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En lisant «LTI, la langue du IIIe Reich – Carnets d’un philologue» de Victor Klemperer, 1/2.


A Armand Robin, grand dénonciateur du langage stalinien. 

 

J’ai souvent feuilleté ce livre de Victor Klemperer dont le titre original est «LTI – Notizbuch eines Philologen». Je me suis décidé il y a peu à en entreprendre une lecture systématique dont le présent article s’efforce de rendre compte. Cette œuvre majeure de Victor Klemperer est disponible en français aux Éditions Albin Michel (1996), collection Agora, traduction d’Élisabeth Guillot. Elle procède d’un journal tenu clandestinement entre 1933 et 1945, «Tagebücher 1933-1945», une somme de matériaux ordonnée et complétée entre 1945 et 1947.

 

Mais avant de vous livrer mes notes de lecture, je vous conseille de visionner «La langue ne ment pas» sur Dailymotion, l’admirable émission de Stan Neumann (co-produite par Arte France et Les Films d’Ici, en 2004) qui rend compte de l’élaboration de ce journal et des conditions dans lesquelles il a été écrit — voir liens en fin d’article. C’est donc ce journal qui a engendré le livre dont il va être question ici. Victor Klemperer a élaboré son journal à partir des matériaux qui passaient à sa portée, des matériaux auxquels il prêtait une attention d’autant plus exacerbée que l’achat ou l’emprunt de livres, revues et journaux lui était interdit. «En installant son laboratoire de survie du côté de la langue maltraitée, embrigadée par les hitlériens — c’est-à-dire de la vie quotidienne —, Klemperer saisit l’intime du nazisme» note Alain Brossat dans sa postface.

 

Le journal tenu tout au long des années du nazisme (rappelons que Hitler fut élu chancelier en janvier 1933) constitua pour Victor Klemperer le balancier sans lequel il serait cent fois tombé, ainsi qu’il l’écrit ; et son balancier fut très précisément l’étude de la langue du IIIe Reich, la LTI, la Lingua tertii imperii ou Lingua horribilis, une étude proprement philologique. Ce balancier lui évita de tomber dans le vide des dix heures d’usine, de l’horreur des perquisitions, des arrestations, des mauvais traitements, etc. Ce livre peut être envisagé comme une thèse en cours, une thèse qui poursuit un but scientifique mais aussi éducatif, une thèse inachevée mais que les chercheurs sauront apprécier dans cet état, entre compte-rendu d’événements vécus et observation conceptualisée.

 



Notes de lecture

 La dénazification (Entnazifizierung) peut juger les criminels de guerre ou changer les noms des rues, elle ne peut venir à bout d’expressions isolées, de tournures, de formes syntaxiques qui l’air de rien se sont incrustées dans le tissu de la langue comme autant d’éléments toxiques. Le IIIe Reich n’a conçu presque aucun mots, et peut-être même aucun, mais il a modifié la valeur des mots et les a employés avec une fréquence jusqu’alors inconnue.

 

L’attention toujours en éveil, Victor Klemperer prend la mesure du degré d’empoisonnement de la langue par la LTI, y compris chez les persécutés, à commencer par les Juifs, tant dans le parlé que dans l’écrit. Une pensée de Franz Rosenzweig a été placée en exergue au présent livre : «La langue est plus que le sang». Ainsi la couleur est-elle annoncée et les points sont-ils mis sur les i.

 

C’est précisément de son extrême pauvreté que procède la toute-puissance de la LTI. Il n’y a pas la moindre différence stylistique entre les discours et les articles de Joseph Goebbels, le maître-d’œuvre de la LTI ; et c’est la raison pour laquelle ses articles se laissent déclamer — brailler — si aisément. De même que la LTI ne différencie pas langue écrite et langue orale, elle ne différencie pas domaine privé et domaine public. Et tout ceci au nom du fanatisme de masse.

 

A Leipzig, ce panneau : «Quand le Juif écrit en allemand, il ment ; il devrait être forcé à l’avenir de désigner les livres qu’il édite en langue allemande comme des traductions de l’hébreu.»

 

Des mots nouveaux font leur apparition, des mots anciens acquièrent un sens particulier, des combinaisons se créent qui ne tardent pas à se figer en stéréotypes.

 

Les Juifs étrangers sont sans cesse appelés Weltjuden («Juifs mondiaux») ; et l’expression internationales Judentum («judaïsme international») traîne partout ; et ainsi de suite. La distinction entre «aryen» et «non aryen» domine le langage. Avec 25 % de sang «non aryen» on est artfremd, «étranger à l’espèce». Le mot volk et dérivés sont partout. Voir à ce propos les travaux de Jean-Pierre Faye sur les enjeux qu’implique ce mot dans «Langages totalitaires» et «Le Langage meurtrier».

 

L’hystérie qui s’expose tant dans les paroles que dans les actes du régime est un moyen de propagande autant qu’un produit de la peur ; seul celui qui a peur recourt à une telle propagande.

 

Victor Klemperer prend note de la lassitude dans toutes les couches sociales du peuple allemand et il retrouve un peu d’espoir en espérant ne pas se bercer d’illusions. Une anecdote de cette lassitude : une femme rapporte les mots d’un collège portant le brassard à croix gammée : «Que faire ? C’est comme la serviette hygiénique des dames». «Brassard» : Armbinde ; et «Serviette hygiénique» : Damenbinde.

 

Ces mots qui couplent le mécanique et l’organique, comme Betriebszellen («cellules d’entreprise»).

 

De l’importance du bon mot (nazi) et de l’accueil qui lui est fait pour l’analyse tant sociologique que politique.

