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Je me souviens d’avoir lu…

 

Il est tard. Je ne trouve pas le sommeil. Je suis assis dans ma bibliothèque. Je laisse aller mon regard sur les rayonnages. Et, peu à peu, des souvenirs viennent les uns après les autres. Presque chaque livre me replace dans le lieu où je l’ai lu. Le sommeil ne venant toujours pas, j’ai décidé de travailler à une petite série de “Je me souviens d’avoir lu…” en opérant un choix tout à fait arbitraire car ces quelques pages pourraient sans peine devenir un livre.  

 

Je me souviens d’avoir lu à Hambourg “Poèmes” de Gottfried Benn, l’édition bilingue établie par Pierre Garnier. Je me souviens que lorsqu’elle sonna à la porte, je lisais “Englisches Cafe”. Hambourg était fraîche, parcourue de vastes souffles iodés. Hambourg, cette blondeur, cette nuque tiède. C’était en été 1983. Été 1983, je l’ai écrit en première page de ce recueil. Es ist in Sommertagen / ein Glück in jedem Mund… (1) Été 1983 – Été 1943… Je me souviens de l’avoir plus aimée encore, elle, cette femme qui était Hambourg, Hambourg qui était cette femme, Corina, lorsque je me suis souvenu que les quartiers que nous parcourions avaient été anéantis, au cours de l’été 1943, par un Feuersturm. Hamburg, Operation Gomorrha

 

Gottfried Benn (1886-1956)

 

Je me souviens d’avoir lu la biographie de Staline par Trotsky dans un vieux jardin, à Barbizon. J’étais installé sous un dais de tilleuls. Quelqu’un passa et, apercevant le livre, laissa échapper cette remarque : “Lire ce genre de livre ici, quelle drôle d’idée !”, une remarque que je ne juge plus si déplacée.

 

Je me souviens d’avoir lu “Le bleu du ciel” dans un chalet des Alpes, dans le silence de la neige. Ce silence et cette neige m’ont confirmé la pureté de Georges Bataille.

 

Je me souviens d’avoir lu à Cesson “Le Nouvel État industriel” de John Kenneth Galbraith, une lecture qui reste inséparable d’un parquet point de Hongrie et du parfum de la cire, de fauteuils clubs en vieux cuir aux tonalités tabac, d’une cheminée en marbre au réseau de veines aussi dense que celui de l’imagerie médicale.

 

Je me souviens d’avoir lu à Paris, un jour de pluie, “De Profundis” de Przybyszewski, entre un café de la rue des Beaux-Arts, “La Charrette”, et un studio de la rue des Gravilliers. Je me mis à identifier une amie d’alors avec Agaï, l’héroïne de ce petit chef-d’oeuvre, ce qui ne facilita pas mes relations avec elle…

 

Stanislas Przybyszewski (1868-1927), lithographie d’Edvard Munch (1895)

 

Je me souviens d’avoir lu “Le chariot d’or” d’Albert Samain chez ma grand-tante qui admirait ce grand poète quelque peu oublié. Elle me lut quelques poèmes (elle aimait déclamer), dont “Soir païen” et “Bacchante”. Je la revois faisant des poses avec petites gorgées de muscat de Samos. Sur la commode, des têtes grecques en marbre blanc du Ve siècle av. J.-C., rapportées par un parent archéologue, semblaient l’écouter.

 

Je me souviens d’avoir lu “The Plough and the Stars” (2) et les deux autres pièces de la Dublin Trilogy de Sean O’Casey dans une chambre dont les fenêtres donnaient sur la Kilmainham Gaol (3).

 

Je me souviens d’avoir commencé la lecture de “La main coupée” de Blaise Cendrars dans la bibliothèque de mon oncle, à l’île d’Yeu. Ce livre reste inséparable de l’odeur de livre ayant séjourné sur la côte Atlantique, d’une pièce aux proportions chaleureuses, avec vue sur le large, de kilims berbères de l’Atlas, d’une table basse à plateau en cuivre martelé de Marrakech, de poufs de Fès en cuir à motifs colorés et d’un sofa où s’enfoncer.

