d’hommes déboulonnant sur une place noire de monde une statue, probablement celle du shah réfugié à Rome.

Journal (1) Interview d’un ‟déboulonneur”, un métier à part entière qui exige un grand savoir-faire, insiste-t-il.

Livre (1) Une référence (au livre de David Wise et Thomas B. Ross, ‟The Invisible Government”) évoque le coup d’État qui amena le renversement du Premier ministre, Mohammad Mossadegh, et maintint le shah Mohammad Reza Palhavi sur le trône, coup d’État organisé par la CIA avec, comme tête pensante, Kermit Roosevelt, le neveu du président Theodore Roosevelt. Passe la figure du général Fazollah Zahedi qui deviendra Premier ministre en remplacement de Mohammad Mossadegh.

 

Mossadegh Ahmadabad

Mohammad Mossadegh (1882-1967), un grand iranien, un homme d’honneur.

 

Ryszard Kapuściński est un chercheur de vérité. Il n’est pas de ces propagandistes qui nous chantent les louanges d’un régime pour mieux s’en prendre à un autre. Il observe, toujours en alerte, et il écoute, il ne cesse d’écouter, en vrai journaliste. Et ce qu’il rapporte, il le fait avec style. Il choisit son éclairage, accentuant telle zone d’ombre ou de lumière. L’équivalent pictural de Ryszard Kapuściński pourrait être Rubens ou Delacroix : tumulte et maîtrise, tension, richesse chromatique, avec un souffle qui enveloppe jusqu’au moindre détail, une puissante subjectivité qui loin de contrarier l’observation la porte et laisse chez le lecteur un souvenir ineffable, comme une blessure.

Ce livre est un témoignage essentiel sur les années du shah, un règne qui explique en partie Khomeini et la réaction chiite. Il doit bien évidemment être replacé dans son contexte, le tout début des années 1980 qui virent la naissance de Solidarność (fondé au cours de l’été 1980), un syndicat qui tint le rôle principal dans la lutte contre le pouvoir communiste. A ce propos, le Polonais Ryszard Kapuściński connaît les mécanismes politiques, sociaux et psychologiques de l’oppression et il les analyse comme personne. Il faut lire et relire la dernière partie de ce livre, intitulée ‟La Flamme morte”. Ce journaliste a le regard qui porte loin, très loin ; il nous ouvre à la profondeur historique, à une densité spatio-temporelle très particulière.

Les mécanismes du coup d’État du 19 août 1953, Mossadegh (un grand monsieur auquel il rend un hommage ému, à mi-mots), la Révolution blanche, la pétro-bourgeoisie, les cruautés sans nom de l’histoire iranienne (voir le sort que réserva Agha Mohammad Shah à la population de Kerman), la psychologie du shah Mohammad Reza Pahlavi et son rapport au pouvoir — et en général, le rapport des shahs et de la population iranienne au pouvoir —, la terrible Savak et son modus operandi, le phénomène Khomeini, les fabuleux contrats passés à tout va par le shah auprès des Occidentaux, maîtres de la haute technologie — il faut lire ces pages hallucinées en Photographie (10) et en Photographie (11) —, les contrats destinés à promouvoir la Grande Civilisation, les pages puissamment synthétiques sur le chiisme (cette religion nationale qu’il faut étudier pour espérer mieux comprendre l’Iran d’aujourd’hui) — voir ces pages fondamentales en Note (6). Bref, lisez ce livre ! L’édition Flammarion, collection ‟Champs histoire”, Paris 2010-2011, est magnifiquement présentée par sa traductrice, Véronique Patte.    

 Olivier Ypsilantis

2 thoughts on “En lisant « Le Shah » de Ryszard Kapuściński”

  1. PROPAGANDOPHILIE anosognosique: texte sans contexte?
    Fiction pseudo-historique et autre propagande communiste

    Le Shah, pilier du Monde Libre, vu, en pleine Guerre Froide, par un “journaliste” (agent?) communiste, propagandiste anti-Shah, débarqué en Iran en pleine révolution “islamo-COMMUNISTE”, car il ne faut point en omettre la composante révolutionnaire armée/terroriste d’extrême gauche, sans qui les mollahs n’auraient JAMAIS pu renverser la Monarchie perse, sans compter l’aide logistique directe massive apportée par le bloc communiste à l’ayatollah Khomeyni, AVANT (dont ses fameuses cassettes de prêches qui transitaient notamment par valises diplomatiques via Berlin Est), PENDANT et APRES (partenariat avec la Corée du Nord) sa prise de pouvoir, soutenue également, rarissime cas de convergence Est-Ouest, par le félon Giscard et le pusillanime Carter.
    Il ne faut pas être grand clerc pour évaluer le parti pris idéologico-politique d’un auteur tel que Kapuscinski (1932-2007) jamais repentant!

    Fouquier-Tinvillesquement vôtre
    Pourquoi pas, dans la même veine, un portrait du Roi Louis XVI par le Robespierre de la Terreur ou mieux par Fouquier-Tinville, ou une description du Saint-Tsar Nicolas II par Lénine ou mieux encore Vychinski (caricaturalissime procureur des staliniens “procès de Moscou”)?

    Nulle réévaluation critique ou distanciation de votre part quant à un livre de pure propagande, “opportunément” retraduit et réédité en 2009-10, i.e. en plein soulèvement du peuple iranien, clairement aux fins de “re-dénigrer” le Shah, pendant que, par bravade et défi envers les ayatollahs honnis et leur épiphénoménale République exécrée, les jeunes et vaillants manifestants de Téhéran, nés pour la plupart après la Monarchie, entonnaient publiquement et en chœur, en toutes occasions, le bel hymne royal et patriotique de l’ancien régime monarchique, interdit depuis trois décennies de République islamique mais jamais oublié, ce dont la presse occidentale s’est bien gardée de rendre compte, régophobie primaire et oeillères idéologiques obligent.

    Bref, une recension en 2015 de cette sous-littérature idéologique dépassée et mensongère, artificiellement ressuscitée ad hoc en 2010, c’est beaucoup trop d’honneur. Trop de complaisance aussi pour un livre largement apocryphe, écrit par un affabulateur notoire, tardivement mais finalement démasqué en tant que tel par son intransigeant compatriote et vérace journaliste d’investigation Artur Domoslawski, magistral biographe du “reporter” polonais Ryszard Kapuscinski, brillant mythomane (“chercheur de vérité” osez-vous écrire!!!) en mission commandée…
    Vous feriez mieux d’intégrer à votre analyse l’éclairage nouveau apporté par ladite biographie, traduite du polonais et publiée en France sous le titre éloquent de “Kapuscinski. La vérité par le mensonge”, accessible donc à tous les francophones de bonne volonté.

    Shahpour Sadler, exilé royaliste perse, Paris

    1. Monsieur,
      Je suis pour l’heure en voyage et répondrai en fin de semaine prochaine à votre très intéressant courrier. Je vous dois quelques précisions. En attendant, je vous salue doublement puisque vous êtes iranien et royaliste.

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