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Je me souviens en voyage.


En souvenir de Georges Perec, à la générosité de ses propositions.

 

« Histoire d’une vie » d’Aharon Appelfeld s’ouvre sur ces mots : « Où commence ma mémoire ? Parfois il me semble que ce n’est que vers quatre ans, lorsque nous partîmes pour la première fois, ma mère, mon père et moi, en villégiature dans les forêts humides et sombres des Carpates. D’autres fois il me semble qu’elle a germé en moi avant cela, dans ma chambre, près de la double fenêtre ornée de fleurs en papier. La neige tombe et des flocons doux, cotonneux, se déversent du ciel. Le bruissement est imperceptible. De longues heures, je reste assis à regarder ce prodige, jusqu’à ce que je me fonde dans la coulée blanche et m’endorme. »

 

Je me souviens d’une capitale calme, calme comme je n’aurais pu imaginer une capitale, Vientiane-sur-Mékong. Le Mékong était calme lui aussi, si calme, loin de ses berges qui avaient été surélevées par des sacs de sable lors de sa dernière crue.

 

Je me souviens de la meseta, des trains Diesel qui tiraient leurs wagons, assez péniblement me semble-t-il. Le paysage défilait comme dans un western, lentement, avec des sursauts et des à-coups. Au comptoir du buffet d’une gare, une bouteille d’anis poisseuse, Anis del Mono, à l’étiquette jaunie avec, au-dessus, tombant du plafond, le papel matamoscas, un serpentin tapissé de mouches engluées.

 

Je me souviens avoir déposé un caillou sur la tombe de Franz Kafka. Je me souviens de la stèle à six facettes — comme une pointe de cristal de roche — avec, de haut en bas, ces noms : Dr Franz Kafka, Hermann Kafka (le père), Julie Kafka (la mère).

 

Je me souviens de retours dans les nuits d’été athéniennes. Le parfum du jasmin confirmait l’ivresse — l’ούζο. Nous roulions heureusement en décapotable, le pare-brise rabattu. Bien que capiteux, l’air nous dégrisait un peu.

 

Je me souviens du froid si pur à Dodone, en Épire, avec un peu de neige dans les hauteurs du défilé qui prolonge l’espace de la scène, devant la cavea. Jamais le froid ne m’avait dit une telle pureté. Je me souviens d’un ρετσίνα sombre au goût de réglisse qu’accompagnaient quelques morceaux de tomates bien fermes. Dodone ! Le plus beau théâtre du monde, et le plus antique des oracles grecs. Nulle part ailleurs je n’ai ressenti à ce point ce qu’avait pu être l’inquiétante splendeur du théâtre grec antique, ni à Delphes ni à Épidaure, nulle part ailleurs ! Δωδώνη !

 

Δωδώνη

 

Je me souviens de Berlin, de la silhouette de la Zionkirche qui, dans la lumière du crépuscule, me fit penser à une peinture de Caspar David Friedrich mais aussi à un dessin de Karl Friedrich Schinkel. Berlin ! Des rues estivales à la vie lente, provinciale. Et souvent, tout en marchant, me revenait l’ambiance de «Zommer vorm Balkon» d’Andreas Dresen. Et des passantes ressemblaient à Nike ! Nadja Uhl !

 

 Nadja Uhl

 

Je me souviens du cinéma Racine-Odéon, rue de l’École de Médecine. Je me souviens de son décors vaguement Grand Siècle, murs tapissés d’un velours bleu ciel avec appliques en verroterie dont certains éléments affectaient la forme de gouttes d’eau. Paris, lorsque je pense à toi, c’est d’abord vers certaines salles obscures que ma mémoire me conduit, vers des films d’Ingmar Bergman, en noir et blanc, « Sommarlek » surtout. Pourquoi ce film plutôt que d’autres ?

 

Je me souviens du bleu du ciel sur l’Altiplano chilien, un bleu effrayant, abyssal, la couleur même de l’infini. J’ai été pris de vertige, là-haut, en levant la tête vers le ciel, sous ce bleu. Je me suis même pelotonné tant je me suis vu sombrer dans ce bleu, au-dessus. Je me suis interrogé ; et j’ai compris que la pureté de ce bleu m’avait saisi. A ce propos, les plus puissants télescopes du monde ne sont-ils pas installés sur l’Altiplano ?

