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En lisant ‟L’antisémitisme à gauche – Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours” de Michel Dreyfus – 5/9

 

5 – De la Grande Guerre à la grande crise (1914-1931)

La Grande Guerre et ses conséquences

En août 1914, l’immense majorité des socialistes syndicalistes et une bonne proportion d’anarchistes soutiennent l’Union sacrée au nom des idéaux de la Révolution française et des valeurs de la République. La guerre affecte en profondeur les organisations ouvrières et sa durée va favoriser l’émergence d’un courant pacifiste toujours amplifié. La prise du pouvoir par les bolchéviques (octobre 1917) confirme cette évolution et entraîne la création du Parti communiste au congrès de Tours (1920) avec scission de la SFIO puis, l’année suivante, celle de la CGT entre CGT confédérée proche de la SFIO et CGT unitaire bientôt dirigée par les communistes. En France, l’antisémitisme est mis en sourdine. Comme partout, les Juifs s’engagent afin de prouver leur fidélité au pays. Robert Hertz qui sera tué au combat en 1915 remarque que la guerre leur apparaît comme l’occasion de normaliser leur relation et celle de leur descendance.

 

Changement de la situation des Juifs en Russie à partir de 1917

La révolution russe (février 1917) proclame la liberté religieuse et abroge les nombreuses restrictions de droit imposées aux six millions de Juifs qui vivent dans l’Empire des tsars. Agustin Hamon qui analyse la situation des Juifs dans le cadre des relations internationales s’en réjouit. Le poète André Spire (voir son livre ‟Les Juifs et la guerre”) salue lui aussi les effets positifs de la révolution de Février pour les Juifs de Russie. Ci-joint, un lien Persée signé Catherine Fhima et intitulé ‟Aux sources d’un renouveau identitaire juif en France – André Spire et Edmond Fleg” :

www.persee.fr/web/revues/…/mcm_1146-1225_1995_num_13_1_1138

A partir de novembre 1917, la droite et l’extrême-droite dénoncent dans la seconde révolution russe un ‟complot judéo-bolchevique”, une dénonciation qu’elles reprendront pendant des décennies. Pourtant, jusqu’en 1914, les Juifs ont davantage adhéré au Parti menchevik que bolchevik ; et sur les vingt-et-un membres du Comité central du Parti bolchevique, il n’y a que cinq Juifs. Qu’importe ! L’antisémite voit le Juif partout et, à l’occasion, il traite de ‟Juif” celui qu’il veut stigmatiser même s’il ne l’est pas. Un journaliste socialiste, Ruben Blank, a démenti des allégations dans un article intitulé ‟Le rôle politique des Juifs”, allégations selon lesquelles les Juifs auraient détruit l’armée russe, vendu la Russie à l’Allemagne et provoqué puis consolidé le triomphe du bolchevisme en Russie. J’en viens directement à la troisième dénonciation : Ruben Blank remarque que les Juifs étaient absents des deux principaux foyers initiaux du bolchévisme, la flotte de Kronstadt et le prolétariat de Petrograd. Il remarque également que 90 % des Juifs de l’Empire russe étaient concentrés en Lituanie, Pologne, Ukraine et Russie, là où la résistance au bolchévisme a été la plus forte. Il remarque enfin que le bolchévisme a un ‟caractère foncièrement russe” et que Trotski ne suffit pas à lui donner un caractère juif particulier. A partir de l’accession de Staline au pouvoir, en 1923-1924, l’importance des Juifs dans le communisme mondial ne cessera de décroître. Notons qu’à gauche, bien peu dénonceront le caractère antisémite des procès de Moscou.

 

La Déclaration Balfour et l’essor du sionisme

A partir des années 1920, le sionisme suscite des critiques, principalement à l’extrême-gauche. Rappelons que la Déclaration Balfour avait été énoncée en novembre 1917. Rappelons aussi que Berlin et Londres furent plus que Paris des lieux vitaux du sionisme naissant, le sionisme qui jusqu’à la veille de la Grande Guerre n’était en France qu’un mouvement marginal : l’assimilation était sacro-sainte et tout ce qui la contrariait était considéré avec hostilité ; les Juifs de France eux-mêmes ne juraient que par la République émancipatrice, une position confortée par la réhabilitation de Dreyfus. Bref, les idéaux républicains brillaient haut dans le ciel et le sionisme semblait une réponse plutôt bancale à la ‟question juive”. Theodor Herzl qui avait analysé l’antisémitisme dans plusieurs pays d’Europe depuis les années 1880 ne croyait pas aux vertus de l’assimilation. Par ailleurs, il envisageait la question juive sous un angle national faisant ainsi la nique aux assimilationnistes qui considéraient cette question sous un angle exclusivement religieux et social.

