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Benjamin de Tudela (1130-1173)


A Nina, grande lectrice de Jacques Lanzmann, passionnée par l’histoire des Dix Tribus perdues et de Doña Gracia Nasi.

 

Je me suis arrêté à Tudela, en Navarre, l’été dernier. Je me suis levé tôt afin de goûter la fraîcheur des ruelles de cette antique ville, des ruelles que les services de la voirie venaient d’arroser. J’ai contemplé des façades, nombreuses à s’orner d’armoiries en bas-relief. Je me suis arrêté pour le traditionnel cafe con leche y tostadas (des tartines grillées avec huile d’olive et pulpe de tomate) dans un café au pied de la cathédrale. J’ai pensé à Benjamin de Tudela, à ce voyageur qui partit il y a presque mille ans pour un voyage qui engloberait presque tout le monde connu. J’ai également pensé au Rav Abraham ben Meir ibn Ezra, l’un des plus prestigieux rabbins de l’Espagne médiévale, peut-être originaire de cette ville bien que des indices laissent penser qu’il serait originaire de Tolède. Contemporain de Benjamin de Tudela, son œuvre est aussi immense que variée. Et si un jour vous contemplez la pleine lune, sachez que ce cratère nommé Abenezra tire son nom de ce rabbin qui fut aussi astronome. Que serait l’Espagne d’aujourd’hui si les Juifs n’en avaient pas été expulsés ? Cette question me revient souvent. Je me la suis posée à Tudela où résida la plus importante communauté juive du royaume de Navarre, une communauté que protégèrent les souverains García Ramírez el Restaurador puis son fils, Sancho VI el Sabio, avant qu’elle ne subisse de terribles violences, en 1235, 1321 (la révolte des Pastoureaux) et 1328.

Parmi le grand nombre de Juifs espagnols prestigieux, Benjamin de Tudela. Cet homme du XIIe siècle fut l’un des plus grands voyageurs de son temps ; il décrivit des régions du Proche-Orient un siècle avant Marco Polo. Benjamin de Tudela est l’auteur d’un grand classique des livres de voyage. ‟The Itinerary of Benjamin of Tudela” est écrit dans un style sobre (ne parlant pas l’hébreu je me réfère à la traduction de Marcus Nathan Adler). Ce carnet de route reste un précieux témoignage pour les géographes, les historiens et les ethnographes. L’accent y est mis sur les communautés juives rencontrées au cours de cet immense voyage. Cet écrit est jugé particulièrement fiable par les chercheurs. Benjamin de Tudela prend soin de citer ses sources. Écrit en hébreu, ce texte fut traduit en latin puis dans les principales langues d’Europe.

 

Des timbres édités par Israël pour le huitième centenaire de Benjamin de Tudela et inspirés par le portrait (imaginaire) que fit José Serrano de ce grand voyageur.

 

On ne sait pas vraiment ce qui incita Benjamin de Tudela à effectuer un voyage aussi considérable qui aurait duré quatorze ans, de 1159 à 1173. Benjamin de Tudela voyagea sous le règne de Sancho VI el Sabio de Navarra (1150-1194). Il serait revenu en Castille l’année de sa mort, selon le témoignage du cabaliste Abraham ibn Daud. Cette relation de voyage est un document essentiel sur l’état du monde juif et ses communautés au XIIe siècle. Par sa tonalité et son aspect scientifique, ‟The Itinerary of Benjamin of Tudela” est volontiers rapproché des écrits d’un autre immense voyageur, Marco Polo (1254-1324) qui commença ses périples à l’âge de dix-sept ans (en 1271) pour revenir vingt-quatre ans plus tard.

 

L’introduction de Marcus Nathan Adler à ‟The Itinerary of Benjamin de Tudela” replace notre voyageur dans un panorama mondial, un développement historique qui prend appui sur la remarque suivante : ‟The history of the civilized world from the downfall of the Roman Empire to the present day may be summarized as the struggle between Cross and Crescent” (1). Rappelons que peu après la mort de Benjamin de Tudela (en 1173), Saladin défait les Chrétiens au cours d’une bataille décisive, la bataille de Tibériade également connue sous le nom de bataille de Hattin (1187).

