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Je me souviens… ou des histoires dans l’Histoire.

 

Je me souviens que mon grand-père avait l’extrémité de l’auriculaire gauche légèrement déformé, un souvenir du 6 février 1934, une charge de la gendarmerie mobile. Ce souvenir en amène un autre. Je me souviens que mon grand-oncle avait une cicatrice sur le dessus de la main droite. Comme je lui demandai s’il s’agissait d’une blessure de guerre, il prit un air évasif et détourna la question. J’apprendrai par ma mère qu’une amante indochinoise, très jalouse, lui avait transpercé la main d’un coup de ciseaux.

 

Je me souviens que le volontaire Jean Gabin (Jean-Alexis Moncorgé) fut incorporé au Régiment blindé de fusiliers marins (R.B.F.M.) de la 2e D.B. et que son char avait pour nom “Souffleur II”. Je me souviens qu’il avait alors quarante ans, ce qui faisait de lui le plus vieux chef de char du régiment. Il avait honte de ses cheveux tout blancs et ne se voyait pas quartier-maître : le pompon rouge et de tels cheveux ne pouvaient aller ensemble. On le fit passer second maître et ainsi eut-il droit à la casquette :

Jean Gabin entouré de son équipage devant le Tank Destroyer M10 “Souffleur II” 

 

Je me souviens que ma tante évoquait Jean Marais à la 2e D.B. Un jour, elle me montra un mouchoir qu’il avait brodé lui-même. Chaque Rochambelle avait le sien, brodé à leurs initiales par ses soins. Je me souviens qu’aux funérailles de cette tante, à Saint-Louis des Invalides, une silhouette bien connue de la caricature d’alors prit place à côté de moi : le général Massu. Sa femme, Suzanne Torrès-Massu surnommée “Toto”, avait commandé le Groupe Rochambeau.

 

Je me souviens d’une liasse de lettres bleu pâle retrouvées dans un tiroir, avec un en-tête à caractères rouges : ROYAL NAVAL QUARTERS, BLYTH, NORTHUMBERLAND., des lettres envoyées par un grand-oncle, officier sous-marinier des Forces navales françaises libres (F.N.F.L.). Il y évoque des opérations contre l’Allemand dans les mers arctiques où il espère que “la chasse sera bonne.”

 

Je me souviens de Marianne Cohn, passeuse d’enfants vers la Suisse. Je me souviens que des liens complexes unissaient sa famille à Walter Benjamin.

 

Je me souviens que le général de Boissieu, officier à la 2e D.B., épousa une fille du général de Gaulle, Elizabeth, et que Robert Galley, lui aussi officier à la 2e D.B., épousa une fille du maréchal Leclerc de Hauteclocque, Jeanne.

 

Je me souviens que le maréchal de Lattre de Tassigny et que le maréchal Leclerc de Hauteclocque eurent chacun un fils tué en Indochine, respectivement Bernard et Henri.

 

Je me souviens de Mila Racine, passeuse d’enfants entre la France et la Suisse. Je ne puis penser à elle sans penser à Marianne Cohn, je ne puis penser à Marianne Cohn sans penser à elle. Je me souviens d’Ariane Knout, membre de l’Armée Juive, abattue par la Milice, à Toulouse :

Ariane Knout (1906-1944), fille de Scriabine et nièce de Molotov, convertie au judaïsme. 

 

Je me souviens du lieutenant Oldra et de la malle d’Edelbach.

 

Je me souviens que Benjamin R., rescapé de la Shoah, est né un 30 avril (1908), ce qui l’amusait : il ne perdait pas une occasion pour rappeler avec un sourire entendu que c’est un 30 avril (1945) que Hitler était mort.

 

Je me souviens qu’une tante se leva et se mit (presque) au garde-à-vous lorsque le général de Gaulle apparut à la télévision… Inquiet (j’étais enfant), j’en avisai mon père qui haussa les épaules en murmurant : “Ah, ces gaullistes !”

 

Je me souviens que Jérôme Lindon (qui deviendra directeur des Éditions de Minuit) avait été membre de la Compagnie Marc-Haguenau et qu’il avait participé à la libération de la ville de Castres.

 

Je me souviens de Raymond Dronne et de la Nueve. Je me souviens d’Antonio Soriano, de nos discussions dans la Librairie espagnole, au 72 de la rue de Seine, discussions au cours desquelles il était souvent question de Raymond Dronne et de la Nueve :

Des Espagnols de la Nueve le 24 août 1944, devant l’un des half-tracks qui entrèrent dans Paris. 

 

Je me souviens que la maréchale Leclerc de Hauteclocque était convaincue que son mari avait été victime d’un attentat, et non d’un accident. Je me souviens du mystère du treizième corps retrouvé dans les débris de l’avion le long de la voie ferrée Méditerranée-Niger, ainsi que du suicide (?) du géologue Conrad Kilian.

 

Je me souviens que le char de commandement du général Leclerc avait pour nom “Tailly”, du nom de la propriété des Hauteclocque, en Picardie. Je me souviens que le Mitchell B-25 à bord duquel le général trouva la mort avait également pour nom “Tailly”. Je me souviens qu’afin d’éviter toutes représailles contre sa famille restée en France, Philippe de Hauteclocque avait pris pour nom de guerre “Leclerc”, un nom très courant dans sa région, un nom que portait son garde-chasse.

 

Je me souviens de Bad Reichenhall, de la polémique suscitée par l’exécution de ces douze Waffen SS français sur ordre du général Leclerc. Je me souviens que cet épisode a été mis en rapport avec la mort du général : l’accident d’avion aurait été provoqué par un proche de l’un de ces SS désireux de venger sa mort.

