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En lisant Hannah Arendt… (Deuxième partie)

 

En lisant Hannah Arendt il arrive que j’aie des surprises, et de taille. Cette dame que je cite plutôt volontiers place de temps à autre des trucs à la décrochez-moi-ça. Il y a l’histoire du “demi-Juif Heydrich” (sic) que je vous ai rapportée. Il y a aussi ce passage extrait de la préface de “The Origins of Totalitarianism” (première édition 1951), préface rédigée en juillet 1967.

 

     

Hannah Arendt et Martin Heidegger

 

Alors qu’au cours du XVème et du XVIème siècle, nous dit Hannah Arendt, les rapports entre Juifs et non-Juifs s’étaient maintenus à leur niveau le plus bas, il se passa ce qui suit :

“C’est alors que, sans intervention extérieure, les Juifs commencèrent à penser que “ce qui séparait les Juifs des nations n’était pas fondamentalement une divergence en matière de croyance et de foi, mais une différence de nature profonde”, et que l’antique dichotomie des Juifs et des non-Juifs était “plus probablement d’origine raciale que doctrinale (1)”. Ce changement d’optique, cette vision nouvelle du caractère étranger du peuple juif, qui ne devait se généraliser chez les non-Juifs que beaucoup plus tard, au XVIIIème siècle, apparaît clairement comme la condition sine qua non de l’apparition de l’antisémitisme.”

Ben voyons ! On notera au passage le sans intervention extérieure. Il est entendu que le monde extérieur, chrétien en l’occurrence, avait laissé et laissait les Juifs parfaitement en paix, qu’il les avait ignorés et les ignorait agréablement ; bref, les Juifs se sont monté le bourrichon dans leur coin.

Mais ce n’est pas tout. Il y a la note (1) que je vous soumets dans son intégralité car elle veut enfoncer le clou en laissant entendre, entre autres choses, que le peu de publicité autour d’un certain livre atteste de sa véracité (?!), un sous-entendu hautement spécieux, me semble-t-il. Je cite :

“Citations extraites de l’ouvrage de Jacob Katz, Exclusiveness and Tolerance. Studies in Jewish-Gentile Relations in Medieval and Modern Times, New York, 1962 (chap. 12), étude absolument originale et du plus haut niveau, qui aurait dû détruire “quelques idées chères aux Juifs contemporains” comme l’annonce la couverture, mais qui ne l’a pas fait parce qu’elle a été presque totalement passée sous silence par la grande presse. Katz appartient à la jeune génération d’historiens juifs dont beaucoup enseignent à l’université de Jérusalem et publient leurs œuvres en hébreu. On se demande pourquoi ils ne sont pas plus rapidement traduits et publiés à l’étranger. Avec eux, c’en est bien fini de l’histoire juive “pleurnicharde” contre laquelle Salo W. Baron protestait il y a presque quarante ans”.

L’absolument original (à ce propos, rien n’est absolument original) n’est pas nécessairement garant de vérité même s’il excite, passagèrement. Par ailleurs, Hannah Arendt n’hésite pas à faire la sainte n’y touche pour mieux nous convaincre : “On se demande pourquoi…” On comploterait ‒ mais qui ? Les Juifs ? Le Mossad ? ‒ pour éviter à tout prix la propagation d’un livre censé porter atteinte à “quelques idées chères aux Juifs contemporains”.

Tout part en vrille dès le début de cette préface. Hannah Arendt écrit dans une sorte de glissement :
“Il faut se garder de confondre deux choses très différentes : l’antisémitisme, idéologie laïque du XIXème siècle, mais qui n’apparaît sous ce nom qu’après 1870, et la haine du Juif, d’origine religieuse, inspirée par l’hostilité réciproque de deux fois antagonistes. On peut même se demander jusqu’à quel point l’antisémitisme tire son argumentation et son aspect passionnel de la haine religieuse du Juif”.

Et avec un petit air dubitatif, elle déclare que cette idée selon laquelle “l’antisémitisme moderne n’est qu’une version laïcisée de superstitions populaires médiévales” est quelque peu pernicieuse voire fallacieuse. Il y a certes rupture entre l’antisémitisme moderne dans sa forme la plus extrême que représente le nazisme ‒ ce paganisme ‒ et l’antijudaïsme chrétien ; mais peut-on nier que les superstitions populaires médiévales (activées par le christianisme) soient radicalement étrangères à ce déchaînement qu’a connu le XXème siècle ; peut-on nier que l’antisémitisme moderne (tout en différant grandement des superstitions populaires médiévales) s’élève néanmoins de ce terreau. L’historien Georges Bensoussan propose à ce sujet une réflexion qui me semble autrement plus pénétrante que celle que propose en la circonstance Hannah Arendt avec son petit air dégagé. Ainsi peut-on lire dans “Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire” : “Les prémisses idéologiques du génocide juif sont en gestation dans l’Europe du XIXème siècle, sinon plus en amont encore. Le génocide est l’aboutissement de la démonisation d’un peuple, laquelle ne rabaisse pas dans l’ordre de l’humain mais exclut de l’humanité”.

