Skip to content

Des temps de la vie juive au Portugal

 

En Header, une vue de la synagogue de Tomar, Portugal.

 

Cet article s’appuie sur une lecture de « Histoire des Juifs sépharades. De Tolède à Salonique » d’Esther Benbassa et Aron Rodrigue. Il se rapproche d’un article publié sur ce blog le 3 août 2018 et intitulé « La question juive portugaise », ci-joint en lien :

http://zakhor-online.com/?p=14592

 

Parmi les Juifs d’Espagne contraints à l’exil, un bon nombre choisit le pays voisin, facile d’accès et plus tolérant, le Portugal où vit une petite communauté juive depuis la période romaine. En 1492, année du décret de l’Alhambra (31 mars), les Rois catholiques, Fernando II de Aragón et Isabel I de Castilla, expulsent les Juifs d’Espagne. La situation des Juifs du Portugal est alors relativement tranquille et, surtout, il ne s’est produit dans le pays aucune violence comparable à celles de l’année 1391 en Espagne. A ce propos si la date 1492 est relativement connue celle de 1391 l’est moins, beaucoup moins. Elle est pourtant presqu’aussi dramatique pour les Juifs de ce pays dont l’expulsion a certes culminé en 1492 mais où, auparavant, et surtout à partir de 1391, les communautés se sont étiolées par l’exil mais aussi par la conversion, un processus activé par un orateur dominicain, un prosélyte forcené, Vincent Ferrer (1350-1419), originaire de Valencia.

En 1492, le roi du Portugal, João II (régna de 1481 à 1495), accorde le droit de résidence permanent à de riches familles juives venues d’Espagne moyennant finances. Des artisans considérés comme utiles au pays sont également acceptés. Quant aux autres, soit la grande majorité, il leur est accordé un permis de séjour de huit mois. Mais ce délai écoulé, il s’avère que très peu de navires nécessaires à ce nouvel exode ont été réunis. Le roi et les autorités durcissent alors le ton et finissent par déclarer les Juifs esclaves. La fin du règne de João II est particulièrement pénible pour les Juifs qui sans cesse tracassés et tourmentés sont réduits à la précarité économique. C’est dans ce contexte que prend place une très pénible affaire que j’exposerai dans un article sur ce blog, soit le rapt de milliers d’enfants juifs à leurs familles et leur envoi dans une lointaine possession de la Couronne portugaise, sur la côte ouest de l’Afrique, les îles de São Tomé et Principe où ils doivent être élevés dans la religion catholique.

 

Imagen relacionada

Manuel I (1469-1521)

 

L’accession au trône du Portugal de Manuel I (régna de 1495 à 1521) améliore la situation des Juifs. Ce monarque commence par mettre fin à leur esclavage. Mais leur situation ne va pas tarder à se compliquer. En effet, il est prévu de l’unir par le mariage à la fille des Rois catholiques, l’Infante Isabel de Aragón. Parmi les tractations qui précèdent cette union, la question juive, en particulier l’exigence espagnole visant à leur expulsion du Portugal. Manuel I commence par tergiverser mais sous la pression de l’Espagne, alors la principale puissance mondiale, il se résout à signer le 5 décembre 1496 le décret d’expulsion des Juifs de son royaume ; et ils n’ont que quelques mois pour se préparer.

Manuel I apprécie les Juifs pour leurs compétences et il a d’autant moins envie de les expulser que son pays n’a pas de classe moyenne. Pressé par le puissant voisin espagnol mais désireux de garder les Juifs, le roi et les autorités du pays finissent par adopter une demi-mesure et leur imposent la conversion, en 1497, une conversion rapide, en bloc, ce qui explique que la question marrane se posera dans ce pays avec une acuité particulière, la communauté juive s’étant vue contrainte à l’apostasie alors même qu’elle avait quitté l’Espagne en grand nombre, préférant l’exil à la conversion. Ainsi donc, du jour au lendemain, et massivement, les Juifs sont « métamorphosés » en Chrétiens. Pour le roi, insistons, il s’agit d’une pure formalité destinée à les garder auprès de lui en commençant par calmer les exigences des souverains espagnols. Et promesse est faite à ces femmes et à ces hommes contraints à l’apostasie qu’aucune enquête ne sera menée au sujet de leurs pratiques religieuses durant les vingt ans à venir. Cet arrangement explique l’importance du crypto-judaïsme au Portugal, un arrangement qui n’empêche pas nombre de Juifs de quitter le pays sitôt que la possibilité se présente. Manuel I s’en inquiète, lui qui a signé l’édit de conversion pour garder « ses » Juifs, et il interdit leur émigration en 1499.

Ainsi, tout au long du XVIe siècle se succèdent les mesures interdisant aux Juifs devenus chrétiens (Cristãos Novos ou « nouveaux chrétiens » par opposition aux Cristãos Velhos ou « vieux chrétiens ») de quitter le pays, mesures qui connaissent des périodes de relâchement que des Juifs mettent à profit pour quitter le Portugal. Les Cristãos Novos sont toutefois assez nombreux à rester pour prendre place dans tous les secteurs de l’économie et de l’administration, ce qui finit par provoquer la colère des Cristãos Velhos, une colère qui culmine en 1506, à Lisbonne où environ deux mille Cristãos Novos sont massacrés. L’année suivante, les départs sont autorisés et des milliers de Juifs embarquent pour des destinations diverses. Puis, une fois encore, l’autorisation est suspendue.

