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Toponymes juifs et mémoire espagnole au Siècle d’Or 2/2

 

 

Frontispice de ‟Del origen y principio de la lengua castellana o Romance que hoy se usa en España” de Bernardo de Aldrete (1560-1641) 

 

L’occultation de la mémoire juive en Espagne : la violente réaction de Bernardo de Aldrete à l’encontre de la topo-étymologie juive. 

En 1606, Bernardo de Aldrete publie à Rome ‟Del origen y principio de la lengua castellana o romance que hoy se usa en España”. La controverse concernant la topo-étymologie hébraïque et ses implications historiques va se convertir en une polémique autour du concept de l’identité nationale. Jusqu’alors, tous les intellectuels s’accordaient à présenter l’hébreu comme la langue des fondateurs de la nation évoquant avec plus ou moins d’insistance l’ancienne présence juive dans le pays. Bernardo de Aldrete va toutefois adopter un point de vue critique sur les origines bibliques du castillan. Il déclare comme un fait certain que la langue espagnole est d’origine latine. Concernant l’arrivée des Juifs en Espagne sous Nabuchodonosor et les villes qu’ils auraient fondées, il écrit : ‟Imaginación aguda sin duda, pero sin fundamento, como dixo muy bien el padre Juan de Mariana.” (‟Imagination aiguë sans aucun doute mais sans fondement, comme le dit si bien le père Juan de Mariana.”) Bernardo de Aldrete se fait de plus en plus vindicatif. Il déclare qu’une étincelle est à l’origine d’un incendie qu’il sera bien difficile d’éteindre. Et il invite à combattre l’affirmation selon laquelle la présence juive en Espagne remonterait au VIe siècle avant J.-C. Il en appelle aux autorités ecclésiastiques ainsi qu’aux travaux d’une historiographie juive qui date l’arrivée des Juifs en Espagne aux Romains, à l’empereur Vespasien plus précisément. Il finit par s’emporter contre les Juifs, incapables de reconnaître le Christ, enfermés dans le Talmud, ergoteurs, coupeurs de cheveux en quatre, et j’en passe. Avec cette diatribe, Bernardo de Aldrete quitte le champ de la linguistique pour celui de la polémique anti-juive, les Juifs qu’il accuse par ailleurs d’être vendus aux Musulmans (Moros).

 

Ce refus d’admettre l’hypothèse d’une présence juive en Espagne avant la venue du Christ est sous-tendu par une intention sournoise : il ne s’agit pas de disculper un seul Juif du déicide… Ceux qui accostèrent sur les côtes d’Espagne ne pouvaient donc être que des Juifs, responsables de la mort du Christ, en aucun cas des Hébreux, membres d’un peuple élu. Avec Bernardo de Aldrete, la polémique passe du plan philologique au plan théologique. Une fois encore, il juge que dater l’arrivée des Juifs en Espagne sous Nabuchodonosor revient à les innocenter, et qu’alors cette arrivée tardive ne peut que réduire considérablement l’influence de l’hébreu sur la toponymie du pays.

 

Dans ‟Varias Antigüedades de España, África y otras provincias”, paru en 1614, Bernardo de Aldrete intensifie la polémique. Considérant les ‟péchés” d’Israël, il fait un tour de passe-passe et opère une distinction entre l’hébreu, prestigieux, et une langue vulgaire employée par le peuple d’Israël à son retour de l’exil babylonien : il oppose l’hébreu liturgique au chaldéen vulgaire. Le chanoine conclut que l’hébreu ne fut jamais parlé en Espagne et que les mots espagnols supposément hébreux sont d’origine arabe !

 

La polémique de Bernardo de Aldrete au sujet de la toponymie, polémique reprise par Jacinto de Ledesma (dans ‟Dos libros de la lengua primera en España”) et José Pellicer de Ossau Salas y Tovar (dans ‟Población y lengua primitiva de España”), tend à vouloir défendre l’‟honneur” d’une Espagne ‟non corrompue” (limpia) par le sang d’un peuple déicide.

 

Sebastián de Covarrubias y Orozco (1539-1613)

 

Sebastián de Covarrubias y Orozco synthèse de Covarrubias : l’hébraïsation de toponymes et l’élection de l’Espagne dans ‟Tesoro de la lengua castellana o española”.