Le sionisme s’inscrit dans la lignée des mouvement nationaux du XIXe siècle tel le Risorgimento ; il en diffère pourtant sur deux points : apparu plusieurs décennies après que ces mouvements aient culminé (en 1848), le sionisme revendique un territoire déjà habité. Le projet sioniste ne rencontre en France qu’indifférence ou hostilité. Quant aux socialistes et à l’extrême-gauche, ils craignent que le sionisme ne détourne les Juifs de la lutte révolutionnaire car, selon l’analyse marxiste, seule la lutte des classes et la révolution peuvent en finir avec l’antisémitisme. Les réactions suite au massacre de Kichinev, en 1903, nous aident à comprendre combien la majorité des socialistes en France et en Europe ont eu du mal à appréhender la spécificité de l’antisémitisme.

Le sionisme avait une faible audience en France, contrairement à l’Allemagne. De ce fait, le sionisme apparaissait dans l’Hexagone comme une ‟invention allemande”. Michel Dreyfus note par ailleurs : ‟Durant l’Entre-deux-guerres, cette fragilité originelle du sionisme français le laissa démuni et en situation d’infériorité devant l’extrême gauche qui s’ouvrait alors peu à peu à l’anticolonialisme”. Le sionisme fut considéré par la IIe Internationale de manière plus ouverte que par les socialistes français, l’antisémitisme progressant fortement à partir des années 1880, en Europe centrale et orientale. Marx et Engels, partisans de l’assimilation, ne connaissaient rien à la situation des Juifs dans cette partie de l’Europe. Le Bund, un grand parti juif, ne croyait pas au sionisme. Karl Kautsky jouait lui aussi la carte de l’assimilation et remettait donc en cause le sionisme.

La Déclaration Balfour fut accueillie sans enthousiasme voire avec hostilité par les Juifs français. Dans un premier temps, la gauche française assimila le sionisme à une manœuvre de l’impérialisme britannique avant d’adopter une position plus nuancée vers la fin des années 1920. Le Parti communiste et l’extrême-gauche dénonceront le sionisme jusqu’en 1948.

 

Les Protocoles des sages de Sion

Les ‟Protocoles” commencèrent à rencontrer un réel succès à partir de 1917, avec les deux révolutions russes, la chute du tsar et son assassinat l’année suivante, autant d’événements supposés être exclusivement l’œuvre des Juifs. Ce livre délirant connut la consécration à partir de 1920. En France, c’est un journal radical-socialiste, ‟L’Œuvre”, qui publia pour le première fois ce faux. Dans les années 1930, les ‟Protocoles” propagèrent l’idée selon laquelle les Juifs étaient responsables de la guerre, bien plus que Hitler. Des pacifistes socialistes et anarchistes reprendront cette idée en 1937-1938 et certains la défendront même après 1945.

 

Léon Blum cristallise des survivances antisémites chez les communistes

L’arrivée de Léon Blum à la direction de la SFIO, en 1920, attise l’antisémitisme à droite mais aussi à gauche, bien que dans une moindre mesure. Léon Blum, ce bourgeois d’origine juive, est l’objet de violentes attaques de la part des communistes, attaques non dénuées d’antisémitisme. Idem avec les socialistes et les pacifistes qui à partir des années 1930 le dénoncent comme un fauteur de guerre sur un ton insidieusement antisémite. Les mauvais rapports entre la SFIO et le PC favorisent les attaques contre Léon Blum, des attaques qui s’estompent au cours des périodes cruciales comme le Front populaire (1934-1938) et la Libération. Léon Blum n’est pas le seul à être attaqué en tant que Juif par les communistes : il faudrait citer Georges Mandel (de son vrai nom Louis Georges Rothschild, sans lien de parenté avec la famille des banquiers) ainsi que Jean Erlich. Dans le ‟Manifeste d’Essen” (1923) des partis communistes européens (visant à encourager l’agitation contre l’occupation française de la Ruhr), on trouve une allusion au Shylock de ‟The Merchant of Venice” de Shakespeare. Depuis 1928, l’Internationale communiste lance un mot d’ordre : privilégier la lutte contre les socialistes — les sociaux-démocrates sont traités de ‟sociaux-fascistes” —, un mot d’ordre qui, en Allemagne, tue dans l’œuf toute possibilité d’action commune entre socialistes et communistes et conduit le Parti communiste allemand à des compromissions avec les nazis. La spécificité du nazisme échappe à l’ensemble de la gauche allemande. Dans les attaques communistes contre Léon Blum, il n’est pas toujours facile de savoir si c’est le socialiste ou le Juif qui est visé. La dépravation est un autre thème récurrent chez les antisémites, nazis et fascistes ; il est également utilisé par les communistes qui jugent que Léon Blum est d’une moralité douteuse suite à son essai intitulé ‟Du mariage”. Ces perfidies à l’encontre de Léon Blum font les délices de la droite et de l’extrême-droite dans les années 1930 ; il n’empêche, les communistes les ont précédées. ‟L’Humanité” se gausse de virilité et traite Léon Blum de ‟grande coquette”. Son ‟immoralité” est trimbalée dans le domaine de la politique, dans celui de la finance et de la bourgeoisie. Léon Blum a donc embarrassé les communistes pour diverses raisons, et en partie parce qu’il n’attendait pas du socialisme et de son triomphe une solution au problème juif.

