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En relisant Hannah Arendt

 

Le 13 juillet 1942, les hommes du 101e bataillon de police de Hambourg (cinq cents hommes environ) participent à un premier massacre dans la bourgade de Jozefow, en Pologne. La plupart sont des rappelés dont la moyenne d’âge est assez élevée (près de quarante ans). Il n’y a parmi les hommes de troupe ni engagé volontaire ni SS. Avant le massacre (environ mille huit cents Juifs vont être abattus quasiment à bout portant), le commandant Wilhelm Trapp leur laisse le choix. Douze hommes refusent ; ils ne subiront aucune sanction. Le refus restera toujours possible — à l’exception de la deuxième tuerie, celle du 17 août 1942, à Lomazy. Le pourcentage des refus ne dépassera pourtant jamais les 10 %. La première tuerie provoque de l’écœurement ; mais dans les semaines et les mois suivants, les volontaires sont de plus en plus nombreux. En novembre 1943, lorsque le 101e bataillon de police de Hambourg quitte la Pologne, il a à son actif trente-huit mille assassinats par balle et quarante-cinq mille déportations vers Treblinka. Devant une telle histoire, comment faire tenir des ‟explications” ? L’une d’elles mérite pourtant que l’on s’y attarde, d’autant plus qu’elle est rarement évoquée.

 

 

A l’armée, les ordres sont des ordres ; le soldat ne les discute pas sous peine des plus terribles sanctions. Mais dans le cas particulier des Einsatzgruppen, le choix était laissé. Premièrement, tous leurs membres étaient des volontaires, et ces volontaires pouvaient se dérober aux tueries et demander à être envoyés dans d’autres unités. La peur de l’autorité — les ordres ne se discutent pas — est l’argument brandi devant les tribunaux. ‟Mais refuser de rejoindre le groupe génère, plus encore, un isolement redouté et rarement évoqué. Le conformisme, le goût du consensus et la pression du groupe jouent dans l’assassinat de masse un rôle capital” écrit Georges Bensoussan. Cette crainte est rarement, très rarement évoquée ; c’est une crainte diffuse que les intéressés appréhendent difficilement ; c’est une crainte qui se cache ; c’est une crainte dont on a honte…

 

Il ne suffit pas de répéter que les victimes (les Juifs ou les Tziganes pour ne citer qu’eux) sont des Untermenschen pour fabriquer des assassins et organiser une tuerie dans le genre Aktion Reinhard. Pour les hommes en armes opérant sur le front de l’Est, il n’était pas facile de ne pas tuer. Refuser de se joindre à ceux qui portaient le même uniforme, c’était prendre le risque de s’isoler alors que la menace était partout. Il fallait avant tout ne pas ‟perdre la face”, ne pas ‟passer pour un lâche”, etc. Un certain matraquage idéologie avait mis les Juifs au banc de l’humanité ; ce n’était pas suffisant pour passer à l’acte et les liquider. La grégarité fit le reste, cette logique qui anesthésie la conscience. Georges Bensoussan conclut : ‟Pour beaucoup, le courage aura consisté à rejoindre les tueurs, alors qu’il eut été d’aller contre le sens commun et la loi de la majorité.” Et tout en écrivant ces lignes, je pense à un certain Wilhelm Reich, très à la mode dans les années 1970 et que, adolescent, je lus avidement en commençant par son classique : ‟La psychologie de masse du fascisme”, une œuvre envers laquelle j’ai pris mes distances mais qui n’en contient pas moins une belle énergie et des propositions stimulantes. Mais lisez l’ouvrage de Christopher R. Browning, intitulé ‟Des hommes ordinaires” et sous-titré ‟Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne.”

