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Des camps dans Paris

Il y a quelques années, chez un libraire du Quartier latin, un titre m’a sauté aux yeux, je ne vois pas d’autre expression : «Des camps dans Paris», sous-titré : «Austerlitz, Lévitan, Bassano – juillet 1943 / août 1944» (Fayard, 2003), un livre signé Jean-Marc Dreyfus (historien, spécialisé dans les aspects économiques de la Shoah) et Sarah Gensburger (sociologue, spécialisée dans l’étude de la mémoire collective). J’achetai le livre et, le cœur battant, en commençai la lecture dans le café le plus proche de la librairie. Des camps dans Paris ? Où il est question d’Alfred Rosenberg, le «théoricien» du national-socialisme qui fut aussi le responsable de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), chargé du pillage des œuvres d’art. Le principal dépôt de l’ERR, le Jeu de Paume. Mais je n’exposerai pas ici l’histoire de l’ERR afin de ne pas surcharger le présent article.

 

L’«Opération Meuble» vue par mon fils David, huit ans (dessiné le 20 septembre 2011)

 

En décembre 1941, Alfred Rosenberg demande à Hitler l’autorisation pour ses services de  piller le mobilier des appartements que les Juifs ont quittés, en faisant valoir qu’on manquait de meubles dans les pays occupés de l’Est. L’accord fut donné par décision du 31 décembre 1941 sous le nom Möbel Aktion (M Aktion) ou «Opération Meuble» («Opération M»). Le 25 mars 1942, la conduite de l’«Opération Meuble» est retirée à l’ERR pour être confiée au ministère des Territoires occupés de l’Est. Un service est ouvert à Paris, la Dienststelle Westen.

 

L’«Opération Meuble» connaît quelques hésitations avant de s’inscrire dans le cadre de la Solution finale (Endlösung der Judenfrage), à l’intersection de la spoliation et de l’extermination. «L’«Opération M» eut pour conséquence directe de transformer chaque Allemand victime des bombardements en un bénéficiaire potentiel de la spoliation et de l’assassinat des Juifs d’Europe de l’Ouest occupée».

 

Je ne détaillerai pas la structure de la Dienststelle Westen, dirigée par un certain colonel baron Kurt von Behr. Et j’invite le lecteur à lire le livre en question (publié chez Fayard, en 2003), l’étude la plus complète écrite à ce jour sur un sujet peu connu.

 

La Dienststelle Westen installe son siège avenue d’Iéna, au 54, propriété de Pierre Gunzburg et de sa femme, Yvonne, fille d’Émile Deutsch de la Meurthe qui avait fait construire cet immeuble. Dans les toutes premières semaines de l’«Opération Meuble», des soldats et des camions allemands participent aux opérations de spoliation. Ils ne vont pas tarder à céder la place aux entreprises françaises de déménagement.

 

En septembre 1942, quatre mille appartements ont été ainsi vidés. L’État français s’en émeut car ces spoliations constituent un préjudice pour lui et des particuliers aryens. En effet, le mobilier saisi pourrait être en tout ou partie propriété d’aryens ; et l’appartement ou le commerce placés sous scellés pourraient eux aussi être propriété d’aryens.

 

Un rapport final de la Dienststelle Westen signale la destination des trains chargés de mobilier, partis d’Austerlitz direction le Reich. Il y apparaît que les villes bombardées du Reich furent les principales bénéficiaires de ces spoliations. Hambourg, par exemple, reçut  2 699 wagons. Des petites villes non bombardées furent également servies et le contenu des wagons distribué à des nécessiteux. Les organismes de l’État et l’appareil nazi se servirent, et de manière disproportionnée : chemins de fer, Gestapo, SS, hiérarques nazis, etc. L’aire d’action de l’«Opération Meuble» s’étendait à toute la France mais aussi aux Pays-Bas et à la Belgique.

