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En lisant ‟Jour de Sharav à Jérusalem” de Pierre I. Lurçat

J’ai devant moi le livre de Pierre I. Lurçat, ‟Jour de Sharav à Jérusalem”. C’est un livre agréable à regarder : le format, la mise en page, la police de caractères et le corps, le papier, sa tonalité et son grammage, la couverture pelliculée mat, une couverture à dominante bleue ou plutôt bleu-gris car la photographie de Marc Israël Sellem montre un ciel nuageux structuré par une construction qui évoque le mât d’un puissant voilier ultra-moderne. Il me semble que cet élément du pont de Santiago Calatrava est devenu l’un des symboles de Jérusalem.

 

Pont à cordes de Calatrava à JérusalemLe pont à cordes (pont à haubans) de Santiago Calatrava, inauguré en 2008, inspiré de la harpe de David et dont le mât figure sur la couverture de ‟Jour de Sharav à Jérusalem”.   

 

‟Jour de Sharav à Jérusalem” est dédicacé au père de l’auteur, François Lurçat (1927-2012). En fin de livre, dans les Remerciements, le père revient : il fut son premier et son plus fidèle lecteur ; l’auteur nous confie qu’il n’aurait jamais persévéré dans l’écriture sans ses encouragements et sa lecture bienveillante. Le quatrième de couverture commence ainsi : ‟Les personnages réels ou imaginaires de ces chroniques sont, à l’instar du narrateur, partagés entre passé et présent, entre leur pays natal et la Terre d’Israël — le “pays ancien-nouveau” rêvé par Herzl et devenu une réalité, par le sang et la sueur des ‛Haloutsim, les pionniers qui ont défriché la terre et pavé les routes. “Pouvait-on aimer deux langues, deux cultures, deux pays en même temps ?” A travers les pages de ce livre, imprégné de réminiscences des auteurs classiques de la littérature française et hébraïque moderne, apparaît en filigrane la ville de Jérusalem, qui est en quelque sorte le personnage principal de ces chroniques.”

On l’a compris, l’auteur nous invite à une promenade dans l’espace et le temps. Il marche dans une ville et ausculte des mémoires, autant d’activités pour lesquelles j’ai une prédilection. Ce petit livre est divisé en vingt-et-un chapitres. Le premier intitulé “Célébrations d’automne” s’ouvre sur ces mots : “Chaque année, avec le retour de l’automne, il sentait monter en lui un sentiment de nostalgie mêlé de joie, comme lorsque dans son enfance, il voyait arriver la rentrée des classes.” Je recopie ces lignes tout en regardant par la fenêtre de ma chambre à Versailles. Je détaille le branchage des grands arbres du jardin, m’efforçant d’imaginer tout ce qui a pu en déterminer le tracé. Mais j’en reviens au livre. L’auteur évoque les marronniers et le jardin du Luxembourg, des arbres et un jardin emblématiques de mon enfance. “Pouvait-on aimer deux langues, deux cultures, deux pays en même temps ?” Je sais déjà que je vais aimer ce livre.

Je ne connais pas le rabbin Harlap mais le texte intitulé “Le rabbin et le philosophe” m’a replacé dans l’antre d’un bouquiniste de Tel Aviv. Mes fenêtres donnaient sur son commerce où j’allais fureter les jours de pluie. Je me souviens notamment de boîtes à chaussures remplies de cartes postales que j’avais détaillées une à une. J’étais reparti avec une enveloppe pleine de vues d’Italie et de Grèce — la baie de Volos ! — et de fantaisies autour de la Torah, des compositions aériennes à la palette douce et saupoudrées à l’occasion de paillettes dorées. Je ne cesse de parler de moi alors que je me suis promis de rendre compte de ce livre… Mais il se trouve, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, que ce livre stimule ma mémoire, et il me semble qu’il en sera de même pour chacun de vous.

Qui est donc cet écrivain au sommet de sa gloire et choyé par l’étranger qui lui fait apparaître son pays, Israël, comme provincial ? Il sait qu’il a du succès pour ses qualités d’écrivain mais aussi pour ses prises de position politiques “convenables” qui ne peuvent que plaire au Ha’aretz. Après 1967, cet écrivain “avait alors déclaré publiquement son rejet de la politique d’implantation et son adhésion au principe de la paix contre les territoires”.