 

Je me souviens de Rébecca Mokotowitch, née le 1er décembre 1923 à Paris, déportée pour Auschwitz au départ de Drancy par le convoi N° 74 du 20 mai 1944, décédée à Bergen-Belsen le 24 mai 1945.

 

Je me souviens du pasteur Paul Schneider qui, à Buchenwald, refusa de se découvrir devant le drapeau à croix gammée :

Intérieur de l’église réformée de Womrath (Rhénanie-Palatinat) dont le pasteur Paul Schneider eut la charge à partir de 1934.

 

Je me souviens que la devise du 501e R.C.C. est En tuer et qu’elle s’inscrit sur l’insigne régimentaire, plus précisément sur la lame de l’épée d’un chevalier en armure.

 

Je me souviens d’Albrecht Goes et de Mario Rigoni Stern.

 

Je me souviens du cimetière San José de Granada, de ce mur lacéré par les balles de milliers d’exécutions.

 

Je me souviens de Federico García Lorca assassiné par “la droite” et de Ramiro de Maeztu assassiné par “la gauche”.

 

Je me souviens du Cercle de Kreisau (Kreisauer Kreis), en particulier des cousins Helmuth James, comte von Moltke et Peter, comte Yorck von Wartenburg.

 

Je me souviens d’Hélène Berr et de Gertrud Kolmar.

 

Je me souviens de Carl Friedrich Goerdeler, condamné à mort par le Volksgerichtshof, torturé et décapité. Je me souviens que cet antinazi de la toute première heure refusa d’être réélu maire de Leipzig, après que les nazis aient fait détruire le monument à Felix Mendelssohn-Bartholdy.

 

Je me souviens de Mgr Aron Jean-Marie Lustiger et de l’abbé Alexandre Glasberg.

 

Je me souviens du capitaine Jean Maridor de la RAF qui, au prix de sa vie, à bord de son Spitfire, empêcha qu’un V1 ne s’écrase sur un hôpital de la banlieue londonienne :

Jean Maridor (1920-1944)

 

Je me souviens d’un séjour chez des amis anglais, d’un salon avec des moulures où je remarquai de discrets impacts. Je les interrogeai. Leur maison avait hébergé des pilotes de la RAF qui à chaque avion abattu ouvraient une bouteille de champagne… L’impact des bouchons…

 

Je me souviens de Gilberte Bonneau du Martray et de Hannah Szenes.

 

Je me souviens que Georges Perec petit garçon passa une partie de l’Occupation à Villard-de-Lans.

 

Je me souviens que, sous l’Occupation, ma grand-mère très coquette se passait les jambes au brou de noix puis y dessinait derrière une ligne censée imiter la couture d’un bas.

 

Je me souviens que, peu avant la déclaration de la guerre, mon père fut invité à une fête déguisée. Parmi les enfants, un petit garçon dont il ne se souvenait pas du nom mais il se souvenait qu’il était juif et qu’il avait été déporté avec toute sa famille. Ce petit garçon était déguisé en pompe à essence, mon père en meunier et son frère en pêcheur breton.

 

Je me souviens que Paul Nizan a été tué au château de Cocove, près de Dunkerque, au début de la guerre :

http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2007/05/23_mai_1940mort.html

 

Je me souviens de Joseph Rovan chez mes parents. Il nous rapportait des souvenirs sur un homme qu’il admirait, déporté comme lui à Dachau, Edmond Michelet.

 

Je me souviens de Milena Jesenská, morte à Ravensbrück. Je me souviens que les trois sœurs de Franz Kafka moururent en déportation : Elli (Gabriele), Valli (Valerie) et Ottla (Ottilie), la dernière, sa sœur préférée. Je me souviens que Ottla fut déportée à Theresienstadt où elle se présenta comme volontaire pour accompagner un convoi d’enfants à Auschwitz :

La sœur bien-aimée, Ottla Kafka (1903-1943)

 

Je me souviens qu’il y avait dans la cave de notre maison de vacances, à Cesson, de nombreuses inscriptions laissées par les Allemands. Je me souviens en particulier de Eintritt verboten, de Lazarett et de Gefahr. Je me souviens que l’une des entrées de la propriété, une entrée envahie par la végétation, était couverte de noms et de dates gravés dans la pierre par des soldats américains de la IIIe Armée du général Patton.

 

Je me souviens de ces journées passées dans une petite maison des environs de Valencia, autour d’une paella. Je me souviens de Francisco, connu dans son village sous le nom de “El Gaucho” — car il avait belle allure cet homme de soixante-dix ans. Je me souviens de sa soif d’apprendre, une soif que j’ai souvent remarquée chez ces hommes du peuple qui se sont battus pour la République. Francisco avait quitté Valencia à pied, pour Teruel, en 1937, avec un ami de son âge, seize ans. Ils partageaient un vieux fusil de chasse et quelques cartouches.

 

Je me souviens de Walter K., un cousin par adoption. Cet Allemand né en 1930 et ex-légionnaire avait été gravement blessé en Indochine. Il ne quittait pas le bras de sa mère adoptive car il lui arrivait d’avoir des vertiges. Je revois la haute et fine silhouette de cet homme au visage de junker, à côté d’une tante aussi maquillée que ces dames qui, dans “Roma” de Fellini, assistent au défilé de mode ecclésiastique.

 

Je me souviens de Friedrich Percyval Reck-Malleczewen et du pasteur Martin Niemöller. Je me souviens de Mgr Clemens August von Galen et de Mgr Konrad von Preysing. Je me souviens de Hans et Sophie Scholl.

 

Je me souviens que Jacques Stroumsa et Alma Rosé, nièce de Gustav Mahler, furent violonistes à Auschwitz :

Alma Rosé (Vienne, 1906 – Auschwitz, 1944)

 

 

 

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