 

Dans la deuxième partie de son introduction, Marcus Nathan Adler pose une question qui ne cesse de revenir : Pourquoi Benjamin de Tudela a-t-il entrepris ce voyage ? Était-il chargé d’une mission ? Marcus Nathan Adler s’empresse de rappeler que les Juifs aux époques médiévales étaient portés à voyager. Par ailleurs, et ainsi que le rapporte Benjamin de Tudela, presque toutes les villes d’une certaine importance abritaient une communauté juive. Le voyageur juif d’alors pouvait communiquer en hébreu avec les autres Juifs de la diaspora. Il pouvait également compter sur leur hospitalité. En ces temps de grandes souffrances, les Juifs cherchaient tout naturellement à resserrer les liens qui les unissaient. Rappelons que ce XIIe siècle vit la deuxième Croisade (qui débuta en 1147) et la troisième Croisade (qui débuta en 1189). La première Croisade avait décimé les Juifs de la vallée du Rhin. Mais alors qu’un certain moine Radulphe excitait la populace contre les Juifs, Bernard de Clairvaux (saint Bernard) dénonçait implacablement les agissements de ceux qui incitaient au massacre des Juifs. Et en Espagne où les Juifs avaient joui d’un calme relatif (sous les Almoravides), l’arrivée des Almohades, avec la prise de Cordoue en 1148, remettait tout en question. Il est fort possible que Benjamin de Tudela ait entrepris cet immense voyage (moins de dix ans après la destruction de Cordoue) dans l’espoir de trouver des terres plus clémentes aux Juifs. Le lecteur de ‟The Itinerary of Benjamin of Tudela” remarquera l’attention particulière que notre voyageur porte aux communautés juives qu’il rencontre, en prenant soin de noter le nom de leurs responsables ; il remarquera aussi son intérêt particulier pour les communautés (juives) souveraines, comme celles de Taima et de Haybar, en Arabie, de Nishapur, en Perse, ou des Falaschas d’Ethiopie. A cette raison s’ajoutèrent peut-être des motifs commerciaux (il montre un vif intérêt pour les pierres précieuses et semi-précieuses, pour les épices et les étoffes de luxe) et un désir de se rendre en pèlerinage sur la terre de ses ancêtres. Il note par exemple que les Juifs de Khobar, en Arabie, sont pour moitié de la tribu de Ruben et de Gad, et de celle de Manassé pour l’autre moitié. Il évoque leur capitale, une grande ville entourée de montagnes, et rapporte que ces Juifs ont construit de grandes villes fortifiées et que le joug des Gentils ne pèse pas sur eux. Il rapporte aussi que ces Juifs, tout comme les Arabes, s’adonnent à la razzia.

 

Benjamin de Tudela a visité environ cent quatre-vingts dix villes, tant en Occident qu’en Orient. Son livre n’est pas vraiment un traité de géographie, il n’empêche qu’il reste une référence pour le chercheur qui trouvera notamment maintes précisions sur l’urbanisme des grandes villes d’alors, parmi lesquelles Rome, Constantinople, Jérusalem, Bagdad ou Alexandrie.

 

Trois ans après avoir quitté l’Espagne, Benjamin de Tudela arrive en Égypte au moment où Saladin achève de reprendre le pays en main. Son voyage dans un Proche-Orient encore aux mains des Chrétiens s’inscrit dans un moment charnière de la lutte immense entre la chrétienté et l’islam. C’est à cette époque que commença à se répandre la légende d’un prêtre-roi chrétien (Prester John ou Presbyter Johannaes), une légende qui troubla jusqu’au pape Alexandre III qui envisagea une alliance avec ce mystérieux personnage afin d’écraser les Mahométans.

 

J’ai consulté les principales encyclopédies en langue espagnole pour noter ce qui figurait à Benjamin de Tudela. La ‟Enciclopedia Espasa”, un véritable monstre par le volume et une référence pour tous les amoureux de la langue et de la culture espagnoles, m’a réservé une surprise plutôt désagréable. On peut y lire : ‟… siendo de notar que si algunas veces (este judío español) refiere con veracidad lo que vió, en no pocos lugares habla sólo de oídas, transcribiendo leyendas y consejas desprovistas de todo valor crítico ó histórico” (soit : ‟… il convient de remarquer que si parfois ce Juif espagnol rapporte fidèlement ce qu’il a vu, la plupart du temps il se contente de ouï-dires, rapportant des légendes et des fables dépourvues de toute valeur critique ou historique”). Ce jugement détonne avec tout ce que j’ai pu lire par ailleurs et il va à l’encontre de ce que j’ai pu éprouver au cours de la lecture de ce récit de voyage. De fait, on pourrait rapprocher Benjamin de Tudela de Thucydide.

 

Dans une autre encyclopédie espagnole, plus récente, la ‟Gran Enciclopedia del Mundo” (chez Editorial Marín, S.A.), on peut lire : ‟El principal objeto de su viaje parece haber sido el efectuar una especie de censo de todos los judíos existentes en el mundo” (2), une remarque qui soulève bien  des questions. A-t-il agit de sa propre initiative ? Avait-il en tête de trouver un refuge pour les Juifs d’Europe, persécutés tant par les Chrétiens que par les Musulmans ? Et tant d’autres questions. Le romancier se sentira inspiré, comme le fut Jacques Lanzmann avec les Dix Tribus perdues. Quitte à ennuyer le lecteur, j’ai préféré pour ma part brider mon imagination (3).

