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Aharon Appelfeld (deuxième partie) אהרן אפלפלד

 

Je n’ai pas été d’emblée captivé par ce petit livre. Je l’avais même laissé plusieurs jours de côté après en avoir lu les trois premiers chapitres. Je l’ai repris car que je ne supporte pas d’abandonner une lecture. A présent, ce livre me subjugue par sa richesse, il me subjugue comme des fonds sous-marins.

 

 Aharon Appelfeld par David Levine, dessin publié le 5 mars 1998, dans ‟The New York Review of Books”

 

La mémoire ? C’est par le corps qu’Aharon Appelfeld revit son passé. Les dates, les noms des lieux et des gens, tout s’est effacé. Il n’était qu’un enfant. La mémoire la plus sûre revient à l’improviste ; elle ne se laisse pas sonner comme un domestique, une remarque qui vaut pour nous tous dont l’enfance a tant différé de celle d’Aharon Appelfeld. La mémoire : on évoquera la madeleine de Proust, incontournable, et la grive de Montboissier de Chateaubriand. Chez Aharon Appelfeld, les irruptions de la mémoire se font sur des modes plus inhabituels : ‟Je me rappelle l’instant où je me suis retrouvé là-bas, devant un arbre couvert de pommes rouges. J’étais si stupéfait que je fis quelques pas en arrière. Mon corps se souvient mieux que moi de ces pas en arrière. Chaque fois que je fais un faux mouvement du dos ou que je recule, je vois l’arbre et les pommes rouges”. Après avoir mangé une pomme, il s’endormit. ‟A mon réveil, le ciel rougeoyait déjà, je ne savais que faire et me mis à genoux. J’ai encore aujourd’hui la sensation de cette position et, chaque fois que je m’agenouille, je me souviens du coucher de soleil qui rougeoyait entre les arbres et j’ai envie de me réjouir”. Ces remarques m’ont d’autant plus retenu que ma mémoire agit plutôt par le truchement d’une odeur, d’un bruit, d’une saveur, d’une couleur ou d’une forme, d’un mot, d’une expression, que sais-je encore ? Je ne savais pas qu’une attitude du corps pouvait à ce point solliciter la mémoire.

 

Ce ne sont pas les noms et les mots qui servent de point d’appui à la mémoire, qui la stimulent et la véhiculent, c’est le corps lui-même, le corps et ses attitudes. Le passé s’est inscrit non pas dans sa mémoire mais dans son corps et ses cellules, ainsi qu’il l’écrit au début du chapitre 15 : ‟Chaque fois que j’ôte mes chaussures et que je marche sur l’herbe, je me souviens aussitôt des pâturages et du bétail tacheté éparpillé à l’infini, et la peur des grands espaces revient. Mes jambes se tendent, et il me semble un instant que je me suis trompé. Je dois retourner rapidement à la lisière de la forêt, car les lisières sont plus sûres.”

 

Mémoire d’enfant où les mots comptent si peu. Si peu ? Il y eut pourtant ce mot, au tout début, dans la petite enfance, avant le camp et les forêts d’Ukraine, un mot ‟extrêmement long et difficile à prononcer, Erdbeeren” — ‟fraises” en allemand. Et à la page suivante vient le mot Misstama, ‟un mot étrange, incompréhensible, Grand-mère le répète plusieurs fois par jour”. Ci-joint un lien Akadem avec, plus particulièrement, la deuxième et la troisième parties de la conférence de Max Kohn : ‟Misstama : les langues possibles” et ‟L’enclos des chiens” :

http://www.akadem.org/sommaire/themes/philosophie/2/3/module_892.php

 

Il y a cette méfiance envers les mots, une méfiance existentielle pour Aharon Appelfeld. Pendant la guerre les mots n’aidaient en rien à la compréhension et les sens étaient les guides les plus sûrs. Les signes qui aidèrent Aharon Appelfeld à survivre étaient inscrits sur le visage de l’autre. C’est après la guerre que les mots refirent surface ; car les mots ne permettent pas d’affronter les catastrophes, mais : ‟Nous avons l’habitude d’entourer les grandes catastrophes de mots afin de nous en protéger”. C’est après la guerre, au début des années 1950, que les mots reprirent leur débit, qu’ils se mirent à couler à flot. ‟Moi, je n’avais même pas de témoignage à offrir. Je ne me souvenais pas des noms de personnes ni de lieux, mais d’une obscurité, de bruits, de gestes.”

