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Des « Je me souviens » Europe de l’Est

 

Je me souviens d’un magasin, en Roumanie, dans une ville de la Dobroudja, avec pour toute marchandise deux œufs qui se faisaient face dans la vitrine. Un voyageur peu averti aurait pu croire à une performance, à un happening.

 

Je me souviens d’un alignement de croix derrière le Reichstag où la possibilité de passer de l’autre côté en sautant dans la Spree paraissait meilleure qu’ailleurs. Je me souviens que sur une croix était inscrit le mot : UNBEKANNT (INCONNU).

 

Je me souviens du saut de ce soldat de la Nationale Volksarmee, Conrad Schumann.

15 août 1961, alors que le Mur n’en est qu’à ses débuts. Une photographie de Peter Leibing prise au coin de la Ruppiner Straße et de la Bernauer Straße.

 

Je me souviens de mon plaisir à découvrir l’œuvre de Ştefan Luchian, ses bouquets de fleurs à la palette soyeuse et vive, un régal d’autant plus grand pour l’œil que la Roumanie de Nicolae Ceaușescu était bien grise. Mais j’allais oublier les fresques extérieures des monastères de Bucovine et de Moldavie…

 

Je me souviens d’adresses qui m’étaient très discrètement glissées sur des boulettes de papier. Le régime socialiste considérait qu’un Roumain s’infectait au contact d’un Occidental, le régime roumain mais aussi d’autres régimes du bloc de l’Est.

 

Je me souviens à Berlin de culs-de-sacs — le Mur — aujourd’hui ouverts à la circulation. En été, on y saucissonnait et les enfants y jouaient. Barbecues et jeux de marelle. Des riverains ont regretté la tranquillité que procurait le Mur.

 

Je me souviens des façades de Berlin-Est noircies par les flammes, hachées par la mitraille. Je me souviens du mâchefer (Schlacke) qui crissait sous les pieds, de l’odeur de la tourbe (Torf), une odeur qui, comme celle du chou bouilli, reste dans ma mémoire indéfectiblement associée à une certaine misère, celle du socialisme en Europe de l’Est.

Une façade comme il y en avait tant à Berlin-Est, décrépie (la brique mise à nue), souvent blessée par la guerre.  

 

Je me souviens d’une librairie proche de la gare centrale de Prague, de cette gare où, dans le hall Art Nouveau de Josef Fanta, des femmes en haut-relief permettaient au voyageur de patienter agréablement. Je me souviens donc d’une librairie avec des alignements et des empilements de livres en tchèque mais plus encore en allemand, français et anglais, des livres souvent reliés en cuir aux tonalités antiques. D’où provenaient ces livres ? A quelles catastrophes avaient-ils survécu ? J’aurais voulu connaître l’histoire de chacun d’eux.

 

Je me souviens d’une autre librairie, à Prague, avec une malle bourrée d’ex-libris qui tous m’entraînaient dans une ambiance particulière, une époque et une psychologie. De certains émanaient des vapeurs d’ésotérisme, de symbolisme aussi. Je me souviens que le libraire, séduit par mon enthousiasme et mon attention devant cette malle, me fit cadeau d’un livre à la couverture brune et entoilée, ‟Prag im Lichtbild”, un livre aux images somptueuses, des héliogravures pleine-page à la tonalité sépia. Mais après en avoir observé chaque image, un sentiment désagréable me prit. Je ne sus d’abord à quoi l’attribuer car, enfin, ce livre était magistralement composé. Quelques jours plus tard, en marchant dans Prague, l’explication me vint d’un coup : le vieux cimetière juif, emblématique et par ailleurs extraordinairement photogénique, n’y figurait pas ! Je repris le livre et compris qu’il avait tout simplement été édité sous le IIIe Reich. En page de garde et en lettres capitales : VOLK UND REICH VERLAG PRAG.

 

Je me souviens de m’être rendu à Prague avec Kafka en tête et cette remarque qui rend vertigineusement compte de ses rapports avec cette ville : ‟Prague ne nous lâchera pas. Ni l’un ni l’autre. Cette petite mère a ses griffes.” Il faut bien sûr comprendre cette réflexion au second degré ; mais lorsque l’on considère une vue panoramique de Prague, il arrive que cette refléxion passe au premier degré. Je ne connais pas d’église plus griffue que Notre-Dame de Týn.