 

Ce travail s’effectuait sans heurt grâce à la diligence du Comité d’organisation des entreprises de déménagement ; mais le tri, le nettoyage, la remise en état et l’emballage nécessitaient une main-d’œuvre considérable. Pour régler la question, la Dienststelle Westen fit appel à la SD qui lui fournit des Juifs. «La France fut le seul des trois pays d’Europe occidentale touchés par l’«Opération Meuble» et qui vit la création de camps spéciaux pour Juifs manutentionnaires. Ni la Belgique ni les Pays-Bas n’en connurent. Il est possible d’avancer une hypothèse. Dans ces deux pays, les circuits de la spoliation demeurèrent entièrement sous le contrôle allemand : il fut donc facile aux autorités d’occupation de ponctionner les fonds provenant de l’aryanisation économique et de la spoliation pour financer la manutention et l’emballage des meubles et objets pillés dans les appartements juifs. En France, la politique d’aryanisation économique était prise en charge par l’administration qui entendait ainsi affirmer son autonomie par rapport à l’occupant et tenter de sauvegarder des intérêts considérés comme français. Une grande partie du produit de la réalisation des actifs demeura bloquée dans les banques ou chez des notaires, ou bien fut transférée sur des comptes bloqués à la Caisse des dépôts et consignations, par conséquent hors de la portée immédiate des Allemands. La disponibilité des sommes provenant de la spoliation des biens juifs ne fut donc pas acquise aux services d’Alfred Rosenberg qui durent ainsi trouver de la main-d’œuvre gratuite. De la main-d’œuvre juive, puisqu’elle était disponible. D’où la création des camps parisiens.»

 

18 juillet 1943, les premiers Juifs quittent Drancy pour le camp de Lévitan (Lager-Ost Levitan, 85/87, rue du Faubourg Saint-Martin) dans ce qui avait été un grand magasin de meubles, fondé par Wolf Lévitan.

Novembre 1943, le camp d’Austerlitz (43, quai de la Gare) reçoit son lot de Juifs ; et les bâtiments n° 5 et n° 6 sont convertis en entrepôt principal pour le mobilier volé chez les Juifs.

Mars 1944, le camp de Bassano (2, rue de Bassano, dans un immeuble ayant appartenu aux Cahen d’Anvers) reçoit soixante Juifs.

Ces trois camps sont des annexes du camp de Drancy. Aloïs Brunner résolut ainsi d’un coup : l’encombrement du camp de Drancy, le sort de certaines catégories de Juifs (dont les conjoints d’aryens), tout en répondant aux demandes pressantes de Kurt von Behr en main-d’œuvre. Entre juillet 1943 et mars 1944, trois camps-annexes furent donc ouverts dans Paris, des camps de travail employant des internés juifs loués par la Dienststelle Westen à la Sipo/SD.

 

Au camp d’Austerlitz, l’essentiel du travail (soit dix à douze heures par jour) consiste à décharger des camions de déménagement et à charger des wagons pour l’Allemagne. Les arrivages poussent les arrivages. Et il faut trier et trier encore, les camions déchargeant en vrac les produits de la spoliation. Il arrive que des détenus tombent sur des objets leur appartenant ou appartenant à des proches… Les femmes trient, nettoient et font briller tout ce qui peut briller. Le camp de Bassano a les plus beaux rayons : argenterie, cristal, porcelaine, linge fin, etc. Les responsables de la Dienststelle Westen viennent se servir. Des caisses pour le Reich portent des noms de dignitaires du régime, dont celui d’Alfred Rosenberg.

 

Le travail dans ces camps fait appel au savoir-faire et aux compétences spécifiques des internés. En effet, il faut aménager des rayons d’exposition et agencer les différents secteurs mais aussi fabriquer des caisses et encore des caisses, réparer les objets mais aussi en fabriquer. Un interné, Georges Kohn, témoigne : «Certaines matières premières saisies au cours de ces vols, tels que le cuir ou la fourrure, étaient travaillées à l’usage de dignitaires du Reich et de leurs épouses dans un atelier tout d’abord installé rue du Faubourg Saint-Martin et quai de la Gare puis transféré, à partir du mois d’avril 1944, rue de Bassano, dans l’hôtel Cahen d’Anvers». Le tissu est prélevé sur l’énorme stock volé chez des Juifs, nombreux dans la profession. Une pièce du sous-sol du 85/87 de la rue du Faubourg Saint-Martin suffisait à peine à le contenir. Parmi les meilleurs «clients» de la rue de Bassano, le baron et la baronne von Behr. Georges Geissmann témoigne : «La baronne von Behr, pour grande dame qu’elle soit ou qu’elle prétende être, ne fait pas fi des occasions. Elle assiste bien souvent au tri des caisses signalées comme particulièrement précieuses. Les internés, stupéfaits, eurent souvent le spectacle de la femme de leur chef suprême plongée jusqu’aux épaules dans des caisses d’où elle ramenait triomphalement toutes sortes de choses, par exemple un sac de crocodile ou des parures de soie, qu’il fallait aussitôt mettre précieusement de côté pour Madame la baronne.»

