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Margherita Sarfatti, une personnalité centrale de l’Italie de Mussolini – 2/2

24 février 1926, inauguration de l’exposition du Novecento italiano. Trois cent seize œuvres sont exposées qui appartiennent à cent quatorze artistes. Derrière cette sélection censé proposer une vision complète de l’art italien contemporain, Margherita Sarfatti. Mussolini prononce le discours d’inauguration. Le Novencento italiano aura la caution du pouvoir et bénéficiera de ses largesses. Mussolini se garde pourtant de toute déclaration officielle en faveur du mouvement.

 

Mario Sironi, Urban landscape with chimneys 1921Une composition de Mario Sironi (1885-1961) de 1921.

http://www.settemuse.it/pittori_scultori_italiani/mario_sironi_opere.htm

 

La déclaration d’intentions du Novecento italiano va faire du bruit, les futuristes se considérant comme les ‟inséminateurs de la modernité” et les ‟géniteurs du fascisme”. Dans la préface au luxueux catalogue de l’exposition, Margherita Sarfatti précise que celui-ci est destiné à être la documentation la plus dynamique et la plus complète sur le nouvel art en Italie. Elle a invité des artistes engagés dans des voies qu’elle avait dénoncées, comme les abstraits géométriques. Elle sait que leur présence est indispensable au prestige de cette exposition. Par ailleurs, ils sont devenus des valeurs sûres du marché de l’art parisien, européen, voire américain. Les futuristes seront les invités de l’URSS qui mettra à leur disposition plusieurs salles de son pavillon à la Biennale de Venise.

Jusqu’en 1932, Margherita Sarfatti secondée par Alberto Salietti va conduire la machine médiatique qu’est le Novecento italiano. Françoise Liffran en a consulté les archives, des archives conservées par Alberto Salietti et publiées par Claudia Gian Ferrari. Elles permettent d’appréhender l’ampleur des contacts, tant nationaux qu’internationaux, tant officiels qu’officieux dont a bénéficié Margherita Sarfatti. Le Novecento italiano est également une affaire lucrative. Margherita Sarfatti fait l’intermédiaire entre peintres, collectionneurs et organismes d’État. Certains s’offusquent du caractère mercantile et affairiste du mouvement ; il n’empêche, sans elle nombre d’artistes n’auraient pu accéder à la notoriété.

L’idée lancée par Margherita Sarfatti en 1919 de fonder une Académie a fait son chemin depuis le congrès des intellectuels fascistes de Bologne, en 1925 : délégitimer la prestigieuse Accademia dei Lincei, fondée en 1603. En janvier 1926, Mussolini fait signer par le roi un décret qui instaure une Académie royale d’Italie dont le rôle sera de chapeauter toutes les autres Académies. Margherita Sarfatti salue l’événement dans la presse. Plus d’élection ni de cooptation, trente académiciens sont nommés par Mussolini. Parmi eux, Marinetti et le jeune physicien Enrico Fermi.

Les généreuses subventions accordées par le régime se font aux dépens de la recherche scientifique ; la meilleure part va à l’histoire et l’archéologie romaines, aux expéditions (voir Umberto Nobile) et aux études ‟coloniales”. Les Académiciens sont réquisitionnés pour les inaugurations, les défilés et les réceptions du régime.

La romancière sarde Grazia Deledda est pressentie pour le prix Nobel de littérature 1926, mais elle est hostile au régime. Mussolini prend ce choix pour un affront et décrète que ce prix doit revenir à la poétesse Ada Negri qui à cet effet sollicite le soutien de Margherita Sarfatti. Mais Grazia Deledda emporte le prix, seule, et elle vivra la période du fascisme en se refusant à toute déclaration ou prestation permettant au régime de tirer parti d’elle. Ada Negri se fâchera définitivement avec Margherita Sarfatti, la rendant responsable de son échec au prix Nobel de littérature.

La culture se fascise peu à peu, le centralisme bureaucratique s’affirme. L’autonomie des artistes se réduit et l’inscription au syndicat devient obligatoire, une inscription qui régit tous les aspects de la carrière des artistes. Ne pas appartenir à une corporation, c’est se condamner à la solitude, aux difficultés matérielles en tout genre, aux tracasseries administratives. De par leur notoriété internationale, seuls un Carlo Carrà ou un Medardo Rosso peuvent passer outre. Margherita Sarfatti agit en douceur envers la corporation des artistes. Elle ménage son partenaire obligé, Cipriano Efiso Oppo, un homme courtois mais mandaté pour absorber voire écraser le Novecento italiano, et elle se démène pour promouvoir ‟son” mouvement dans toute l’Europe. A la Biennale de Venise, elle impose une fois encore des figures majeures du groupe. Des critiques font part de leur agacement ; mais elle n’en démord pas et trouve appui à Paris auprès de Mario Tozzi, porte-parole du mouvement et ami du critique Waldemar George. Ces deux hommes créent le ‟Groupe des Sept” (Gruppo dei sette) qui réunit Giorgio de Chirico, Alberto Savinio, Gino Severini, Renato Paresce, Massimo Campigli, Filippo De Pisis et Mario Tozzi. Le groupe va exposer à Paris, sur la rive gauche et la rive droite, à Genève, Milan et d’autres villes d’Italie, et même à New York.

 

Carlo Carrà

Une composition de Carlo Carrà (1881-1966) de 1942.