 

Je me souviens qu’il y avait très peu de circulation de l’autre côté du Rideau de fer, sur les routes mais aussi dans les rues, y compris celles des capitales, ce qui était fort agréable pour le voyageur venu de l’Ouest.

 

Je me souviens de Wolf Biermann entre RDA et RFA, de ses déboires, de ses déceptions, et du tollé international (et jusque dans les rangs du Parti communiste de la RDA) que provoqua dans les années 1970 la suppression de sa nationalité est-allemande par les autorités du pays.

 

Je me souviens du Hongrois György Konrad. Je me souviens de son livre autobiographique ‟Départ et retour”. Et j’invite ceux qui me lisent à lire ce petit livre qui est devenu l’un de mes livres de chevet.

 

C’était au début de la perestroïka. Je me souviens d’une soirée au Bolchoï. On y présentait ‟Мазепа”, l’opéra de Tchaïkovski. Je me souviens, à l’entracte, dans le foyer, d’une belle femme en robe de soirée noire avec large décolleté. Je remarquai sur sa peau très blanche des boutons légèrement roses probablement dus à une mauvaise alimentation. Je revois ses doigts aux longs ongles vernis saisir des tranches d’une affreuse charcuterie rosâtre. C’est tout ce que proposait le buffet du Bolchoï.

 

Je me souviens que les livres n’étaient pas chers à l’Est ; pour nous venus de l’Ouest, ils étaient même donnés. Combien de fois ai-je regretté de ne pas être venu en voiture, en camion même ? Combien de livres ai-je dû reposer afin de ne pas me charger ? C’est à Prague que je vis le plus de livres. Je me souviens en particulier des belles séries publiées par ‟Die Blauen Bücher” dont l’une montrait une Allemagne début XXe siècle, riche en monuments, avec des paysages très marqués par l’homme et volontiers printaniers. Je me souviens en particulier de ‟Die Schöne Heimat”. Comment imaginer qu’une telle épouvante allait naître d’un tel pays ?

 

Je me souviens d’Imre Nagy, un socialiste parmi tant d’autres assassinés par des ‟socialistes”.

Imre Nagy (1896-1958), une photographie de Erich Lessing http://www.theglobalist.com/storyid.aspx?StoryId=6256

 

Je me souviens de longues marches en Pologne, un pays qui dans les années 1980 m’apparut sinistre. Tout puait la mort et jusqu’au fond des bois et des forêts. Le peuple polonais montrait pourtant une belle vitalité, rien à voir avec les Roumains d’alors qui me donnaient l’impression de fréquenter un service de dépressifs — et je ne force en rien la note. En Pologne quelque chose traînait partout — comme de la suie —, ce qui me plongea dans un état proche de l’angoisse. Cette angoisse s’atténua lorsque je vis la mer, la Baltique.

 

Je me souviens des femmes de Budapest, de leur vitalité qui me rendait admiratif, de leur yeux et de leurs pommettes qui trahissaient des origines asiatiques — à l’Est de l’Oural. Je me souviens qu’un soir, après la fermeture, dans un restaurant triste et vide, haut de plafond et aux murs nus, hormis quelques appliques mal proportionnées et désuètes, une serveuse m’invita à rester. Je me revois donc danser le twist, probablement assez maladroitement. On frappa à la porte, la police ! Ils firent comme si je n’existais pas mais la femme fut grondée tandis qu’elle remettait de l’ordre dans ses vêtements.

 

Je me souviens de passages de frontières, du bruit que faisaient les tampons qui frappaient les passeports, des petits écritoires en bois que les gardes-frontières portaient autour du cou, des miroirs glissés sous les trains, des plaquages des wagons démontés pour s’assurer qu’un fuyard ne s’était pas dissimulé, du souffle des chiens-loups qui tiraient sur leurs laisses…

 

Je me souviens que la première victime du Mur avait dix-huit ans et s’appelait Peter Fechter.

Peter Fechter, le 17 août 1962

 

Je me souviens qu’à l’intérieur de l’église Notre-Dame de Týn, à côté d’un autel latéral, s’ouvrait une petite fenêtre qui fut celle de Franz Kafka. Je me souviens de la toute petite maison qu’Ottla prêta à son frère, dans la ruelle d’Or (Zlatá ulička), au n° 22.

 

Je me souviens de ‟Au fil du temps” (‟Im Lauf der Zeit”) de Wim Wenders, un film (en noir et blanc) dont je n’aurais jamais voulu sortir. C’est une histoire le long du Mur, du Mauer, une histoire entre deux temps, entre ici et là-bas — ailleurs.

