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Promenade en hérésie – 2/3

Je n’exposerai pas ici la vie de Marcion ; je passerai sans tarder à sa doctrine. Brièvement. Il est né vers l’an 100, à Sinope. Son père était saint évêque du Pont-Euxin. Il voyagea en Asie avant de se rendre à Rome, en 145, où il ne tarda pas à avoir de sérieux démêlés avec l’Église romaine. Marcion s’appuyait sur une parole de Jésus (citée dans Luc, VI, 43) : «On ne met pas une pièce neuve dans une vieille étoffe ni du vin nouveau dans une vieille outre». Marcion s’adonna à l’étude approfondie de l’Ancien Testament afin de le citer dans son sens littéral. Jugeant tendancieuse l’interprétation des textes hébraïques que donnait l’Église, il s’employa avec acharnement à démontrer que l’Ancien Testament était truffé de cruautés accomplies au nom d’un Dieu cruel, un Dieu auquel il se complaisait à opposer le Dieu révélé par Jésus, un Dieu tout de bonté. Pour Marcion, il ne pouvait s’agir du même Dieu.

 

En dépit de l’hostilité de l’Église romaine, la doctrine gnostique dualiste connut un grand succès dans le monde chrétien, et jusqu’en Perse. Au Vesiècle, elle finit par se fondre dans le manichéisme qui, indirectement, influa sur le développement du christianisme. Le manichéisme primitif a beaucoup emprunté au mazdéisme qui a lui aussi des rapports indirects avec le christianisme par l’influence qu’il a sans doute exercée sur le judaïsme au temps de la captivité à Babylone.

 

La doctrine de Marcion évolua considérablement entre l’époque à laquelle elle fut professée par son auteur (au IIesiècle) et le Ve siècle, passant d’un simple dualisme à un gnosticisme plutôt compliqué qui conduisit à la doctrine des premiers gnostiques caïnites, les manichéens. Il faut lire à ce propos l’Arménien Eznik de Kolb (ou Eznik Koghbatsi). Je passe sur les embrouillaminis de cette gnose au sujet de laquelle il existe une abondante littérature pour retenir qu’un arrangement fut conclu, suite à une affaire de famille aux dimensions cosmiques. Le Dieu de bonté prit sous sa juridiction les Chrétiens, tandis que le Créateur (Jéhovah) restait le Dieu des Juifs et que le Dieu de méchanceté (la matière) régnait sur les païens. Jésus quant à lui instruisit Paul et l’envoya prêcher le salut.

 

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La Religion terrassant l’Hérésie (fin XVIIe) de Pierre Le Gros, Chiesa del Gesú à Rome.

 

Pour les marcionistes, il y a eu deux Créations. Le Dieu de bonté a créé le monde supérieur, immatériel et pur ; le Dieu juste (le Dieu des Juifs, le Dieu de la Genèse) a créé le monde inférieur, matériel et impur. Toutefois, après avoir vaincu le Méchant (la matière), le Dieu juste créa son propre ciel avec les parcelles les plus subtiles de la matière ; puis II créa le Paradis terrestre et Adam qu’il dota d’une âme empruntée à sa propre substance. Après avoir accompli cette œuvre, le Dieu de la Genèse (de l’Ancien Testament) sépara ce qu’il restait de matière : d’un côté, le monde visible ; de l’autre, le résidu dont II fit l’Enfer pour y exiler le Méchant.

 

La question de l’Incarnation de Jésus-Christ ne se posait pas aux disciples de Marcion qui étaient radicalement docétistes. Pour eux, Jésus-Christ n’avait pas été incarné, raison pour laquelle ils refusaient le sacrement de l’Eucharistie, tout en pratiquant les autres sacrements. Pour marquer leur rejet de l’Ancienne Loi, la Loi juive, ils avaient élaboré un certain nombre de pratiques dont le jeûne le jour du Shabbat.  A ce sujet, je conseille la lecture de «Histoire de la littérature chrétienne ancienne grecque et latine» de Claudio Moreschini et Enrico Norelli. Le lecteur y trouvera nombre de précisions concernant Marcion et sa doctrine.

 

Dans le «Dictionnaire des religions» de Mircea Eliade et Ioan P. Couliano, Marcion de Sinope est cité à trois reprises, deux fois au chapitre 10, «Christianisme», et une fois au chapitre 12, «Religions dualistes». Je rapporte l’intégralité de ces trois passages :

 

Chapitre 10 (10.1) : «Le canon chrétien a mis à peu près quatre siècles à se constituer. Il consiste dans les vingt-sept écrits dits du Nouveau Testament (par opposition à la Tanakh judaïque ou Ancien Testament) : quatre Évangiles (Marc, Mathieu, Luc et Jean), les Actes des Apôtres (attribués au rédacteur de l’Évangile selon Luc, qui serait disciple de l’Apôtre Paul), les épîtres des Apôtres (quatorze attribuées à Paul, une à Jacques, deux à Pierre, trois à Jean, une à Jude) et enfin l’Apocalypse (Révélation) attribuée à Jean. Dans toute cette littérature, l’Ancien Testament est souvent interprété de manière allégorique comme prophétie de la venue du messie Jésus-Christ. A vrai dire, son inclusion dans le canon chrétien s’est heurtée de bonne heure à la résistance du théologien Marcion de Sinope.»

