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Le carnet bleu – Israël, été 2014 – 2/6

 

Suite 15 juillet. Je préfère Tel Aviv à Jérusalem pour plusieurs raisons. A Jérusalem, on sent la présence arabe, de l’autre côté de la cloison, une présence oppressante, inquiétante, tandis qu’à Jaffa (Tel Aviv) cette présence ne pèse pas tant. Les Arabes se promènent sur le front de mer comme les citoyens israéliens qu’ils sont. Jérusalem s’enfonce en Cisjordanie (une dénomination aussi arbitraire que ‟Palestine” et ses dérivés) qui s’enfonce en Israël. A ce propos, il faudrait retracer cette frontière, supprimer cette poche qui ressemble à une tumeur ; il faudrait retracer cette frontière en s’alignant tout naturellement sur le Jourdain. Il faudra finir par considérer le Plan de paix Elon avec le plus grand sérieux.

Je reprends la lecture de ‟A Traveller’s Life”, un livre qui se laisse fondre dans la bouche. Je relis certaines phrases par gourmandise. Au chapitre 4, ‟Travels in Harrods”, l’auteur fait une allusion à l’une des plus hilarantes scènes du cinéma comique : les ‟Marx Brothers in the cabin scene on the transatlantic liner in « A Night at the Opera »” :

https://www.youtube.com/watch?v=8ZvugebaT6Q

Eric Newby

Eric Newby (1919-2006) qui m’accompagnera durant ce voyage en Israël.

 

16 h 30, Marche dans Tel Aviv. Plus je séjourne dans cette ville plus je l’aime. Halte dans un petit jardin ombragé contigu à The Moise and Chella Safra Mikveh. Partout des maisons d’une parfaite sobriété, aux volumes simples, avec de petites terrasses qu’ombragent parfois des arbres considérables. Le style Bauhaus et ses principes   peuvent se décliner à l’infini. Pour vous en convaincre, commencez par imaginer tout ce que peut donner un simple jeu de cubes. Yavnel St., sympathique, de bric et de broc avec, dans sa perspective, des grattes-ciels ultramodernes qui ne semblent pas la menacer. Il y a dans tout ce désordre quelque chose de balkanique, l’influence ottomane probablement. Le petit kiosque blanc et hexagonal sur Rothschild Blvd. Independance Hall et ses ouvertures horizontales, étirées comme celles d’un blockhaus. Rehov Geula, dans l’axe du soleil couchant. L’asphalte aussi aveuglant que la mer en bout de perceptive. Retour à l’hôtel. Tandis que je lis, allongé sur mon lit et goûte un peu d’air conditionné à l’heure la plus chaude, des détonations sourdes font vibrer murs et vitres. Les clients se retrouvent dans l’escalier, suivant la consigne. ‟Relax, just relax” ne cesse de nous dire le réceptionniste. Personne ne semble inquiet et des rires fusent. Sitôt l’alerte passée, je consulte Internet où je lis : ‟Israel and Hamas exchanged fire on Tuesday, throwing into disarray an Egyptian-brokered cease-fire meant to end eight days of fighting”.

16 juillet. Autocar Tel-Aviv / Ashkelon. Départ à 9 h de la Central Bus Station, un énorme labyrinthe en béton, à six niveaux où l’on s’énerve à trouver le niveau supérieur ou inférieur et même la sortie. Sur la route. Du sable puis du maïs. Ashdod. Je reprends la lecture d’Eric Newby. Son livre montre l’attention en action ; l’attention de l’enfant dans son landau que pousse Lily, son chaperon, ou sa mère. Les voyages du côté de Hammersmith Bridge ou de Harrods. De fait, on voyage sitôt que l’on est attentif à ce qui nous entoure, et même dans sa propre chambre. Par ailleurs, ne voyage-t-on d’abord — et sans se l’avouer vraiment — pour enrichir le souvenir ? Lorsque je retravaille mes notes de voyage entre le clavier et l’écran, je voyage plus intensément encore. Le voyage se fait dans l’espace mais plus encore dans le temps, par le souvenir que stimule l’écrit, souvent griffonné à la hâte. A ce propos, la photographie est l’un des vecteurs les plus efficaces du souvenir — elle stimule l’écriture. Eric Newby écrit : ‟In the case of my own childhood this mélange of what I could really remember and what I thought I could remember was the result of looking over a long period of years at hundreds of photographs made with a 3A Eastman Kodak”. Ryszard Kapuściński, cet autre voyageur, ce journaliste littéraire, fait lui aussi appel à la photographie qu’il fait parler, qui le fait parler. Il voyage mais, sitôt qu’il le peut, il se replie dans une pièce (qui peut être une chambre d’hôtel, sa chambre), entouré d’un fouillis de documents, dont des photographies. Je procède volontiers de la sorte. Et je le redis, le plus fabuleux des continents est le continent des archives ; c’est pourquoi les préoccupations de Christian Boltanski et de Georges Perec sont aussi les miennes. Tous deux sont juifs, une remarque qui n’est peut-être pas sans importance. Les Juifs, le peuple de la mémoire.