 

Je me souviens de la queue pour visiter le mausolée de Lénine dans les années 1970. Je me souviens qu’un milicien me donna un coup de poing sur l’épaule et me signala qu’un bouton de ma veste n’était pas boutonné. Les Russes et les étrangers étaient placés en deux files distinctes entre lesquelles allaient et venaient des miliciens. Une fois encore, il ne fallait pas infecter le socialisme.

 

Lorsque je pense à Prague, à cette ambiance très particulière, aussi étouffante qu’attirante, lorsque je m’efforce de lui trouver des repères, me viennent Kafka mais aussi Rodolphe II de Habsbourg et son Cabinet secret, ésotérique à souhait, ainsi que Matthias Braun, ses sculptures monumentales et hyper-baroques de l’hôpital et du château de Kuks dans les environs de Prague.

 

Je me souviens de Prague en noir et blanc. Le monde de l’autre côté du Rideau de fer était d’ailleurs noir et blanc, ce qui reposait mon œil. J’évoluais comme à l’intérieur des photographies de Josef Sudek ou de Václav Jírů, un photographe qui montre volontiers Prague par des fenêtres de tramways ou trolley buses aux vitres embuées ou emperlées. Mais Prague a eu tant de photographes, des célébrants du noir et blanc ! Je pense notamment à Jindřich Brok, si attentif au vieux cimetière juif par tous les temps et en toute saison.

Une photographie de Václav Jírů

 

Je me souviens du marteau et du compas. Je me souviens des petits billets de 100 Marks DDR à dominante bleue, avec effigie de Karl Marx.

 

Je me souviens en Pologne de réflexions plutôt atroces sur les Juifs. Je compris que le mot Juif y était un terme générique, appliqué à tout propos lorsqu’il s’agissait de marquer son mécontentement, sa colère. Ainsi, à Varsovie, peu après la proclamation de l’état de siège (en décembre 1981), je me souviens que la femme de mon hôte se mit à traiter le général Jaruzelski de juif. Soucieux de précision, je lui demandai naïvement si ce général était vraiment juif. Je ne tardai pas à comprendre qu’il n’y avait pas pire injure que ‟juif.”

 

Je me souviens de Checkpoint Charlie avant qu’il ne devienne une attraction touristique.

 

Je me souviens qu’un soir d’automne froid et pluvieux, je repassai d’Est en Ouest avec des livres sous mon manteau. Un garde-frontière me demanda ce que je cachais. Je lui fis comprendre que je ne cachais pas mais protégeais. Il regarda les livres un à un et en tourna les pages avec attention. Ne pouvant fournir un justificatif de change officiel, il était évident que j’avais fait du change au noir. Il se leva, me félicita de mon intérêt pour les artistes socialistes et me laissa passer. Je trimballais deux gros volumes sur Käthe Kollwitz. J’ai repensé à cet épisode, il y a peu, à Berlin, en empruntant la Kollwitzstraße, dans le quartier de Prenzlauer Berg.

 

Je me souviens d’une boîte dans laquelle mon père avait rangé des souvenirs de l’armée. Il avait fait son service militaire dans un régiment de l’Arme Blindée Cavalerie des Forces françaises en Allemagne (FFA), peu avant la mort de Staline. Je me souviens de documents constellés de tampons et rédigés dans les langues des puissances d’occupation, le moindre déplacement nécessitant alors toute une paperasserie. Il allait volontiers en permission à Vienne alors divisée en quatre secteurs, comme Berlin. La Vienne du début des années 1950 ressemblait encore à celle que montre ‟The Third Man” (tourné en 1948), l’un de ses films préférés qui, par ailleurs, lui rappelait ses années de jeunesse.

Je me souviens du drapeau roumain avec ce trou dans le jaune, à la place de l’emblème de la Republica Socialista Romania.

Ci-joint, en lien, une belle série d’images sur la Révolution roumaine de 1989 :  http://ir-ingr.livejournal.com/423103.html

 

A mesure que j’écris, des souvenirs des années 1980 affluent, souvenirs de Roumanie, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de RDA, de Pologne, d’URSS, souvenirs d’un monde disparu : le bloc de l’Est. Je ne regrette rien de ce monde, je regrette parfois le temps qui passe, sans prétendre que le monde d’avant était meilleur. Simplement, nous étions plus jeunes…

 

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