Cinq ans plus tard, Sebastián de Covarrubias présente tous les partis dans le ‟Tesoro de la Lengua Española Castellana” et son ‟Suplemento”. Dès le début, ce lexicographe, auteur d’une œuvre majeure comparable à celle d’Antonio de Nebrija, adopte une position distincte de celle de Bernardo de Aldrete puisqu’il fait dériver un grand nombre de toponymes espagnols et l’arabe de l’hébreu qu’il voit comme la ‟lengua matriz”. Sebastián de Covarrubias, lui, ne rechigne pas à faire remonter l’arrivée des Juifs en Espagne à Nabuchodonosor. Après avoir détruit Jérusalem, il serait venu en Espagne, l’aurait soumise et y aurait laissé un grand nombre de Juifs qu’il avait emmenés avec lui. Sebastián de Covarrubias énumère des villes où ces derniers se seraient installés : Toledo, Sevilla, Cádiz, Ávila ; et des bourgades : Yepes, Alverche, Azeca, Escalona, Maqueda, Melgar, Tembleque et El Romeral. Cette arrivée aurait été suivie de deux autres, postérieures à la mort du Christ, sous Vespasien puis Antonin le Pieux, ainsi qu’il l’affirme dans le ‟Suplemento”.

 

D’une manière générale, Sebastián de Covarrubias adopte une attitude prudente, il ne rejette ni Esteban de Garibay ni Bernardo de Aldrete. Au fond, l’ancienneté de la présence juive en Espagne ne le préoccupe pas tant. Ce qu’il veut, c’est mettre à profit les ressources didactiques de la lexicographie pour défendre la nation espagnole. En ménageant deux entrées distinctes, l’une pour le toponyme castillan et l’autre pour le toponyme biblique, Sebastián de Covarrubias souligne ainsi le lien étroit qui, selon lui, unit l’Espagne à la Terre Sainte. Dans le ‟Suplemento”, par exemple, il insiste sur la relation toponymique entre Ashkelon (Ascalón) en Terre Sainte et Escalona, non loin de Toledo. Les rapprochements de la sorte sont nombreux ; l’un d’eux est particulièrement émouvant : le nom ‟Cavañuelas” (agglomération des environs de Toledo) viendrait de ‟cavañas” (cabanes) et tirerait son origine du fait que les Juifs y célébraient Sukkot. Sebastián de Covarrubias évoque la coutume onomastique juive selon laquelle les noms d’Israël sont emportés dans l’exil afin de véhiculer la mémoire et de renforcer la fidélité aux rites religieux. Avec lui, Toledo se fait ‟Nueva Jerusalén”, même s’il ne fait pas un usage explicite de cette appellation. Ce transfert est symptomatique de la théologie de la substitution : d’Israël au ‟Nouvel Israël” (l’Église et l’Espagne) avec pour centre Toledo, la ‟Nueva Jerusalén”.

 

Le bénédictin Fray Benito de Peñalosa y Mondragón écrit : ‟El pueblo español recibe las bendiciones que Dios ortogó primero a Abraham, y a Jacob y los españoles dilatan la fe católica por todo el mundo, oficio y prerogativa que tenía el pueblo de Dios escogido.” (‟Le peuple espagnol reçoit les bénédictions que Dieu commença par accorder à Abraham et à Jacob, et les Espagnols fortifient la foi catholique dans le monde, une fonction et une prérogative qui étaient celles du peuple élu par Dieu.”) Plus près de nous, Marcelino Menéndez y Pelayo avertit dans ‟Calderón y su teatro” que ‟España se creyó, por decirlo así, el pueblo elegido de Dios, llamado por él para ser brazo y espada suya, como lo fue el pueblo de los judíos.” (‟L’Espagne s’est considérée, pour ainsi dire, comme le peuple élu de Dieu, appelé par Lui afin d’être Son bras et Son épée, comme l’avait été le peuple juif.”) On ne saurait être plus clair.

 

El Escorial, deuxième moitié du XVIe siècle. 

 

Cette volonté de se présenter comme la ‟Nueva Jerusalén” s’exalte dans la construction du Real Monasterio del Escorial, conçu comme ‟otro Templo de Salomón a quien (…) Felipe II fue imitando en esta obra” ainsi que l’écrit le père Sigüenza qui s’emploie à démontrer que El Escorial n’est pas une copie mais bien une version améliorée car, selon la théologie de la substitution, il s’agissait en captant le legs de Salomon (l’Ancien Testament) de le parfaire par le Nouveau Testament et l’Evangélisation du monde.

 

 

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