2002, j’étais en Espagne et je ne me souviens pas avoir lu le nom de David Gritz, ce jeune Français tué dans l’attentat de la cafétéria de l’Université hébraïque de Jérusalem. Il repose au cimetière Montparnasse, un cimetière qui s’inscrit dans mes souvenirs d’enfance : ma chère grand-mère habitait à quelques pas. A présent, le nom de David Gritz s’est inscrit dans ma mémoire. Ce quatrième texte intitulé “Le violon de David Gritz” s’achève sur une note platonicienne. C’est étrange, Platon agit comme une immense consolation. Il court en filigrane dans le Journal d’Ernst Jünger et il a été véhiculé par nombre de penseurs juifs, à commencer par Salomon Ibn Gabirol qui influença profondément des penseurs chrétiens majeurs.

 

David GritzDavid Gritz (1978-2002) : http://www.lyber-eclat.net/lyber/gritz/gritz4.html

 

Puis il y a le cinquième chapitre dont le titre est repris par le titre général : ‟Jour de Sharav à Jérusalem”. Un passage m’a fait réagir, page 35. Tel Aviv me parle davantage que Jérusalem — et loin de moi l’idée d’opposer le laïc au religieux ! —, je ne fais que rapporter une sincère impression de voyageur et de marcheur dans la ville. Les écrits du Rav Kook m’ont bouleversé et m’ont définitivement planté la pertinence du sionisme religieux. Mais j’en reviens à ce passage : c’est précisément parce que la ville de Tel Aviv a été construite ‟à partir de rien sur les dunes de Jaffa” que je l’aime plus que Jérusalem. Ma tendresse pour Tel Aviv est confirmée par les œuvres de Nahum Gutman, en particulier ses petits dessins au crayon qui montrent des ouvriers travaillant à la construction de ce qui est aujourd’hui une métropole, des ouvriers qui élèvent des immeubles ou qui pavent des rues. Je ne puis penser Tel Aviv sans penser Nahum Gutman. Je le répète, ma préférence pour Tel Aviv n’est sous-tendue par aucun militantisme laïc. Je profite de cette déclaration pour ajouter que la lecture de certains rabbins et penseurs religieux juifs m’aide à me diriger dans le désordre du monde, un désordre qui n’est qu’apparent, ainsi qu’ils l’affirment tous.

 Nahum Gutman, Tel AvivLa naissance de Tel Aviv vue par Nahum Gutman (1898-1980)

 

Ce recueil de nouvelles ne cesse d’éveiller en moi des souvenirs ; il en sera sans doute ainsi avec tous ses lecteurs. Ce livre est précieux : les souvenirs s’y donnent la main ; ceux de l’auteur aident ceux du lecteur qui le remercie. Une discrète insistance entre une femme et une ville structure plusieurs de ces nouvelles. Or, tout marcheur dans la ville  porte en lui ce lien souvent enfoui : parfois des femmes d’encre et de papier, des femmes littéraires, mais plus souvent des femmes de chair et de sang qui, dans les lieux de mort et de destruction massive, donnent une telle épaisseur au temps que nous ne savons plus comment l’envisager. Et je pense à des marches dans Hamburg, dans des quartiers qui furent dévastés par l’Operation Gomorrah et son Feuersturm.

Le sixième chapitre, ‟L’héritage de l’oncle Moshé”, invite à une réflexion à laquelle personne ne peut échapper. Il parle de la valeur de l’héritage laissé, des enfants bien sûr mais aussi des bonnes actions, ‟les fruits de l’homme” : ‟Toi, mon ami qui n’a pas eu le bonheur d’élever des enfants (l’oncle Moshé était resté sans enfant), tu as cependant laissé derrière toi de nombreux fruits, grâce à tes bonnes actions…” Et que fera l’auteur du modeste héritage de l’oncle Moshé ? Il se fera faire… une bibliothèque ; et en parcourant ses rayonnages, il pensera à l’oncle Moshé. La mémoire encore et toujours.

 

BialystokUne vue de Bialystok, cette ville qui abrita l’une des plus importantes communautés juives de Pologne : http://www.zchor.org/bialystok/bialistok.htm

 

Je ralentis le rythme de cette lecture. Je me sens décidément toujours plus chez moi dans ce recueil de nouvelles précises comme des gravures en taille-douce. L’oncle Moshé est retrouvé mort, droit sur sa chaise. Il écoutait des sonates pour piano et violoncelle de Rachmaninov. Il m’est devenu familier, comme l’oncle Samuel. L’un des mérites de ces pages est de vous rendre intimes des êtres que vous n’avez pas connus. Ce livre est d’une saveur douce-amère, agridulce dirait l’Espagnol. Un mot sur l’oncle Samuel : sa femme était si méchante qu’après l’avoir tourmenté, chassé et cocufié, elle fit inhumer ce Juif ashkénaze dans un caveau chrétien… sous une grande croix !