 

Le Dr. Gebhard Werner von der Schulenburg entre en contact avec Margherita Sarfatti en vue d’une vaste exposition à Berlin. Chaque exposition à l’étranger est soutenue par une puissante campagne médiatique, notamment par la ‟Revue du Novecento” dirigée par Magherita Sarfatti. Par leur traitement et leur thématique, les œuvres du Novecento italiano trouvent plus d’écho en Allemagne, dans les Flandres et dans les pays scandinaves. Le Dr. Gebhard Werner von der Schulenburg a vu juste, il a perçu le rapport d’ambiance entre le Novecento italiano et la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit). A Paris, la presse consacre André Derain dont la production s’inscrit dans le retour à l’ordre face aux bizarreries des Surréalistes. En Toscane, artistes et écrivains du mouvement Strapaese (dont les chefs de file sont Ardengo Soffici et Curzio Malaparte) se sont faits les chantres du fascisme rural. Dans leur revue ‟Il Selvaggio”, ils dénoncent l’architecture rationaliste, le cinéma et les emblèmes de la modernité qu’affiche le fascisme urbain, milanais donc. Le Toscan Massimo Bontempelli, fondateur de la revue ‟900”, sous-titrée ‟Cahiers d’Italie et d’Europe”, attaque lui aussi le Novecento italiano. Il fait sienne une expression élaborée par le critique d’art allemand Franz Rohet et appelée à un bel avenir : réalisme magique (magischer Realismus ou realismo mágico). L’expression est adoptée par le ‟Groupe des Sept” qui n’en reste pas moins attaché au Novecento italiano. Le ton monte. Massimo Bontempelli est nommé secrétaire général du syndicat des auteurs, un poste non moins important que celui d’Efisio Oppo pour la peinture. La marraine du Novecento Italiano comprend qu’il lui faut adopter un profil bas face aux Toscans.

Magherita Sarfatti aimerait que le Novecento italiano devienne à la Permanente Milano le grand rendez-vous de l’art contemporain. Mais Mussolini ajourne le projet. Entre-temps, la Corporation des artistes aura monopolisé l’intérêt du public dans toutes les régions d’Italie, avec ses expositions par genres, thèmes et techniques, avec ses concours, médailles et prix. Jusqu’à présent en retrait sur la question de l’art, Mussolini affirme sa volonté de créer un ‟art fasciste”. Les artistes du Novecento italiano y participent-ils ? Giuseppe Bottai lance une enquête dans sa revue ‟Critica fascista” : Existe-t-il un art fasciste ? Et s’il existe, comment le caractériser ? Margherita Sarfatti qui avait tenu le Nocecento italiano à bonne distance du débat politique doit s’engager si elle ne veut éviter d’être dépassée par Giuseppe Bottai. Elle publie un article dans ‟Il Popolo d’Italia” en faisant usage d’une violente rhétorique. Elle défend Mario Sironi qui par ses caricatures, affiches et couvertures de revues incarne selon elle l’‟artiste fasciste” qui fait converger avec vigueur propagande et recherche picturale.

L’enquête menée par Giuseppe Bottai lui fait prendre conscience de la diversité des groupes d’artistes et d’intellectuels plus ou moins captifs de la sphère culturelle fasciste. Elle doit admettre que le Novecento italiano ne saurait représenter la totalité de la culture fasciste. Il lui faut donc tenir bon, fortifier l’unité du groupe alors que les polémiques se multiplient. Roberto Farinacci que Mussolini a congédié du poste de premier secrétaire du Partito Nazionale Fascista (P.N.F.) durcit ses attaques à l’encontre de Margherita Sarfatti et ‟son” Novecento italiano. Carlo Carrà (qui siège entre autres à la commission des acquisitions d’œuvres pour le compte de l’État) reste loyal envers elle et le Novecento italiano.

En repoussant le projet d’exposition à Milan, Mussolini tient à faire savoir à Margherita Sarfatti que le fascisme c’est désormais Rome et non plus Milan. Il veut en finir avec le fief culturel lombard, potentiel foyer de rébellion. A Rome, Margherita Sarfatti se sait fragile, contrairement à Milan où elle a été une reine, en quelque sorte. A Rome, les intellectuels, amateurs d’art et artistes se tiennent à l’arrière-plan, derrière la haute société romaine et ses prestigieuses généalogies, une société qui par ailleurs fournit à la monarchie l’élite militaire.

Après l’exposition à La Permanente Milano, Margherita Sarfatti espace sa collaboration avec ‟Il Popolo d’Italia” et confie l’administration ordinaire de la revue ‟Gerarchia” (qu’elle dirige depuis Rome) à une parente, Eloisa Foà, Juive vénitienne qui l’aide dans la gestion de ses affaires et dans ses relations avec les collectionneurs et marchands d’art. Les Foà, Juifs observants, ont un rôle central au sein de la communauté juive milanaise. Carlo, le mari d’Eloisa, est nommé à la présidence du mouvement sioniste. Leur domicile (la Carlisa) devient le point de ralliement des artistes qui fréquentaient le Corso Venezia (domicile de Margherita Sarfatti à Milan) et c’est chez eux qu’elle séjourne lorsqu’elle revient dans cette ville.             

 

Alberto Salietti 1927

Une composition d’Alberto Salietti (1892-1961) de 1927.

 

Olivier Ypsilantis

 

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