 

La mémoire, la mémoire des langues, de la langue maternelle. ‟Sans langue, tout n’est que chaos, confusion et peurs infondées. A cette époque, la plupart des enfants autour de moi bégayaient, parlaient trop fort ou avalaient les mots” ; et, plus loin : ‟Sans langue maternelle, l’homme est infirme”. La langue maternelle d’Aharon Appelfeld est l’allemand, la langue de sa mère… et la langue des assassins de sa mère. Mais son enfance a été irriguée par quatre langues qui allaient des unes aux autres avec fluidité — qui se complétaient : ‟Si on parlait en allemand et qu’un mot, une expression ou un dicton venaient à manquer, on s’aidait du yiddish ou du ruthène. C’est en vain que mes parents tentaient de conserver la pureté de l’allemand. Les mots des langues qui nous entouraient s’écoulaient en nous à notre insu. Les quatre langues n’en formaient plus qu’une, riche en nuances, contrastée, satirique et pleine d’humour. Dans cette langue, il y avait beaucoup de place pour les sensations, pour la finesse des sentiments, pour l’imagination et la mémoire. Aujourd’hui ces langues ne vivent plus en moi, mais je sens encore leurs racines”. Au sortir de la guerre, après ces années passées dans la forêt, l’enfant embarque pour Israël, en 1946. Il doit apprendre une autre langue, l’hébreu, une rude épreuve dans ce pays de pionniers. Et la nouvelle langue ne prend pas facilement racine. Et tandis qu’il l’apprend, sa langue maternelle s’appauvrit en lui, ce qui confirme la mort de sa mère assassinée au début de la guerre. Faire de l’hébreu sa langue maternelle sera pour Aharon Appelfeld un combat quotidien. Et puis il lui faudra s’expliquer et s’expliquer encore, alors qu’il était resté silencieux durant ces années passées dans la forêt. Il lui faudra assumer l’angoisse provoquée par les questions sur son passé, questions auxquelles il ne savait que répondre.

 

‟Histoire d’une vie” contient de belles réflexions sur la contemplation. En le lisant, j’ai pensé à Andreï Tarkovski, né la même année qu’Aharon Appelfeld (1932). J’ai plus particulièrement pensé à Stalker” et Le Miroir”. Je suis prêt à parier qu’Aharon Appelfeld a une prédilection pour l’œuvre de ce cinéaste. Dans mon enfance déjà, j’aimais contempler. Je restais des heures près de la double fenêtre et regardais la neige tomber” écrit-il au chapitre 21 — le livre en compte trente. Et en première page, il s’interroge : ma mémoire n’a-t-elle pas germé dans ma chambre, devant la double fenêtre d’où j’observais la neige tomber  ? Je suis certain qu’il a une prédilection pour Andreï Tarkovski. Lui aussi interroge l’orée de la forêt. Plusieurs fois au cours de cette lecture, des scènes du Miroir” se sont imposées à moi et à mon insu. Ce film de 1975, le quatrième long métrage du cinéaste, est le film auquel l’auteur était le plus attaché ; c’est aussi le plus autobiographique de tous ses films. On parle assez peu — très peu même — dans ce film. Andreï Tarkovski et Aharon Appelfeld sont des célébrants du silence, et ce n’est pas le moindre trait d’une parenté spirituelle.

 

Aux chapitres 23 et 26 passe la figure de Shmuel Yosef Agnon (1888-1970), prix Nobel de littérature 1966. Je n’ai rien lu de cet immense écrivain israélien mais le portrait qu’en fait Aharon Appelfeld me donne envie d’en savoir plus. Ci-joint, un lien PDF Akadem :

http://www.akadem.org/photos/contextuels/8296_5_Agnon.pdf

 

 Une photographie de Josef Sudek dont l’ambiance m’évoque le livre d’Aharon Appelfeld

 

Au chapitre 25, il y a ce passage qu’Aharon Appelfeld met dans la bouche d’Ouri Zvi Grinberg : ‟Le grand Tolstoï avait compris à la fin de sa vie que l’art européen avait fait faillite mais il n’avait nulle part où aller. Il possédait un évangile desséché. Cette maigre pitance le nourrit pour le restant de ses jours mais nous, nous possédions les trésors de la Torah : deux Talmud, des commentaires, Maïmonide et le Zohar. Quelle autre nation au monde avait en sa possession un tel trésor ?”

 

 

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