 

L’itinéraire de Benjamin de Tudela. On peut constater qu’une partie de ses voyages (trait en pointillé) reste hypothétique.

Ci-joint, à ma connaissance, la meilleure édition disponible en ligne, ‟The Itinerary of Benjamin of Tudela – Critical text, translation and commentary” par Marcus Nathan Adler (1803-1890), M.A. (4) :

http://www.gutenberg.org/files/14981/14981-h/14981-h.htm

Et le texte dans sa langue originale, l’hébreu :

http://www.teachittome.com/seforim2/seforim/masaos_binyomin_mitudela.pdf

 

Je signale par ailleurs que selon Marcus Nathan Adler, ainsi qu’il le précise dans son introduction à ‟The Itinerary of Benjamin of Tudela” (rédigée en 1907, rappelons-le), la meilleure édition est celle de A. Asher & Co, publiée en 1840. Ci-joint, cet extraordinaire document intégralement consultable en ligne grâce aux soins de American Libraries – University of Michigan (cliquer à gauche sur View the book, et vous tournerez les pages avec la souris) :

http://archive.org/details/itineraryrabbib00benjgoog

 

Un second volume a été publié en 1841, avec un appareil critique élaboré par Adolf (originellement Abraham) Asher lui-même et par d’éminents universitaires tels que Leopold Zunz et Salomon Judah Löb Rapoport. Ce dernier est notamment l’auteur d’un article, publié en 1824, au sujet des tribus juives indépendantes d’Arabie et d’Abyssinie, un article qui fut très remarqué en son temps.

 

Marcus Nathan Adler notait (en 1907, je le rappelle) que depuis les vingt-trois réimpressions et traductions recensées par Adolf Asher, si quelques autres avaient suivi, toutes étaient basées sur les deux éditions sur lesquelles Adolf Asher s’était lui-même basé, à savoir : l’Editio Princeps d’Eliezer ben Gershon (à Constantinople, en 1543) et l’édition d’Abraham ben Salomon Usque (à Ferrara, en 1556) ; ce dernier est surtout connu pour sa Bible de Ferrara, la ‟Biblia en Lengua Española Traducida Palabra por Palabra de la Verdad Hebrayca por Muy Excelentes Letrados, Vista y Examinada por El Oficio de la Inquisicion con Privilegio del Ylustrissimo Señor Duque de Ferrara”. Ci-joint, un lien de la Jewish Encyclopedia sur ce grand imprimeur du XVIe siècle :

http://www.jewishencyclopedia.com/articles/14614-usque

Ci-joint, un article biographique (en anglais) de la Jewish Encyclopedia sur Benjamin de Tudela, de loin le plus intéressant que j’ai pu trouver en ligne :

http://www.jewishencyclopedia.com/articles/2988-benjamin-of-tudela

 

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(1) ‟L’histoire du monde civilisé, de la chute de l’Empire romain jusqu’à aujourd’hui, peut se résumer à la lutte entre la Croix et le Croissant.”

(2) ‟Le but principal de son voyage semble avoir été d’effectuer une sorte de recensement des Juifs dans le monde.”

(3) Pour les hispanistes, ce passage haut en couleurs, un tableau druze, extrait du livre de Benjamin de Tudela publié sous le titre ‟Libro de los viajes” : “Sidón es una ciudad grande, y en ella hay unos veinte judíos. Cerca de ella, a unas diez millas, se encuentran unas gentes que están en guerra con los habitantes de Sidón; se llaman drusos y son considerados como paganos herejes: no tienen religión. Viven en las altas montañas y en las cavernas de los peñascos, ni tienen rey ni príncipe que domine sobre ellos, llevando una vida solitaria entre montes y peñones. Hasta el monte Hermón llegan sus términos, camino de tres días. Anegados en lujuria, toman a sus hermanas por mujeres y el padre a la hija, y celebran una fiesta anual a la que acuden todos, hombres y mujeres, a comer y beber juntos, y luego cambian sus mujeres cada uno con la de su prójimo. Dicen ellos que el alma al tiempo de salir del cuerpo de un varón bueno, se une al de un niño, que nace al mismo tiempo que sale el alma del cuerpo de aquel; y si fuese un hombre malo, se une ésta al cuerpo de un perro o de un asno: tal es su camino de torpeza y necedad. No hay judíos entre ellos, y sólo acuden allí algunos tintoreros y artesanos, que permanecen ocupados en sus trabajos y negocios, hasta que vuelven a sus casas. Son amigos de los judíos. Ágiles por las montañas y collados, nadie puede, por tal motivo, guerrear con ellos.”

(4) Grand Rabbin d’origine allemande, il fut présenté comme ‟the highest religious authority not only of London Jews but of all Orthodox Jews throughout the United Kingdom and Empire.” Il fut Grand Rabbin de 1845 à sa mort.

 

 

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