 

Je me souviens du Mur, de tampons qui frappaient mon passeport, de miroirs fixés au bout de perches et passés sous les wagons. Je me souviens du marteau et du compas. Je me souviens de tant de détails emblématiques d’un monde qui s’est effacé de lui-même, au cours des années 1990.

 

Je me souviens d’une route qui n’en finissait pas, la plus rectiligne des routes, si désespérément rectiligne que la moindre inflexion dans son tracé me semblait digne d’être commentée. La Panamericana, au Chili.

 

 La Panamericana, au Chili.

 

Je me souviens de la fraîcheur des azulejos, en été surtout. Je pénétrai dans un patio, en sueur ; ils couvraient les murs ; je me retenais de passer la langue sur leur fraîcheur de sorbet…

 

Je me souviens de rires au bord d’une piscine, de pas de danse légers sur des airs de Chubby Checker, Johnny Cash, Supertramp — « The logical song » ! Tant d’autres airs, nostalgiques déjà. Pas de danse légers avec des hésitations venues d’une sangria très fruitée, très épicée. Je me revois écouter « Africa » la tête sur une épaule brune passée au monoï. I hear the drums echoing tonight but she hears only whispers of some quiet conversation… Et le retour en VW décapotée, sur des airs variés dont « Breakfast in America », la tête sur son épaule brunie et parfumée. Les alcools fruités accompagnent merveilleusement les rythmes du grand Roger Hodgson.

 

Je me souviens d’un été qui n’en finissait pas, à Barcelona, un été poisseux, graisseux et jaunâtre. On flânait sur les Ramblas tard dans la nuit et parfois jusqu’au petit-matin. Le va-et-vient des créatures, des créatures hybrides qui rendaient bien incertaines les frontières entre l’homme et la femme ? Je me souviens plus particulièrement de l’une d’elles, très belle et très étrange, qui me fit d’emblée penser à un Fernand Khnopff. On allait et on venait, on s’arrêtait volontiers à la terrasse d’un café-bar pour y observer la faune, un mouvement qui ne cessait pas (entre Plaza de Cataluña — Catalunya si vous préférez — et la statue de Cristobal Colón), tout en dégustant una horchata de chufa, une vraie, celle dont la saveur n’a cessé de me dire toute l’Espagne.

 

Je me souviens des brumes si soyeuses de Hué, des brumes qui distillaient une pluie si discrète qu’on se retrouvait mouillé sans comprendre pourquoi. La sueur y était pour un peu mais il y avait aussi cette brume chaude et humide. Hué, la Cité impériale que je visitai avec, en mémoire, ces images que mes yeux d’enfant avaient détaillées, des images en noir et blanc de Paris-Match auquel était abonné mon père, des images de Don McCullin aussi, l’offensive du Têt en 1968.

 

Je me souviens de Montréal sous la neige, de Juifs se lançant des boules de neige dans le quartier d’Outremont. Le noir de leur tenue ressortait magnifiquement dans les rues enneigées. Je n’avais jamais vu une telle intensité de contraste noir / blanc.

 

Je me souviens d’elles : Corina et Hamburg, une femme et une ville. A présent, toute une toponymie urbaine me la dit avec Binnenalster et Auβenalster et, plus simplement, Alster, cet affluent de l’Elbe.

 

Je me souviens d’un été londonien avec des masses nuageuses formidablement étagées et une tiédeur-fraîcheur qui me faisait remercier. Les villes du Nord en été ! C’est un bonheur par tout le corps, de l’épiderme à la moelle si je puis dire. Je me souviens de ces magasins coquins de Camden Lock, coquins et plutôt bon enfant. L’un d’eux proposait, alignées sur des porte-manteaux, d’un côté : des tenues de marquises style la Pompadour, de l’autre : des tenues de petites bonnes ; bref, tout pour philosopher dans le boudoir. Sacrés Anglais ! Leurs bizarreries, leurs fantasies, parmi lesquelles le fetishism. Ils ne cesseront de m’amuser. Ils figurent parmi les plus étranges créatures du zoo humain.