La démonisation d’un peuple… voilà qui nous conduit vers les époques médiévales, dans un certain imaginaire populaire. Hannah Arendt dont j’admire souvent la perspicacité et l’audace en prend parfois à son aise. Mais j’en reviens à Georges Bensoussan qui, après s’être livré à une analyse des ressorts psychologiques de la théorie du complot, note : “Le mythe de la “conspiration mondiale juive” répond à de profonds besoins inconscients, et c’est sur ce terreau que la relation piégée du christianisme au judaïsme a nourri des fantasmes de meurtre (…) En revanche, dans l’imaginaire occidental façonné par le christianisme, le Juif, ce “mauvais père” qui a mis le Fils en croix, est tellement puissant et destructeur que la seule façon de liquider la peur qu’il inspire est de le détruire”. Voilà qui devait être dit, non pour régler des comptes mais pour asseoir les bases d’une réflexion exigeante sans laquelle aucune amitié digne de ce nom n’est possible. Non, Hannah Arendt, je ne vous suis décidément pas dans cette pirouette qui ouvre votre préface à cette œuvre majeure : “The Origins of Totalitarianism”. Il arrive que vous poussiez de côté certaines questions avec une désinvolture qui m’interloque. Serait-ce par pudeur ? Craindriez-vous d’être accusée de vouloir “bénéficier d’un capital moral, d’un bien symbolique du plus haut intérêt puisqu’il vous place au premier rang des victimes” ? Je vous admire et je vous cite volontiers, Hannah Arendt. Votre intelligence propose des plongées dans lesquelles je m’engage volontiers ; mais il arrive que vous disiez des âneries ou que vous donniez dans l’approximatif.

Est-ce par peur d’être considérée comme une “pleurnicharde” que vous vous êtes opposée à la publication du livre de Raul Hilberg, “The Destruction of the European Jews”, au point d’avoir influencé Princeton University Press dans son refus ? Il faut s’éloigner de ce récit linéaire sur le “rejet des Juifs”, j’en conviens, mais il faut néanmoins considérer un certain terreau. Georges Bensoussan note : “Il n’y a pas de continuité linéaire des Croisades et de l’Inquisition au génocide, mais ces précédents ont constitué un terreau idéologique, voire un cadre de référence”. De même, il n’y a pas continuité linaire du pogrom à la Shoah, “le prétendre, c’est introduire une rationalité logique là où prime l’idéologie”. Il n’empêche que la catastrophe s’inscrit dans un terreau mental extraordinairement dense avec, en particulier, le XIXème siècle darwinien et eugéniste ; et, en amont, une certaine demonization activée par la relation (faussée) du christianisme au judaïsme.

Georges Bensoussan poursuit, et ces lignes traduisent on ne peut mieux ce que j’éprouve : “Le discours du rejet, si vivace dans la culture allemande, a imprégné, et imprègne encore probablement, par des biais plus détournés, l’Europe entière. L’utilitarisme, l’eugénisme, le darwinisme social, données courantes dans l’Europe du premier tiers du siècle, ont pavé le chemin du “programme T4”. En même temps qu’un autre discours, d’essence religieuse et beaucoup plus ancien, puisqu’il va des Pères de L’Église jusqu’à l’époque moderne, diabolisait le peuple juif et tenait ainsi sa part dans les fondements de la catastrophe. La convergence de ces deux discours, fondamentalement antinomiques au départ, a sous-tendu l’idée d’une extermination vécue comme purification.”

Ci-joint, deux liens signalés par une amie qui soutient une thèse intéressante. Je lui avais fait part de certains agacements à la lecture de Hannah Arendt, ses lignes sur Reinhard Heydrich notamment, désinvolture de ton et documentation aléatoire. Cette amie fut catégorique. Hannah Arendt aurait cherché à noyer le poisson en quelque sorte : certes, j’ai couché avec un sympathisant nazi mais l’un des maîtres d’œuvre de la Endlösung der Judenfrage était un demi-Juif, un membre du peuple juif ; souvenez-vous : “Heydrich ne s’est pas repenti d’avoir tué mais d’avoir trahi son propre peuple”. Donc…

http://www.dailymotion.com/video/xblokk_emmanuel-faye-hannah-arendt-et heid_news#from=embed

http://www.edouardhusson.com/Debat-sur-Heidegger-a-la-Bibliotheque-Medicis_a132.html

Olivier Ypsilantis

1 thought on “En lisant Hannah Arendt… (Deuxième partie)”

  1. Le nazisme comme paganisme: merci de me dire où Hannah Arendt défend cette thèse (que je conteste vigoureusement) ?

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