Tandis que j’écris, des images passent en boucle à la télévision : des tirs du Hamas tracent dans le ciel de belles courbes qui se terminent dans des efflorescences compactes et très blanches ; les frappes israéliennes font naître des floraisons grises et sans tige, parties du sol même.

Le Hamas éprouve de grandes difficultés financières, d’où son agressivité : il joue son va-tout. L’Égypte dont on parle assez peu joue un rôle essentiel dans l’asphyxie du Hamas, avec ce blocus le long de sa frontière avec Gaza. Après avoir porté un sérieux coup aux Frères musulmans, l’Égypte s’en prend donc au Hamas qui en émane. Le Hamas, un chancre qui prospère en partie grâce à des médias étrangement complaisants et à l’argent de nos impôts, il faut le répéter afin de faire baisser certaines ardeurs. Méconnaissance le l’histoire, culture de l’immédiateté — les breaking news —, perversion des mots (à commencer par ‟Peuple palestinien”), recyclage par des procédés divers de l’antisémitisme voire de l’antijudaïsme et j’en passe, le breuvage est indigeste ; les masses l’avalent pourtant non sans délectation.

En compagnie d’Eric Newby. Cette légère griserie que j’éprouve lorsque je lis du bel anglais, une langue qui mieux que toute autre langue évoque le mouvement avec cette formidable économie de mots et de lettres. Je note une fois encore que l’Anglais parle d’argent sans cette gêne qui caractérise le Français. Eric Newby note le prix en £ et en $ au penny et au cent près. Notons que ce souci de précision est bénéfique au souvenir. Au chapitre ‟The Baby as a Traveller”, il nous donne le prix de son landau (my vast pram) : £ 25 ($ 97.50).

Retour vers Tel Aviv à la nuit tombante. Il y a une dizaine de passagers à bord de l’autocar dont trois Éthiopiens. Tout à coup, l’un d’eux se met à vomir. Le conducteur s’arrête et nous intime l’ordre de descendre. Je trouve inhabituel qu’un chauffeur chasse les passagers de son véhicule parce que l’un d’eux y a vomi. Mais l’empressement que tous mettent à quitter l’autocar me laisse penser qu’il pourrait s’agir d’une alerte. Et je me retrouve accroupi dans un fossé entre deux jeunes soldats, un garçon et une fille. Les projectiles du Hamas dessinent une fois encore de longues tiges courbes qui supportent des fleurs blanches et compactes.

17 juillet. J’apprends que le Hamas a tiré hier (neuvième jour de guerre) plus de cent trente projectiles sur Israël. Un cessez-le-feu est prévu entre 10 a.m. et 15 p.m. Le Hamas est aux abois. Son affaiblissement politique (et financier) explique pour l’essentiel cette campagne de tirs contre Israël. Selon Jacques Benillouche (sur slate.fr, ‟Gaza : comment Israël est tombé dans le piège de l’Iran, via le Hamas”), le Hamas est en mission commandée pour tester la défense israélienne et l’efficacité du Dôme de fer, une mission appuyée par le Hezbollah et l’Iran. Je ne souscris pas à cette analyse. Il me semble que le Hamas s’est lancé dans cette aventure précisément parce que l’Iran a pris ses distances vis-à-vis de lui. Certains voient la main de Téhéran un peu partout. Je n’ai aucune sympathie pour l’actuel régime iranien mais je me méfie de ceux qui tendent à expliquer l’actuel imbroglio mondial par une sorte de glissement des ‟Protocoles des sages de Sion” aux ‟Protocoles des sages d’Iran”. Cet article de Jacques Benillouche (dont j’apprécie volontiers les analyses) semble aller dans ce sens.

