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Theodor Lessing et la Haine de soi (Jüdisher Selbsthaß)

Cet article correspond pour l’essentiel à des notes prises au cours de la lecture de l’imposant ouvrage signé Maurice-Ruben Hayoun : ‟Les Lumières de Cordoue à Berlin” sous-titré ‟Une histoire intellectuelle du judaïsme”.

 

Theodor LessingTheodor Lessing (1872-1933)

 

Cette situation entre judéité et germanité a engendré le Jüdischer Selbsthaß, pour reprendre l’expression de Theodor Lessing. Cette haine très particulière procède du siècle dit ‟des Lumières” qui à bien y regarder n’était pas exempt de ténèbres, de sourdes et lourdes menaces. La grimace sous le sourire en quelque sorte. Ce siècle des Lumières exigeait des Juifs qu’ils s’effacent en tant que Juifs afin d’être présentables…

Maurice-Ruben Hayoun a traduit de l’allemand, annoté et présenté le livre de Theodor Lessing intitulé ‟La Haine de soi : le refus d’être juif” (‟Der jüdische Selbsthaß”), un livre écrit trois ans avant l’accession de Hitler au pouvoir. L’auteur y présente six Juifs emblématiques selon lui de cette haine : Paul Rée, Otto Weininger, Arthur Trebitsch, Max Steiner, Walter Calé, Maximilian Harden. Theodor Lessing écrit : ‟Mais je souhaiterais croire que même une confession aussi sincère et aussi belle que celle de la double appartenance de Jakob Wassermann, dans son livre ‟Mon chemin comme allemand et comme juif” (‟Mein Weg als Deutscher und Jude”), demeure tout simplement comparable à ces douloureux jeux de pistes qui recueillaient jadis la faveur de nos grand-mères et que l’on nommait ‟jeu du bateau”. Le joueur était censé être dans un bateau en train de couler, avec la possibilité de ne sauver qu’une seule des deux personnes qui lui étaient également chères. Il devait répondre à cette grave question de conscience, choisir entre le frère ou l’ami, la mère ou la fiancée.”

Lessing ? Étrange nom pour un Juif. Comme dans de nombreuses familles juives des bords du Rhin, les ancêtres de Theodor Lessing avaient choisi d’eux-mêmes le nom Lessing porté par l’ami de Moïse Mendelssohn, Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781), fils de pasteur et auteur de ‟Nathan le sage” (‟Nathan der Weise”). D’autres Juifs allemands avaient choisi le nom Schiller, l’un de ces noms qui leur faisaient espérer l’Émancipation sous le doux rayonnement des Lumières…

Quelques repères biographiques. En 1900, Theodor Lessing épouse une jeune fille issue d’une famille de junkers, Maria Stach von Goltzheim. Les parents acceptent mal que leur fille épouse un roturier, juif de surcroît. Afin de subvenir aux besoins du couple, Theodor Lessing devient pédagogue dans un Landschulheim Haubinba dont le directeur est abonné au journal antisémite de Theodor Fritsch, ‟Der Hammer”. Theodor Lessing finit par démissionner après avoir espéré le soutien des parents d’élèves juifs, en vain : ceux-ci préfèrent penser que leur progéniture ne risque rien. Pour Theodor Lessing, ces parents ne sont pas seulement victimes d’un leurre, ils laissent leur amour-propre au vestiaire. Joseph Roth vivra une expérience plus déprimante encore au cours d’une entrevue avec un banquier juif lui déclarant ne pas être ému par la venue au pouvoir de Hitler car ce dernier se contenterait éventuellement de tuer quelques Ostjuden mais que les Juifs comme lui seraient protégés par leur statut social… Joseph Roth finira par gifler son interlocuteur en le traitant de Saujude avant de quitter la pièce.

Les Juifs étaient sommés de choisir ‟entre le smoking et le caftan” — l’expression est de Karl Kraus — mais confits en dévotion devant la culture allemande, nombre d’entre eux s’imaginaient que les œuvres de Gotthold Ephraim Lessing, Friedrich Schiller et Johann Wolfgang von Goethe étaient les livres de chevet du peuple allemand.

Theodor Lessing remarque que si l’on fait grand cas des bienfaits de l’Émancipation, on ne s’attarde pas sur le prix à payer pour en bénéficier. Il jette l’opprobre sur ces Juifs qui préfèrent le luxe et le confort des villes de l’Occident et qui oublient la route de Jérusalem… Il observe d’ailleurs que les Ostjuden considèrent avec suspicion l’Occident et ses paillettes et il s’interroge. En 1906, il se rend en Galicie. De retour, il publie un compte-rendu de ce voyage, des pages sans complaisance. Alors traité ‟d’antisémite juif”, Theodor Lessing s’explique dans l’‟Allgemeine Zeitung des Judentums”. Il déclare par ailleurs que l’hyper-productivité juive en Allemagne est une manière pour les Juifs de se vendre au pays et il s’en prend au plus célèbre critique littéraire d’alors, Samuel Lublinski, l’un des premiers à signaler l’importance des ‟Buddenbrook”. Thomas Mann prendra tout naturellement la défense de son critique dans une réponse cinglante à Theodor Lessing.