 

Je me souviens d’avoir lu les poèmes de Kavafis dans une édition bilingue dégotée à Athènes, entre un appartement néoclassique et une taverne de Plaka. Cette lecture reste inséparable de cet appartement avec vue sur l’agora romaine, la Tour des Vents et l’Acropole côté Érechthéion. Je ne puis relire certains de ces poèmes sans revoir cette clepsydre octogonale avec, en haut-relief, les représentations des vents principaux dont Borée et Zéphyr. Pareillement, je ne puis relire certains de ces poèmes sans revoir ΠΛΑΤΑΝΟΣ, la taverne aux tonneaux odorants, des tonneaux de ρετσίνα, les petites tables en bois sombre, les ventilateurs poisseux, le garçon bedonnant et au pas traînant. Et tandis que j’écris ces souvenirs, la saveur de ce vin si grec me revient, une saveur antique que je n’ai jamais retrouvée avec la ρετσίνα en bouteille de Kourtaki.

 

L’agora romaine, à Athènes. J’habitais dans la maison, juste derrière la Tours des Vents, au fond de l’image.

 

Je me souviens d’avoir lu “L’énergie spirituelle” de Bergson l’année du baccalauréat et sur les conseils d’un oncle. J’ai devant moi l’austère édition des Presses Universitaires de France, Bibliothèque de philosophie contemporaine Félix Alcan, à la couverture vert pâle. Ce livre me redit une certaine lumière, une lumière d’hiver parisien, une lumière que filtraient des voilages encadrés d’épais rideaux en velours vert foncé. Je revois la chambre au papier-peint à dominante vert pâle avec, au mur, un portrait gravé du duc d’Enghein, fusillé sur ordre de Napoléon Bonaparte dans les fossés du château de Vincennes.

 

Je me souviens d’avoir lu “Sylvia” et “Rachel et autres grâces” d’Emmanuel Berl dans une grande demeure béarnaise, au cours d’un été étouffant. Je me revois dans le salon, lisant ces délicieuses pages autobiographiques en guettant l’orage approchant à la nuit tombante, les premiers plic-ploc de la pluie dans les magnolias. Je revois le salon, sa causeuse et sa récamière, ses fauteuils crapauds capitonnés et, sur un guéridon, cette petite sculpture en bronze montrant l’ancien propriétaire des lieux, un officier méhariste, sur un dromadaire. Mais ce sont surtout cette moiteur et cette fraîcheur qui par ces livres me reviennent.

 

Je me souviens d’avoir lu l’œuvre poétique d’Émile Nelligan au Québec, sa patrie. Le printemps s’annonçait avec bien des hésitations. Les rues étaient encore encombrées de tas de neige sale à moitié fondue. Je ne puis voir ce livre sans penser à ce séjour, à Montréal, à cette gadoue mais aussi aux bourgeons du parc La Fontaine et du cimetière Notre-Dame des Neiges.

 

Je me souviens d’avoir lu chez une grand-tante “Les choses de la vie” de Paul Guimard, quand j’étais adolescent. Je fus tout surpris de découvrir ce livre (voir ci-dessous) qui montre en couverture une image extraite du film de Claude Sautet. Il détonnait dans cette bibliothèque si sérieuse, si austère. Je me souviens qu’il était serré entre deux Charles Maurras…

 

 

Je me souviens d’avoir lu “Patmos” d’Ilarie Voronca sur l’île de Samothrace, à la fin d’un été brûlant au cours duquel j’avais parcouru la Grèce. Lorsque je débarquai sur cette île, le ciel s’obscurcit ce qui fit ressortir le chaume qui semblait doucement irradier. Puis un orage éclata, un orage d’une violence inquiétante. J’en fus émerveillé et reconnaissant — de la pluie, enfin ! — mais j’en vins à penser un peu bêtement qu’il finirait par réveiller le volcan dont le cratère culmine à plus de 1 600 mètres. L’orage s’éloigna et l’odeur de la terre d’été enfin humide m’enveloppa d’un doux vertige. Je remerciai encore.

 

Je me souviens d’avoir lu “Appels aux Allemands 1940-1945” de Thomas Mann à l’Institut Gustave-Roussy de Villejuif. Ce livre reste inséparable des blouses blanches, du sourire des infirmières — l’une d’elles surtout —, de la vue de ma chambre d’où je suivais la queue des avions qui, au loin, roulaient sur les pistes d’Orly.