Temps couvert, chaud et humide. Des souffles frais viennent des rues perpendiculaires à la mer. Sheinkin St., une rue où je me verrais habiter, une rue commerçante avec petits cafés-bars où prendre des notes et lire. Rothschild Blvd, la fraîcheur de son allée centrale qu’ombragent des arbres aux troncs qui dessinent une perspective d’idéogrammes. De belles constructions de style Bauhaus en restauration. Ce style est toujours moderne et avec lui, l’architecte dispose d’un magnifique répertoire afin de poursuivre le développement de Tel Aviv, The White City. Sur certaines portions de rues, les arbres ménagent des tunnels de fraîcheur. Les plus beaux monuments de Tel Aviv sont ses arbres. Passe un Juif à grand chapeau. Il chante tout en jouant de sa sonnette et en zigzagant sur sa bicyclette. Je pense aussitôt loubavitch avant de découvrir, à quelques pas, le Chabad Lubavitch Center (à l’angle de Merkaz Ba’aley Mechala St. et de Yokhanan Hasandlar St.). Un gardien aux yeux bleus somnole dans ce qu’il reste d’ombre. A côté de lui, un transistor émet en russe. J’entends à peine parler le français, contrairement à l’année dernière, même époque. Il est vrai qu’en France les médias s’emploient avec une persévérance particulière à inquiéter la population. Venir en Israël en nombre aurait pourtant été le meilleur moyen de soutenir le pays. Par ailleurs, un Juif, surtout s’il porte la kippa, est à présent plus en sécurité en Israël (même soumis aux tirs du Hamas) qu’en France. Devant le soleil couchant, sur un banc de Sir Charles Clore Park, j’observe les effets d’une lumière qui dessine un éventail d’or à la manière des autels du Baroque. D’immenses souffles frais venus du large me reposent de la chaleur moite. Certains apportent une odeur de varech qui me replace dans des vacances atlantiques, des vacances d’enfance et de jeunesse. J’entends plus le russe que l’hébreu. 22 h, une alerte par SMS. Les clients dans les escaliers de l’hôtel. On discute, on rit. Des explosions sourdes.

18 juillet. Ce matin, 6 h 30, à l’écran : ‟(Reuters) Israel launched a Gaza ground campaign…” Prions pour que les soldats de Tsahal rentrent sains et saufs après avoir infligé le maximum de pertes et de destructions au Hamas. La dernière attaque terrestre contre le Hamas remonte à la fin 2008 / début 2009, soit trois semaines de combats au cours desquels Tsahal déplora treize tués. Aujourd’hui, le Hamas acculé a tout intérêt à provoquer Israël afin d’attirer la compassion du monde sur ‟les pauvres Palestiniens” et la réprobation du monde sur ‟les méchants Juifs, tueurs d’enfants”. L’ignoble radotage. Il ne faut plus verser un dollar aux Palestiniens, ces rentiers de l’humanitaire corrompus à un point que nous n’imaginons pas. Quand je pense qu’une partie de mes impôts finance le Hamas ! Quand je pense qu’à chaque plein d’essence j’enrichis le Qatar, suppôt du terrorisme international ! Dans cet imbroglio, rendons hommage, une fois encore, à l’Égypte des militaires.

Protective Edge 2014

IDF APCs (Armed Personnel Carriers) are seen near the Gaza border in southern Israel on the second day of Operation Protective Edge, Wednesday, July 9, 2014. (photo credit: Yonatan Sindel/Flash90).