Mais ce dernier va affronter des ennuis autrement plus sérieux. En 1925, il s’en prend au Generalfeldmarschall Hindenburg, dans un article où il le compare à l’assassin Fritz Haarmann qui avait tué et dépecé des dizaines de personnes entre 1918 et 1924. Il ignore qu’il a presque signé son arrêt de mort. La presse se déchaîne. On l’agresse sur la voie publique et dans les transports en commun. On brise les vitres de sa maison. Theodor Lessing qui avait été nommé professeur extraordinaire à la Haute École Technique de Hanovre est invité par le ministère à se faire oublier en abandonnant ses cours pour se consacrer à la recherche. En 1930, il fait paraître ‟Der jüdische Selbsthaß”. Le 31 janvier 1933, il publie un pamphlet contre le nouveau régime. Le 2 mars de la même année, il comprend qu’il lui faut quitter l’Allemagne. Le 30 août suivant, il est assassiné par des nazis, à Marienbad.

Pourquoi Theodor Lessing a-t-il écrit ‟Der jüdische Selbsthaß” ? Parce qu’il en était lui-même affecté, nous dit Maurice-Ruben Hayoun, mais aussi parce qu’il avait pris conscience (surtout après l’affaire de 1925) que ses ennemis n’avaient vu en lui que le Juif et en aucun cas le professeur et le critique. En 1932, suite à un voyage en Palestine, il écrit ‟L’insoluble question juive” où il expose méthodiquement les contradictions propres aux Juifs et les solutions proposées. Des Juifs s’envisagent simplement comme une communauté religieuse tandis que d’autres s’envisagent comme un peuple avec un territoire et une langue. Et les solutions ? L’assimilation. Mais Theodor Lessing a des antennes fines et juge l’assimilation comme dangereusement ambiguë. Par ailleurs, il ne se laisse pas prendre aux grands mots du communisme et malgré quelques réserves, il opte pour le sionisme après avoir observé de jeunes Juifs faisant verdir le désert.

L’Émancipation est un piège, estime Theodor Lessing, car on a émancipé les Juifs sans émanciper le judaïsme, sans lui accorder — en tant que religion — les mêmes prérogatives que le christianisme. Tout en louant l’action de Moïse Mendelssohn et de Gotthold Ephraïm Lessing, il prend du recul par rapport à la religion universelle de la raison censée combler et aplanir ce qui sépare. Certes, les Lumières ont fait tomber les murs du ghetto et en ont fini avec les lois spécifiques aux Juifs, avec le statut servile et les impôts prélevés sur leurs déplacements, mais dans un même temps ‟le droit talmudique n’intéressa plus que les érudits et les petits-fils de Moïse Mendelssohn n’étaient plus juifs.” C’est l’Émancipation qui a fait naître cette idée du Luftmensch, un homme capable de surpasser les autres dans tous le domaines mais qui n’en reste pas moins un Luftmensch. C’est cette tension entre deux mondes qui engendre la haine de soi-même. Le Juif doit croître sur un terreau qui le repousse. Une telle situation, nous dit Theodor Lessing, ne peut que conduire à l’automutilation, alors que celui qui est pleinement accepté par son peuple, sans arrière-pensée, se sent extraordinairement assuré.

Olivier Ypsilantis 

 

9 thoughts on “Theodor Lessing et la Haine de soi (Jüdisher Selbsthaß)”

  1. Parmi tous ces intellectuels juifs allemands, Lessing est l’un des seuls qui a lutté à la fois contre l’ennemi intérieur, sa Selbsthasse, et l’ennemi extérieur, le nazisme. Un homme exceptionnel mais qui n’avait aucune chance de s’en sortir car s’il analysait clairement, il n’en tirait aucune conclusion pratique. Il y a des moments où ce qui peut sauver la vie, c’est l’action.
    En yiddish, le mot Luftmensch signifiait seulement un homme si démuni qu’il vivait de l’air du temps.
    Amicalement

  2. Hanna, j’ai également été surpris par l’emploi que fait Maurice-Ruben Hayoun de «Luftmensch». Je m’en tenais moi aussi strictement à la définition yiddisch ; mais en cherchant, je me suis aperçu que le sens en est plus ample. Par exemple, j’ai trouvé cette définition dans Wiktionary :
    ‟One more concerned with airy intellectual pursuits than practical matters like earning an income.
    My husband is such a luftmensch he missed our anniversary dinner because he was too busy reading his books!” ou bien encore : ‟an impractical, unrealistic person” dans Webster’s New World College Dictionary.

    1. Hanna, les Béotiens n’étaient pas si béotiens qu’une certaine expression le laisse entendre. La Béotie est tout de même le pays des Tanagra 🙂 Shabbat shalom.

    2. Hannah, j’ai peu de temps pour écrire et ne le fais que rarement. Quelques articles ici ou là, tirés de mon expérience de psychanalyste qui me donne quelques éléments de compréhension de cette énigme qu’est la psyché.

  3. Lessing a ete assassine par la Gestapo en 1930, son livre a donc ete ecrit AVANT l’accession de Hitler au pouvoir (1933). C’est un ouvrage profond et passionnant, terriblement perspicace et eclairant. Merci pour ce compte-rendu.

  4. Un grand merci pour m’avoir signalé cette grosse erreur que j’ai rectifiée. Par contre, Theodor Lessing a été assassiné en 1933 (le 31 août) et non en 1930. Heureux de savoir que ce compte-rendu vous a plu.

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