Samedi 18 janvier 2014 à Versailles. Je reprends ma lecture. Le jour se lève, une frange pâle que structurent des branchages. Je pense à Prague en automne, aux nuits parfumées d’étés athéniens entre jasmin et pistache, aux coins et recoins de fraîcheur d’étés cordouans… Ces pages me reconduisent vers tant de lieux, tant de villes, vers Jérusalem bien sûr, vers ces commerces où je contemplais les épices aux tonalités de fresques antiques et où j’achetais des pains moelleux et tièdes que je savourais dans la marche. Ces pages me reconduisent vers ce marché (entre la Central Bus Station et la Vieille Ville) où je commençais par me nourrir visuellement avant de me décider pour tel et tel pains. Elles me conduisent vers les hassidim de Bratslav à l’exubérante vitalité.

J’entreprends la lecture de ‟Chaya Kurtzovna se révolte contre Dieu”. Chaya est la grand-mère de l’auteur. Elle est née à Bialystok. Bialystok… Des souvenirs des années 1980 me reviennent. Cette ville était encore de l’autre côté du Mur. La proximité de la frontière soviétique contraignait les regards et les attitudes des corps, autrement plus qu’à Cracovie qui, en comparaison, semblait bien légère, italienne presque. A Bialystok, on respirait l’haleine du géant soviétique, je n’exagère rien. Dois-je le dire ? Cette Pologne que j’ai parcourue à pied sur quelque sept cents kilomètres puait la mort ; en traversant un bois, je fus pris par une sourde angoisse qui me fit accélérer le pas et même courir. Je n’étais pas poursuivi par des ombres inquiétantes, des fantômes, non, c’était pire. Il y avait quelque chose sous mes pieds et le mot Einsatzgruppen ne cessait de battre à mes tempes.

Bialystok où est née la grand-mère de l’auteur a été une ville juive, une ville de hassidim. D’un trait précis (on pense une fois encore à une gravure au burin), l’auteur rapporte son histoire, à peine quatre petites pages d’une belle densité qui nous rendent familiers la grand-mère Chaya et le grand-père Joseph. Pierre I. Lurçat a une autre qualité, et non des moindres, il sollicite la compassion, non pas sentimentalisme vague mais élan de sympathie envers ses personnages.          

La nuit est tombée. Je suis au dixième étage avec une vue panoramique sur Paris. Je ne vois plus ni le mont Valérien ni les hauteurs de Meudon. La Tour Eiffel s’est faite dentelle de lumière. Il est tard. Avant de m’endormir, je visiterai le tombeau de Rachel et retrouverai le nom de cette poétesse du même nom (Rachel Blaustein, 1890-1931) dont j’ai découvert le visage il y a seulement quelques jours, sur le blog de l’auteur :

http://vudejerusalem.20minutes-blogs.fr/tag/rahel

Dernier chapitre, ‟Le portrait d’un ‘Halouts”, le grand-père mort en 1967, année de la naissance de Pierre I. Lurçat. L’auteur chercha à en savoir plus sur cet homme qui avait empierré les routes avant de se faire ouvrier du bâtiment, un homme qui avait construit Israël à la sueur de son front, Israël qui n’était alors que le Foyer national juif. Pierre I. Lurçat fouilla les archives, en vain. A la faveur d’une émission télévisée, il comprit que son propre itinéraire suivait celui de ce grand-père et qu’en élevant ses enfants en Israël, il poursuivait l’œuvre du ‘Halouts. Mais lisez ce livre, et relisez-le. Il mérite de prendre place à côté des meilleurs écrits de la littérature franco-isréalienne ou israélo-française, je ne sais comment dire.

J’en reviens aux Remerciements. L’auteur s’adresse à Nathalie Blau, rédactrice en chef de l’édition française du Jerusalem Post, qui a publié la plupart des nouvelles de ce recueil et qui l’a encouragé à les réunir. Le vibrato de ce livre tient aussi à cette structure particulière où chaque abacule vit sa vie pour mieux participer à la composition. Il est beau ce petit livre, entre la France et Israël, entre Paris et Jérusalem, entre passé et présent, entre ici et là-bas. Comment ne pas y être sensible ?

Olivier Ypsilantis

 

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