 

Je me souviens de Dublin, de la courbe très douce — à peine perceptible — de Harcourt Street et de ses sobres façades en briques, savoureuses comme des toasts que rehaussaient les fenêtres à guillotine peintes en blanc laqué. Je me souviens du cri des mouettes qui tombait de la coupole de la salle de lecture de la National Library (of Ireland). Je me souviens des pubs à la lumière dorée et tamisée, de la Guinness sombre et épaisse comme de l’eau de marshland.

 

Je me souviens du Golan, du froid pur au petit-matin, de ce mauve qui virait au rose quelque part au-dessus de la Syrie, du côté de Damas. Je me souviens de champs de mines un peu partout. Il ne fallait pas quitter l’asphalte. C’était au début des années 1980. Sur ces hauteurs poussent aujourd’hui des vignes qui produisent parmi les meilleurs vins du monde.

 

Sur le plateau du Golan

 

Je me souviens avoir commencé la lecture de « La agonía del cristianismo » de Miguel de Unamuno dans la cathédrale de Toledo, au cours de l’été 1981. En ce jour ocre et brûlant, je m’étais réfugié dans la fraîcheur de cet édifice. Je me souviens que le livre s’ouvre sur ces mots : « Este libro fue escrito en París hallándome yo emigrado, refugiado allí, a fines de 1924… »

 

Je me souviens avoir commencé « Histoire d’une vie » d’Aharon Appelfeld le 21 décembre 2011, premier jour de Hanouka, à Murcia, par un jour froid, sec et lumineux.

 

Je me souviens…

 

 

2 thoughts on “Je me souviens en voyage.”

  1. Cher Olivier, tu viens d’écrire là un petit chef-d’oeuvre ! Les premières cinq secondes je n’ai pas compris que c’était toi qui parlait, je ne sais pas comment j’ai cru que c’était Georges Perec tout en sachant que non, mais ça ne pouvait pas être Aaron Appelfeld et tout en lisant, c’est incroyable tout ce qui peut se passer dans un cerveau en l’espace de 5 secondes, un autre lobe de mon cerveau commentait “je comprends pourquoi ça plait à Olivier, ce sont ses références culturelles” et dans une fraction de seconde j’ai tout compris mais surtout ceci : que tu écris comme un grand écrivain, et tu apprécieras je le sais que j’ai pu te confondre avec Perec que je connais peu (La Vie mode d’emploi) mais un de mes frères l’adorait et aussi, j’ai rencontré une cousine à lui en Israël (ou une nièce) et un jour je devrais écrire quelques souvenirs sur toutes mes rencontres en Israël de parents de gens célèbres, tous excessivement attachants et donc cette camarade d’oulpan qui s’étonnait que je dise beaucoup de bien de Georges Perec.
    J’ai aussi des souvenirs d’enfance en Espagne je te l’ai dit, l’Orchata de Chufa en fait partie, je n’ai jamais retrouvé ce goût incomparable qu’il avait quand j’avais 5-6 ans et qu’on la buvait glacée pour se rafraîchir d’un soleil de plomb… je me souviens aussi de l’Altiplano mais péruvien et de Barcelone et du Golan, je n’ai pas autant voyagé, je ne connais pas le Laos ni Berlin ni surtout la Grèce qui est sans doute le pays que j’aimerais le plus connaître pour comprendre un peu mieux cette branche de mes ancêtres qui y ont passé 4 siècles… je vais rêver de Dodone…
    Cher Olivier, tu dois écrire un livre.

  2. Olivier,
    Je ne sais pas comment décrire ce que j’ai ressenti à la lecture de vos souvenirs. Ils sont tellement émotionnels que mes mots “magnifique, superbe” me paraissent bien fades et plats.
    Je n’ai jamais lu un “tour du monde” aussi émouvant.
    Jalouse de vos souvenirs !

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