 

Resultado de imagen de massacre de lisboa de 1506

Une des très rares gravures ayant survécu au tremblement de terre de Lisbonne (1755) et montrant une scène des violences de 1506 dans cette même ville. 

 

Ainsi, graduellement, la question marrane prend de l’ampleur et se complique au point que la mise en place d’une Inquisition est jugée de plus en plus nécessaire par les autorités, d’autant plus que de l’autre côté de la frontière, en Espagne, la Santa Inquisición ne cesse de monter en puissance et prouver sa terrible efficacité. Les Cristãos Novos qui ont confirmé leur présence dans l’économie et l’administration parviennent à gêner sa mise en place en faisant directement appel à la papauté et en distribuant judicieusement des pots-de-vin. Mais la Couronne portugaise qui dès 1516 avait entrepris des démarches s’active elle aussi auprès de la papauté qui finit par autoriser une Inquisition portugaise en 1535 et pour une période d’essai de trois ans. Les Cristãos Novos parviennent toutefois à gripper son fonctionnement et ce n’est qu’en 1547 qu’elle peut donner sa pleine mesure.

En Espagne et au Portugal, les Cristianos Nuevos et les Cristãos Novos occupent les mêmes fonctions sociales que les Juifs ; mais contrairement à l’Espagne, le Portugal a une conscience aiguë des bénéfices que peuvent lui apporter ces derniers ; aussi refuse-t-il obstinément de les laisser partir. En Espagne, depuis 1391, une classe de Cristianos Nuevos s’est constituée ; certes, elle pose à l’occasion au pouvoir des problèmes normatifs quant à la religion mais son importance (notamment économique) prime. Le Portugal quant à lui ne dispose pas d’une telle classe, relativement bien établie en Espagne. Aussi la conversion de force et massive reste le seul moyen pour la Couronne portugaise de parvenir à l’unité religieuse (qui est alors unité politique), comme en Espagne, et de satisfaire aux exigences espagnoles.

Pour la plupart des Cristãos Novos, la fidélité à la foi de leurs ancêtres est essentielle. Mais au fil des décennies, avec l’interruption de la transmission du savoir rabbinique, l’affaiblissement de la connaissance de l’hébreu et l’extrême difficulté (voire l’impossibilité) dans un environnement hostile de respecter la plupart des prescriptions religieuses finissent par donner forme à un crypto-judaïsme (un phénomène recouvert par le terme « marranisme »), avec un comportement, une pratique et un système de croyances particuliers. Et contrairement aux crypto-juifs espagnols d’avant 1492, les crypto-juifs portugais (avec cette conversion forcée et massive, n’épargnant aucun membre de la communauté) se retrouvent privés de contact direct avec les Juifs, ce qui conduit naturellement à une dérive continue et à tous les niveaux, des prescriptions alimentaires aux références écrites. Ainsi, les marranes ayant accès au seul Ancien Testament, coupés de la tradition transmise par les rabbins, vont élaborer au fil des générations, et à partir des livres de l’Ancien Testament, leurs rites, leur liturgie, leur credo, avec transmission strictement personnelle et familiale, hors de toute communauté élargie ; et le temps passant, la religion marrane « finit par produire une subculture spécifique qui lui assura une souplesse et une longévité exceptionnelles ». Cette religion souterraine, cette crypto-religion, va par ailleurs exacerber une sensibilité messianique qui se manifeste de diverses manières au cours du XVIe siècle portugais. Citons David Reuveni, arrivé au Portugal en 1525 et qui émeut les marranes en se disant le représentant des dix tribus perdues. Citons Diego Pires qui après avoir réussi à quitter le Portugal retourne au judaïsme sous le nom de Salomon Molho avant de se proclamer messie.

Par effet de compression, l’Inquisition contribue bien malgré elle à la perpétuation et au renforcement de cette subculture très particulière. La question crypto-juive, entre discriminations et persécutions, perdure sans même que ne soit réduites ses proportions. Cette identité de groupe devient si marquée, et au Portugal plus que partout ailleurs, que les Cristãos Novos sont appelés homens da nação (« hommes de la nation »), soit membres d’une nation dans la nation.

Avec l’unification de l’Espagne et du Portugal, entre 1580 et 1640, les frontières entre les deux pays disparaissent, ce qui a entre autres effets de réactiver le marranisme en Espagne, donnant ainsi un surcroît de travail à l’Inquisition et pour longtemps. On peut lire dans le livre ci-dessus cité : « La conversion forcée de la communauté juive portugaise dans son ensemble et le retour partiel des descendants de ces convertis qui avaient eux-mêmes été les expulsés de 1492 réintroduisent ainsi sur le sol espagnol un problème qui devait préoccuper l’Église et la Couronne jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ». La désignation même de Portugués fut tellement associée à Cristiano Nuevo qu’elle devint volontiers synonyme de marrano.

Le phénomène du crypto-judaïsme au Portugal et la renaissance récente du judaïsme dans ce pays peuvent être symbolisés par un nom qui recouvre une étrange et émouvante histoire, celle du capitaine Artur Carlos de Barros Basto (1887-1961).

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*