 

Cette désignation ‟banalité du mal” brandie à tout propos est devenue trop commode. Elle conserve une certaine valeur, on ne peut s’en contenter et s’y affaler. Femme d’une intelligence peu commune et femme de tempérament, Hannah Arendt m’est devenue de plus en plus suspecte au fil des années. Il y a dans ses écrits des jerks plutôt étonnants et même franchement bizarres. Une démonstration qui invite à la réflexion la plus soutenue peut être suivie d’une affirmation sans fondement, voire d’un ragot. Dans ‟Eichmann à Jérusalem”, Hannah Arendt fait d’une rumeur une affirmation particulièrement massive : Reinhard Heydrich était un demi-Juif (un Mischling), un Juif même ‟qui ne s’est pas repenti d’avoir tué mais d’avoir trahi son propre peuple”. Je cite l’intégralité de cette parenthèse : ‟(Des principaux criminels de guerre, deux seulement se repentirent avant de mourir : Heydrich, pendant les neuf jours qu’il lui fallut pour mourir des blessures infligées par les patriotes tchèques, et Hans Frank, dans sa cellule de condamné à mort à Nuremberg. C’est une constatation désagréable, car on ne peut s’empêcher de penser qu’à la fin Heydrich ne s’est pas repenti d’avoir tué mais d’avoir trahi son propre peuple.)” Plus j’étudie les philosophes juifs allemands du XIXe et XXe siècle, plus j’ai le sentiment qu’ils s’efforçaient de régler des comptes avec le monde dont ils étaient originaires, le monde juif, qu’ils tournaient dans quelque chose de particulièrement angoissant, comme dans ce maëlstrom que décrit Allan Edgar Poe.

 

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La préface d’Hannah Arendt à son oeuvre maîtresse, ‟Les Origines du totalitarisme”, offre une belle perspective sur un certain état d’esprit. La première édition de cette trilogie remonte à 1951 ; et ladite préface fut rédigée en juillet 1967, à New York. Il faut la lire et la relire car il me semble qu’elle permet une plongée dans les tourments intellectuels et spirituels de l’auteur. Elle n’y fait pas œuvre d’historienne mais de propagandiste. Elle cherche à s’arracher à quelque chose qui l’angoisse en pirouettant dans des faux-fuyants et en virevoltant dans une galerie de miroirs déformants. Le passage suivant relève lui aussi du jerk : ‟C’est alors (nous sommes à la fin du XVIe siècle) que, sans intervention extérieure, les Juifs commencèrent à penser que «ce qui séparait les Juifs des nations n’était pas fondamentalement une divergence en matière de croyance et de foi, mais une différence de nature profonde», et que l’antique dichotomie des Juifs et des non-Juifs était «plus probablement d’origine raciale que doctrinale». Ce changement d’optique, cette vision nouvelle du caractère étranger du peuple juif, qui ne devait se généraliser chez les non-Juifs que beaucoup plus tard, au XVIIIe siècle, apparaît clairement comme la condition sine qua non de l’apparition de l’antisémitisme.” Les citations inclues dans ce passage renvoient à une note en bas de page : ‟Citations extraites de l’ouvrage de Jacob Katz, «Exclusiveness and Tolerance. Studies in Jewish-Gentile Relations in Medieval and Modern Times», étude absolument originale et du plus haut niveau qui aurait dû détruire «quelques idées chères aux Juifs contemporains» (…) Avec eux (cette jeune génération d’historiens juifs à laquelle appartient Jacob Katz), c’en est bien fini de l’histoire juive «pleurnicharde» contre laquelle Salo W. Baron protestait il y a presque quarante ans.” Hannah Arendt juge cet ouvrage du plus haut niveau parce qu’il flatte ses présupposés ; autrement dit, parce qu’il apporte de l’eau à son moulin. Les Juifs ont tout inventé, même l’antisémitisme. C’est fortiche. Mais je me calme. Deux femmes que j’admire par ailleurs me tapent parfois terriblement sur les nerfs : Hannah Arendt et Simone Weil qui épousa les affreuses thèses hellénistiques concoctées à Alexandrie au sujet de l’Exode. Simone Weil évoque admirablement les Grecs Homère, Platon, Pythagore, Héraclite et tant d’autres ; mais je sais également qu’elle est allée faire sa cuisine chez Diodorus Siculus, Lysimachus, Manetho et Apion pour ne citer qu’eux. Et là, je lui casserais volontiers ma vaisselle sur la tête.

 

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