 

8 h 30. Dans un café sur Allenby St. Les ombres encore longues et une relative fraîcheur. Je pense à cette remarque d’une amie : ‟Les Juifs dérangent car ils sont des témoins”. Je pense à mon engagement au Sar-El, un engagement qui prend un surcroît de sens avec cette guerre contre le Hamas. Les unités combattantes ne pourraient rien sans cette logistique à laquelle participent les Volontaires. Le lien entre les combattants et ceux qui s’affairent dans les entrepôts et les ateliers est discret mais vital. Le bruit du percolateur me tire de mes pensées. Je note la présence d’une belle fille en terrasse, visage slave. Je reprends la lecture d’Eric Newby, cet observateur soucieux de détails et amusé qui fait un usage discret de l’auto-dérision, un art dont les Anglais sont les maîtres incontestés. Ils savent s’observer avec férocité et détachés d’eux-mêmes, ce qui les aide à supporter les situations les plus pénibles.

Dans l’ancienne mairie de Tel Aviv, un très beau reportage muet sur l’évolution de cette ville de 1896 à 2009, des dunes de sable et des baraquements de fortune à la métropole d’aujourd’hui : un reportage trépidant avec un montage et des cadrages excellents. Tel Aviv et le ficus macrophylla. Gan Hatikvah, un parc conçu par le paysagiste en chef de la municipalité, Avraham Karavan. Des arbres furent déplacés pour être replantés dans ce parc du sud de Tel Aviv. Des photographies montrent la neige recouvrant la ville au cours de l’hiver 1950 : bonhommes de neige, batailles de boules de neige avec des enfants, des adolescents mais aussi des adultes. La plage de Tel Aviv années 1940-1950 où je note la présence de très belles femmes ; l’une d’elles, vue de profil, ressemble à Nana (Anna Rizi), le modèle favori d’Anselm Feuerbach. ‟« Revealing the Hidden City » is a project that documented and scanned the photographs found in Tel Aviv and Jaffa family albums, past and present. The project was carried out in honor of Tel Aviv’s centenary, under the initiative of the Tel Aviv-Jaffo Municipality, and Yad Izhak Ben Zvi”. Hiver 1943, inauguration du Mugrabi (opera and theatre building) financé par Yaakov Mugrabi, avec Yosef Berlin comme architecte de cet ensemble Art déco. Zina Dizengoff Square, l’un des landmarks de la mémoire de Tel Aviv, un magnifique ensemble de Style international avec les horizontales soulignées des balcons. Dans le bureau de Meir Dizengoff, un  document intéressant entre tous : une immense carte au 1/1000 sous verre accrochée au mur : ‟First map of Tel Aviv drawn by the architect Leo Sheinfeld during his stay in Eretz Israel – 1923”. Dans une pièce attenante, un buste en marbre (1932) de Meir Dizengoff par Felix Weiss. Une photographie le montre à cheval, conduisant le carnaval de Pourim de 1931, en compagnie d’Avraham Shapira, également à cheval. La vieille mairie a été rénovée en 2009 par la municipalité de Tel Aviv-Jaffo, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Tel Aviv. Elle est intégrée au Bialik Complex dédié à la culture hébraïque et israélienne et déclaré World Heritage Site par l’UNESCO.

Un soldat de Tsahal a été tué, le sergent Ethan Barak, vingt ans. On ignore les circonstances exactes de sa mort. Friendly fire ?

Alors que je suis assis sur un banc de Sir Charles Clore Park en compagnie d’Eric Newby, qui m’entraîne par le souvenir sur les côtes du Dorset, et que j’attends le coucher du soleil, les sirènes commencent à hurler. Il est 18 h. Des passants se mettent à courir ; d’autres s’arrêtent et s’accroupissent ; d’autres, peu nombreux, poursuivent sans même presser le pas. Je choisis de quitter le vide du parc et d’aller m’appuyer contre un mur de ce sinistre bâtiment laissé à l’abandon face à la mer où vingt-et-un jeunes périrent dans l’attentat du 1er juin 2001. Alors que je viens de trouver un abri bien relatif en compagnie de deux couples, je distingue dans le bleu du ciel deux aiguillons incandescents puis deux masses blanches ; suivent deux sourdes détonations — Iron Dome.

Olivier Ypsilantis

 

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