 

Je me souviens d’avoir lu au chevet de ma mère malade “Un voyage chez les Aïnous – Hokkaido, 1938” d’Arlette et André Leroi-Gourhan. Je me souviens qu’elle s’efforçait sur une biographie de Balzac mais que la fatigue ne lui permettait pas une lecture soutenue.

 

Je me souviens de mon père lisant “Mémoires. Fin d’un empire” du général Raoul Salan. Je le revois, le soir, dans un coin de son bureau, fumant la pipe sous la lampe, dans un fauteuil recouvert de velours brun clair. Je revois les quatre volumes aux Presses de la Cité, des livres à couverture rigide. Je revois plus particulièrement le tome II intitulé “Le Viêt-minh mon adversaire” avec, sur la jaquette, le général qui passe des troupes en revue devant le pont Long Biên, le pont Paul Doumer du temps des Français, un pont cantilever qui reste le symbole de Hanoi.

 

Je me souviens d’avoir lu “Histoire générale du Bund” de Henri Minczeles chez Benjamin R., un ancien de ce mouvement et un survivant de la Shoah. Je me revois dans sa petite maison, en Dordogne, lisant ce livre dans son jardin pendant qu’il faisait la sieste. Je le revois avec son chapeau de paille, son avant-bras gauche aux cinq chiffres tatoués. Il repose au cimetière du village, au bord du barrage de Mauzac sur la Dordogne.

 

Je me souviens d’avoir lu “Les îles” de Jean Grenier dans la chaleur grise-jaune d’un été barcelonais qui n’en finissait pas. Je ne puis voir ce livre sans revivre ces heures passées en habit de sueur à errer dans la vieille ville entre Barrio Gótico et Barrio Chino, à monter et à descendre les Ramblas, cette ligne de partage entre deux ambiances. Les Ramblas étaient alors l’un des lieux urbains les plus fous d’Europe. A partir d’une certaine heure de la nuit, on ne savait plus vraiment entre transsexuels et afeminados qui était femme et qui était homme.

 

Le Barrio Chino (Barcelona), photographie de Joan Colom.

 

Je me souviens d’avoir lu dans des trains roumains “Petit manuel du parfait bonheur” d’Ilarie Voronca, un cadeau d’amis de Bucarest. Ce livre provoqua en moi une ivresse — une narcose même — à laquelle devait probablement contribuer une très grande fatigue.

 

Je me souviens d’avoir lu à Prague “Conversations avec Kafka” de Gustav Janouch. Je me souviens d’avoir lu une partie de ce livre dans le nouveau cimetière juif où repose Franz Kafka. C’était l’été, un été d’Europe centrale, un été continental. Sous ses arbres, je goûtai une fraîcheur de cave.

 

Je me souviens d’avoir lu “A Sentimental Journey Through France and Italy” de Laurence Sterne dans la fraîcheur d’un été londonien. Cette lecture reste inséparable de souffles frais et amples, de masses nuageuses formidablement étagées, de jeunes femmes en robes légères, très légères et aux tendres coloris.

 

Je me souviens d’avoir lu “Historia y vida” de Azorín dans un train, entre Madrid et Sevilla. Une belle jeune femme prit place devant moi, ce qui porta sérieusement atteinte à ma capacité de concentration.

 

Je me souviens d’avoir lu un chapitre de “España invertebrada” de José Ortega y Gasset dans la gare de Valencia. Cette lecture estivale reste inséparable de la beauté et de la fraîcheur des azulejos qui ornent l’intérieur de cette gare.

 

La Estación del Norte (Valencia) de Demetrio Ribes Marco, inaugurée en 1917. L’influence d’Otto Wagner.

 

Je me souviens d’avoir lu…

 

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  1. C’est ainsi que s’ouvre le poème “Einzelheiten” : “Il est par les jours d’été / Un bonheur en chaque bouche…”
  2. En référence à The Starry Plough, le drapeau de la Irish Citizen Army qui participa à l’Easter Rising de 1916.
  3. C’est dans cette prison transformée en musée et mémorial que furent emprisonnés et exécutés nombre de rebelles irlandais

 

 

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