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“Les Espagnols antisémites ?” (Troisième partie)

 

La politique de Franco envers les Juifs fut empreinte d’ambiguïté. On trouvera sans peine dans les discours officiels d’alors des accusations dirigées contre les Juifs ‒ du mâchouillé-dégurgité, rien de très original. Pourtant, suite à l’abondante bibliographie que j’ai pu lire sur Franco et son régime, je crois pouvoir dire que le Juif obséda Franco et le franquisme bien moins que le franc-maçon, même si la rhétorique officielle associait assez volontiers ce dernier et le Juif ‒ le complot judéo-maçonnique, etc. On peut dire d’une manière un peu simple que les francs-maçons occupèrent dans l’imaginaire de Franco la place qu’occupèrent les Juifs dans l’imaginaire d’Hitler.

Ambiguïté encore. Les contributions à la première conférence sur les études sépharades en Espagne furent publiées dans les années 1960, sous le régime franquiste donc, et préfacées par Blas Piñar, un franquiste pur et dur. Á ce propos, je recommande une fois encore “L’Espagne contemporaine et la question juive. Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire” de Danielle Rozenberg, un livre d’une belle densité et d’une non moins belle rigueur qui souligne une certaine ambiguïté propre à l’Espagne, le plus juif des pays d’Europe (avec le Portugal) par le substrat.

Les Juifs ne furent pas une obsession de Franco et du franquiste, vraiment pas, même si les déclarations peu aimables de phalangistes et autres droites à leur encontre ne manquent pas. Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement espagnol fournit plus de dix mille passeports à des Sépharades dispersés dans l’Europe occupée par les nazis. Et nombreux furent ceux qui purent transiter par l’Espagne pour d’autres destinations. Parmi eux, Hannah Arendt. Et je n’entrerai pas dans la polémique Walter Benjamin à Port Bou, en septembre 1940, pas plus que je n’entrerai dans le (très) délicat dossier des relations Franco / Hitler. Ce qui est certain : l’Espagne de Franco participa d’une manière ou d’une autre au sauvetage de milliers de Juifs sans être pour autant philosémite ‒ et, on l’aura deviné, je fais usage de l’euphémisme. Il est également vrai que des criminels nazis et des alliés des nazis trouvèrent refuge dans ce pays. J’ai appris, peu après sa mort en 1994 à Málaga, que Léon Degrelle avait été mon voisin.

Et j’en viens au plus célèbre “Juste parmi les nations” espagnol, Ángel Sanz Briz, ce jeune diplomate en poste à Budapest qui sauva des milliers de Juifs au cours de l’année 1944, en faisant valoir leur origine et en s’appuyant sur la loi de 1924 qui promettait aux Juifs d’origine espagnole la nationalité espagnole. Madrid ne lui envoya aucune instruction et il agit exclusivement de sa propre initiative, ce qu’il établit dans un document rédigé en 1946. Mais il y a plus. Après la guerre, des Juifs voulurent mieux connaître cet homme ; aussi le questionnèrent-ils, en 1963, alors qu’il occupait le poste de consul général à New York, et questionnèrent-ils les autorités franquistes qui conclurent qu’il y avait là une occasion à ne pas manquer de se mettre en valeur. Je rappelle à tout hasard que le régime franquiste devait alors jouer des coudes et montrer patte blanche sur la scène internationale. Donc, pressé de questions par ses interlocuteurs juifs, en particulier par le journaliste israélien Isaac Molho, Ángel Sanz Briz en fonctionnaire scrupuleux et discipliné demanda des instructions à son gouvernement sur les réponses à donner. Il lui fut ordonné de répondre qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres venus de Madrid ; autrement dit, qu’il n’avait en aucun cas agi selon sa seule conscience. Ángel Sanz Briz obéit. On ne peut que l’admirer plus encore. Et comment évoquer Ángel Sanz Briz sans évoquer cet autre “Juste parmi les nations”, le consul du Portugal à Bordeaux, Aristides de Sousa Mendes. Mais si Ángel Sanz Briz put poursuivre tranquillement sa carrière et monter en grade, sous Franco, Salazar n’eut de cesse que de tracasser Aristides de Sousa Mendes.