 

Le personnel d’encadrement de ces trois camps était peu nombreux. Ses membres étaient pour la plupart des invalides de guerre rapatriés du front de l’Est et des soldats de l’armée Vlassov. Les internés se trouvaient relativement à l’abri (par rapport au camp principal de Drancy, antichambre d’Auschwitz) mais n’étaient en aucun cas protégés de l’arbitraire. Témoignage d’Yvonne Klug : «Nous étions toute une catégorie d’internés qu’ils ne voulaient ni déporter ni libérer et qu’ils utilisaient ainsi. Nous continuions à dépendre de la Gestapo et n’étions en sommes que prêtés au service du travail. Le retour à Drancy et la déportation restaient en suspens sur nos têtes, soit comme punition, soit comme simple caprice de ces messieurs».

 

Les conditions de vie des internés de ces trois camps-annexes n’avaient rien à voir avec celles du camp principal de Drancy. Les internés n’étaient pas complètement isolés du monde extérieur. Les sorties étaient autorisées à condition que des détenus se portent garants, ce qui supposait pour eux la déportation en cas d’évasion. L’information circulait, notamment avec ces quotidiens distribués à l’intérieur même des camps. Certes, la presse nazie et collaborationniste y était sur-représentée mais on pouvait lire entre les lignes. Coursiers, déménageurs ou employés de la SNCF contribuaient eux aussi aux nouvelles. Un poste radio fonctionna même à Lévitan. Des internés reçurent la visite de parents, notamment de leurs enfants. Colis et lettres leur parvenaient avec régularité et ils pouvaient écrire. L’Union générale des israélites de France (UGIF) s’efforçait par ailleurs d’améliorer autant que possible le quotidien des internés, d’autant plus que les Allemands, soucieux de rendement, veillaient à bien alimenter leur main-d’œuvre. Par exemple, en janvier 1944, la Dienststelle Westen exigea de l’UGIF des casse-croûte «étant donné que les internés juifs exécutent des travaux de force», une attention si inhabituelle qu’elle mérite d’être rapportée.

 

Après le débarquement de Normandie, Aloïs Brunner eut de plus en plus de difficulté à faire le plein de déportés pour ses convois. Aussi n’hésitait-il pas à transférer des internés de ces trois camps parisiens vers Drancy. Entre le 30 juin 1944 et la libération de Drancy, le 18 août 1944, cent treize détenus furent déportés à Auschwitz et Bergen-Belsen, ce qui n’empêcha pas le bon fonctionnement de l’«Opération Meuble». Au cours de la dernière période de ces camps, il y eut une tension entre la volonté de remplir les convois et celle de maintenir le rendement des camps. Environ un cinquième des internés d’Austerlitz, Lévitan et Bassano furent déportés, soit au moins cent soixante-six individus.

 

Je conclurai cet article par un passage extrait de l’introduction du livre de Jean-Marc Dreyfus et Sarah Gensburger : «Les camps parisiens ne furent pas seulement des lieux annexes, ils eurent un rôle central dans la classification des Juifs en catégories distinctes et dans le pillage des appartements, dans ce que les Allemands nommèrent l’«Opération Meuble». Lieux d’internement racial et de tri d’objets, ils se situaient à l’intersection des deux grandes logiques qui ont permis la Solution finale. Ils sont issus de la convergence d’objectifs de plusieurs administrations distinctes. D’un côté, ils répondaient au besoin de main-d’œuvre des services chargés du pillage des appartements. De l’autre, ils permettaient de faire de la place à Drancy pour mieux gérer les déportations. Parce qu’ils ont été à la fois le réceptacle de la spoliation économique et un maillon de l’extermination, les camps parisiens permettent de comprendre comment ces deux processus, trop souvent étudiés séparément, ont pu s’articuler et se renforcer mutuellement.»

 

Ci-joint, un lien : «La Mémoire de Rose Valland», précieux complément au présent article : www.rosevalland.eu/rv-spoliation.htm

 

 

 

 

1 thought on “Des camps dans Paris”

  1. Jacqueline Benazeraf

    Merci Olivier
    C est une découverte pour moi que d apprendre l existence de ces camps parisiens,
    Je fais suivre à Patrick Sultan,organisateur de Sifriatenou sur Facebook

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