 Leon Blum (1872-1950), French politician.Léon Blum (1872-1950)

 

Un intérêt croissant du socialisme pour le sionisme

En 1919, à Amsterdam, une conférence socialiste internationale s’efforce de faire une synthèse entre le marxisme et le sionisme, soit une résolution internationale prônant l’égalité et la protection des Juifs ainsi que des autres minorités nationales. A l’issue de cette conférence, il est établi que le peuple juif a le droit de ‟créer un centre national en Palestine (…) sous le contrôle de la SDN”, tout en tenant compte des ‟justes intérêts des autres populations du pays”. Dans les années 1920, les socialistes français commencent à débattre du sionisme avec le docteur Joseph Oguse qui estime que le sionisme ne résulte pas de la volonté d’un peuple de s’affranchir mais ‟d’un sentiment morbide, né de circonstances spéciales”. Pour ce dernier, les sionistes constituent une minorité parmi les Juifs, une minorité trop réduite pour former une nation et représenter une aspiration nationale. En conséquence, et toujours selon lui, les sionistes devront chercher le soutien des hommes d’État au pouvoir et se montrer conciliants envers le pape et les banquiers pour ne citer qu’eux. Bref, sionisme et socialisme ne peuvent faire bon ménage. Ce jugement est repris par Jacques Peskine qui rappelle que le Bund s’est opposé au sionisme. Kautsky adopte une attitude fort timide envers le sionisme qui d’après lui est devenu un enjeu après la Grande Guerre, ce qui ne plaide pas en sa faveur. Dirigeant du parti ouvrier belge (P.O.B.), Émile Vandervelde admet que les Britanniques ont eu des arrière-pensées mais il refuse pour autant de voir les sionistes comme des ‟instruments de l’impérialisme britannique”. Ci-joint, un article signé Luc Henrist et intitulé ‟Est-il possible d’être socialiste et sioniste ?” avec des extraits de lettres et d’articles d’Émile Vandervelde :

actualitechretienne.wordpress.com/…/luc-henrist-est-il-possible-detre-soci

Autre figure importante du P.O.B., Camille Huysmans qui comprend que les Juifs veuillent lier ‟le présent au passé et se sentir chez eux dans le pays habité par leurs ancêtres”. Il note par ailleurs que les Juifs ont mis en valeur les terres qu’ils occupent, alors que les Arabes n’y ont pratiquement rien fait. Sa conclusion est sans appel : ‟Les Juifs ont droit à un Home national”.

 

Les anarchistes et La Révolution prolétarienne

Les anarchistes sont moins virulents envers Léon Blum que ne le sont les communistes. En revanche, l’antisémitisme est bien présent à ‟La révolution prolétarienne” (publiée de 1925 à 1939, elle reparaîtra à partir de 1947) qui ne cesse de revendiquer l’héritage intellectuel du syndicalisme révolutionnaire d’avant-guerre, une filiation en partie effectuée par Robert Louzon chez qui l’antisémitisme est une constante et qui persiste à croire en la toute-puissance des Rothschild. Il se montrera hostile au sionisme jusqu’à sa mort, en 1976, et il verra se profiler l’ombre du Rothschild de Londres derrière Israël. En 1929, ‟La révolution prolétarienne” s’en prend à Justin Godart, l’un des rares hommes politiques français favorables au sionisme.

Olivier Ypsilantis

 

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