 

 

 Ángel Sanz Briz (1910-1980)

 

J’en reviens à l’article de Gustavo D. Perednik où je lis : “Les plus importants journaux espagnols et les chaînes de télévision dénigrent de manière venimeuse Israël ; ils diabolisent ce pays de la même façon que les Espagnols ont diabolisé les Juifs au cours des siècles”. Ce constat massif appelle la nuance. Je suis un habitué de la presse espagnole tant “de gauche” que “de droite” et je pourrais présenter à l’auteur de nombreux  articles qui expriment une sympathie marquée pour Israël. Cette sympathie s’exprime, je dois le dire, autrement plus sur “El Mundo” (quotidien de centre-droite, né en 1989) que sur “El País” (quotidien de centre-gauche, né en 1976 qui se constitua en prenant pour modèle le quotidien français “Le Monde”). Par ailleurs, depuis la rédaction de cet article, article de très bonne tenue, un ancien chef du Gouvernement, José María Aznar, a exprimé sa sympathie fondamentale envers Israël avec une fermeté que je n’ai jamais rencontrée chez un responsable politique français de cette importance. Et la France a-t-elle seulement une Pilar Rahola ? La France est le pays du politiquement correct, de la langue de bois et du double langage. L’Espagne s’exprime plus frontalement, plus simplement, plus naïvement, c’est ainsi ; et c’est pourquoi je préfère vivre ici, en Espagne.

Le dénigrement d’Israël est devenu en grande partie, en Espagne comme en France, le fait de la gauche. “A droite, la judéophobie (1) prend sa source dans ses racines catholiques” note Gustavo D. Perednik. Je ne puis qu’aller dans son sens tout en apportant une nuance à ce qui suit : “Le journal catholique de grande audience ABC ajoute systématiquement le mot “revanche” quand il rapporte les actions défensives d’Israël”. Le quotidien ABC, catholique et monarchiste, n’est pas irréprochable, mais je le lis avec autrement plus de plaisir que “El País”, et pour diverses raisons. D’abord parce que le style en est incomparablement plus soigné, que les idées en sont bien plus aigues (et je suis le loin de les partager toutes) et que, de ce fait, on peut les discuter avec fermeté, pied à pied. Mais, surtout, je pourrais présenter à Gustavo D. Perednik nombre d’articles de “El País” particulièrement sournois envers Israël ; et nombre d’articles de l’ABC chaleureux et élogieux envers Israël. Et je n’ignore pas qu’on peut être sioniste tout en trimbalant dans ses bagages de l’antisémitisme…

L’antiaméricanisme s’est mis à coïncider avec l’antisionisme, comme que le montre Georges-Elia Sarfati. Il n’en a pas toujours été ainsi. L’antiaméricanisme espagnol a une origine particulière qui remonte à la Deuxième Guerre mondiale. En effet, nombre d’Espagnols, principalement de l’exil, crurent que la victoire alliée signifiait la fin de Franco. Or, pour cause de Guerre froide, il n’en fut rien. C’est un point d’histoire essentiel pour comprendre une certaine généalogie du ressentiment. De même, l’antiaméricanisme grec, autrement plus virulent que l’espagnol, a une origine qui est à rechercher du côté du soutien de la CIA au régime des colonels (1967-1973). Et loin de moi l’idée de trouver des circonstances atténuantes à l’antisionisme que je juge aussi stupide que malfaisant, qu’il soit arabo-musulman ou autre.

Les Juifs qui critiquent massivement Israël font à coup sûr saliver les non-Juifs antisionistes. Pour eux, c’est la cerise sur le gâteau ‒ le régal parfait. On sniffe Shlomo Sand ou Israël Shahak comme on sniffe sa dope. On peut aussi se les injecter en intraveineuse. Pour Israël Shahak, la nature criminelle du sionisme trouve son explication dans les fondements maléfiques du judaïsme. C’est son dada. Et comme l’individu est rescapé de la Shoah et qu’il est passé par Bergen-Belsen, ce qu’il dit est  donc parole d’évangile… Les gogos se rengorgent ! La technique consistant à utiliser les Juifs contre Israël peut être moins grossière. Un exemple : le Prix Príncipe de Asturias de la Concordia 2002 fut attribué au Palestinien Edward Saïd (adversaire déclaré des Accords de Camp David) et au Juif Daniel Barenboïm qui s’en prend régulièrement à l’État d’Israël. En la circonstance, son immense talent importa bien moins ‒ l’air de rien ‒ que son attitude envers Israël : il ne fut qu’un paravent.  