 

Chapitre 10 (10.4.1) : «Le premier intellectuel qui aide l’orthodoxie à se définir par opposition à ses adversaires est Marcion de Sinope, riche armateur du Pont-Euxin, dont l’Église de Rome rejette la doctrine et les dons. Justin Martyr, le premier apologiste chrétien, en fait, vers 150-155, l’ennemi numéro un de la religion et l’élève des gnostiques. Premier théologien bibliste de l’histoire, Marcion conclut que le Nouveau Testament et l’Ancien Testament ne sauraient prêcher le même Dieu. Il ne fait ainsi qu’accentuer la brèche entre judaïsme et christianisme entamée par Paul. Mais la défaite de Marcion et de l’Église marcionite montre que l’orthodoxie n’entend pas renoncer à l’héritage biblique, qui sert comme préfiguration du salut mis en marche par le sacrifice de Jésus-Christ, mais aussi comme légitimation de l’apparition et de la mission historique de Jésus. Enlevez l’Ancien Testament, semble dire l’Église, et l’homme Jésus disparaît.»

 

Chapitre 12 (12.4) : «La plupart des écrits du Nouveau testament existaient déjà sous une forme ou une autre à l’époque de Marcion de Sinope sur le Pont-Euxin, le premier grand hérésiarque qui obligea l’Église chrétienne à définir son attitude concernant le canon des Écritures, sa christologie, etc. Marcion n’est pas un gnostique, mais seulement un critique rationaliste de la Bible. Le dieu de l’Ancien Testament ne correspond pas aux critères d’omnipotence, d’omniscience et de bonté qu’on lui applique. Par conséquent, Marcion pose un dualisme radical entre un Dieu bon et inconnu, qui vit dans son monde (immatériel ?) au troisième ciel ; et un démiurge qui n’est pas bon, mais inférieur et juste, le dieu de l’Ancien Testament, créateur de ce monde, fait de matière corrompue par le diable, et de l’homme. Il n’y a pas de communication entre les deux mondes jusqu’au moment où le Dieu bon fait au système du monde du démiurge juste le don gratuit du Christ. Bien que le corps de celui-ci soit un fantasme trompeur (variété du docétisme dite phantasiasme), sa souffrance et sa mort ont leur réalité, à laquelle répond le martyre volontaire et libérateur de l’adepte du marcionisme.

 

Au contraire du gnosticisme, qui dans sa conception de l’homme supérieur à son créateur est d’un optimisme unique dans l’histoire des idées, le marcionisme est une doctrine pessimiste du monde, car elle nie le principe de l’intelligence écosystémique, tout en acceptant le principe anthropique : le monde est de qualité inférieure (et, dans ce sens, «mauvais»), mais l’homme ne le transcende nullement. Il ne mérite pas le salut en vertu de sa parenté avec le Dieu bon. Le salut est un don gratuit et immérité.

 

Le marcionisme se constitua en une Église qui, par sa vocation du martyre, finira par s’éteindre dans le monde romain dont, pour un temps, la vocation fut d’offrir le martyre. D’assez nombreux marcionistes, champions de l’ascèse, ont survécu jusqu’au Ve siècle dans la campagne syrienne, où Théodoret de Cyr convertissait huit villages à l’orthodoxie.»

 

Dans le Thesaurus/Index de l’Encyclopædia Universalis (L/R, page 2178), on juge que Marcion n’est pas un gnostique caractéristique : «Il ne propose aucune révélation nouvelle, ne promet aucune gnose, n’élabore aucune mythologie sur la destinée de l’âme et n’institue aucune sacramentalité nouvelle. Il procède essentiellement à une radicalisation de la pensée paulinienne, qu’il simplifie pour rendre compte rationnellement de la coexistence d’un Dieu parfait et d’un monde imparfait». Je m’arrêterai à cette conclusion.

J’ai relu ces pages terribles et terrifiantes : «Israël et les Gentils» dans «Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu» de Simone Weil (Éditions Gallimard, collection «Espoir») et j’en suis venu à me demander si leur auteur n’était pas à sa manière terriblement marcioniste. Je fais allusion à ce texte sur Zakhor-online.com, dans l’article intitulé «En lisant Elie Benamozegh» publié le 20 mars 2011 :

http://zakhor-online.com/?p=565

 

Simone Weil avait «une horreur pour Israël» ainsi que le signale son ami le père Perrin (1905-2002), un dominicain. Elle tire à boulets rouges sur tous les personnages bibliques. Lorsqu’elle leur marque un certain respect, ce n’est que pour mieux les retourner contre Israël. Ainsi avec Daniel, «initié à la sagesse chaldéenne», ou Job, «un Mésopotamien, non un Juif». Elle confesse ne pas comprendre «comment il est possible à un esprit raisonnable de regarder le Jéhovah de la Bible et le Père invoqué dans l’Évangile comme un seul et même être». Ne serait-ce pas du marcionisme ? Le marcionisme pouvant être défini (un peu rapidement, je vous l’accorde) comme une radicalisation de la doctrine paulinienne. Il me semble que cette femme par ailleurs admirable d’intelligence et de courage avait une connaissance plutôt superficielle du judaïsme, et que, de ce fait, elle a construit un édifice considérable sur des fondations plutôt fragiles en certains points, d’où ces sinistres fissures qui apparaissent par endroits. «Israël et les Gentils» s’ouvre sur cette considération : «La connaissance essentielle concernant Dieu est que Dieu est le Bien. Tout le reste est secondaire». A en croire Simone Weil, les Égyptiens et les Grecs avaient cette connaissance mais pas les Hébreux. Ce texte retrouvé, entre autres textes, dans les papiers de la philosophe a probablement été écrit à Marseille, entre octobre 1940 et mai 1942.

 

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