Gustavo D. Perednik cite en fin d’article quelques Espagnols, amis d’Israël et du peuple juif car il y en a quelques-uns… Camilo José Cela d’abord. Il fut l’un des maîtres d’œuvre de l’ouverture des relations diplomatiques entre son pays, l’Espagne, et Israël ; et il présida la Asociación de Amistad España-Israel (Madrid), deux éléments biographiques curieusement poussés de côté. Aucun des nombreux articles que j’ai pu lire et des nombreuses émissions que j’ai pu suivre, lorsque le prix Nobel de littérature 1989 puis le prix Cervantes 1995 lui furent attribués, ne mentionnent cette sympathie. Par ailleurs, deux grands intellectuels espagnols ont rapporté de chaleureux comptes-rendus de leur séjour en Israël : en 1957, Josep Pla, le monstre  sacré des lettres catalanes et, en 1968, Julián Marías, le plus brillant philosophe espagnol de sa génération et disciple d’Ortega y Gasset. Enfin, je signale Libertad Digital. Ceux qui ne connaissent pas cette publication numérique peuvent commencer par consulter l’article qui lui est consacré sur Wikipedia (très incomplet et non dénué d’à-peu-près mais on s’en contentera pour un premier pas). Ci-joint, le lien vers cette publication exclusivement rédigée en castillan :

http://www.libertaddigital.com/

Enfin, je cite Gustavo D. Perednik : “En 2002, le célèbre écrivain Horacio Vázquez-Rial a travaillé à la publication d’un recueil d’essais de vingt intellectuels espagnols. “Pour la défense d’Israël” ‒ c’est le titre de l’anthologie. Cependant, il n’est pas parvenu à trouver une maison d’édition prête à accepter ce défi, malgré la participation d’autorités prestigieuses comme Gabriel Albiac, Joan Baptista Culla, Jesús del Campo, José Jiménez Lozano, Reyes Mate, Marta Pessarrodona, Valentí Puig, Fernando Rodríguez Lafuente, Juana Salabert, Carlos Semprún Maura et Vincenç Villatoro. Ce sont tous des personnalités espagnoles réputées qui sont de vraies amies du peuple juif”.

Sus Majestades los Reyes de España viennent d’inaugurer à Madrid, ce mercredi 22 février 2011, la Casa Sefarad-Israel en compagnie du Président Shimon Peres (en visite officielle à l’occasion du 25ème anniversaire des relations diplomatiques entres deux pays). Plusieurs associations d’extrême-gauche se sont élevées contre cette visite au nom du peuple palestinien… On connaît la rengaine…

http://www.youtube.com/watch?v=3GDnAoZUXhU

Et à titre indicatif : les exportations espagnoles vers Israël ont progressé ces derniers temps de 38 %, pour atteindre 760 millions d’euros ; tandis que les exportations israéliennes vers l’Espagne ont progressé de 21 % pour atteindre 793 millions d’euros.

 www.israel-infos.net

(1) J’ai fait usage du terme «  judéophobie », bien moins usité qu’ « antisémitisme ». Ce néologisme a été élaboré par Léo Pinsker, à la fin du XIXe siècle, et repris notamment par Pierre-André Taguieff. Ainsi que le signale Shmuel Trigano, qui prend par ailleurs soin d’en noter les insuffisances, ce  terme « a le mérite d’englober antisémitisme, antisionisme et toutes sortes d’autres variétés peu réjouissantes ». (à suivre)

Discussion avec l’auteur sur notre forum : www.zakhor-online.com/forum

 

Olivier Ypsilantis

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