 

L’aspect résolument religieux des cérémonies nazies. Entre autres exemples : l’étendard de sang au congrès du Parti ; mais aussi Adolf Hitler, le Sauveur qui vient à la rencontre des ouvriers à Siemensstadt à la treizième heure… Non pas à treize heures mais à la treizième heure ainsi que l’annonce la radio.

 

Strafexpedition («Expédition punitive»), le premier mot que Victor Klemperer éprouva comme spécifiquement nazi, le tout premier mot de sa LTI.

 

Pour Jean-Jacques Rousseau le Genevois, l’homme d’État c’est l’orateur qui s’adresse directement au peuple et pas seulement à ses représentants. Il envisage déjà les manifestations sportives et artistiques auxquelles participe le peuple comme des institutions politiques et des moyens de propagande. La Russie soviétique (et ce fut sa grande idée) va restituer au discours, et grâce au cinéma et à la radio, l’importance qu’il avait eu dans la polis, mais cette fois en œuvrant à l’échelle d’un pays immense et de populations considérables. Mais s’adressant à des masses toujours plus nombreuses, et non plus seulement à des représentants élus, le discours devait être conçu de manière à être compris de tous. Pour ce faire il choisit donc de s’adresser aux sens ; car plus un discours s’adresse aux sens, et moins il s’adresse à l’intellect, plus il est populaire. Le discours en vint à se faire œuvre d’art total, sollicitant pareillement l’oreille et l’œil.

 

De la différence entre le discours du Führer et celui du Duce. Le Duce s’abandonne à sa langue, l’italien, sans contorsions même lorsqu’il glisse de l’oratoire au rhétorique. Le Führer quant à lui ne connaît que galvanisation trépidante. Victor Klemperer pose la question avec une anxiété abasourdie : comment Hitler a-t-il pu subjuguer l’Allemagne avec sa rhétorique braillarde si contraire au caractère de la langue allemande ? Outre l’explication psychiatrique il y a l’explication philologique, le domaine de prédilection de Victor Klemperer. Il en déduit que c’est précisément parce qu’elle n’était en rien allemande que la rhétorique nazie connut un tel succès. Son effet a été monstrueux parce qu’elle a gagné avec la virulence d’une épidémie nouvelle un peuple détraqué par la Première Guerre mondiale. Les Allemands ont été infectés par une bactérie étrangère, le fascisme qui a donné une maladie spécifiquement allemande : le national-socialisme.

 

Fanatique et fanatisme (racine : fanum, le sanctuaire), les mots avec lesquels les philosophes des Lumières, ennemis de l’Église, dénoncent le délire religieux qui porte préjudice à l’exercice de la pensée. Jean-Jacques Rousseau qui attaque le fanatisme finit par opérer un renversement de valeur : le fanatisme se convertit en vertu. Voir un certain passage dans «La Profession de foi du vicaire savoyard» où le vicaire qui se fait le porte-parole de Jean-Jacques Rousseau s’en prend plus violemment à l’intolérance des Encyclopédistes que de l’Église : «Bayle a très bien prouvé que le fanatisme est plus pernicieux que l’athéisme, et cela est incontestable ; mais ce qu’il n’a eu garde de dire, et qui n’est pas moins vrai, c’est que le fanatisme, quoique sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l’homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus : au lieu que l’irréligion, et en général l’esprit raisonneur et philosophique, attache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais fondements de toute société». Le mot «fanatique» est difficilement traduisible. Avant le IIIe Reich il était pourvu d’une charge franchement négative, si négative que la LTI elle-même l’employa parfois négativement. Ce sont des «rechutes comiques», le mot étant glorifié par le régime nazi, et d’autant plus glorifié que sa fin approchait.

 

De l’authenticité dramatique de «Charlotte Corday» de François Ponsard, une authenticité que confirment les circonstances de l’assassinat de Wilhelm Gustloff (responsable régional de la NSDAP) par David Frankfurter (voir début chap. 10).

 

Ne pas s’en tenir aux considérations d’ordre exclusivement esthétique pour appréhender l’histoire des idées, de la littérature, de l’art ou des langues et adopter une attitude fondamentalement humaine. Il ne faut jamais perdre de vue que des objectifs radicalement opposés peuvent faire appel aux mêmes formes d’expression. Ainsi la LTI partage avec les expressionnistes un certain lexique et certains concepts. «Die Aktion» et «Der Sturm» étaient des noms de revues expressionnistes, d’extrême-gauche et bohèmes. Les mots Aktion et Sturm deviendront des mots centraux de la LTI. Dérivé de Sturm, Sturmabteilung (SA, «Section d’assaut»).

 

On pourrait s’attendre à ce que la ponctuation de la LTI, cette rhétorique, fasse grand usage du point d’exclamation comme l’avait fait le Sturm und Drand. Curieusement, elle en est plutôt économe. En revanche, elle fait un usage immodéré des guillemets ironiques qui se proposent de faire planer le doute sur la validité de ce qui est cité. Et ces guillemets correspondent au surcroît de mépris que propage la voix de l’orateur.

 

Chap. 13, le nazisme et les prénoms. La réprobation par le régime nazi des prénoms tirés de la Bible, Ancien Testament mais aussi Nouveau Testament. Les Juifs sont mis à l’écart notamment en étant obligés d’adjoindre un prénom juif à leur état-civil : «Israel» pour les hommes et «Sara» pour les femmes. Et les parents juifs doivent donner à leurs enfants un prénom spécifiquement juif (et en aucun cas germanique) qu’ils choisissent dans une liste que leur propose le régime. Ces prénoms «sont bizarres, et seulement une minorité d’entre eux ont la dignité des noms de l’Ancien Testament».

 

Germanisation des très nombreux toponymes révélateurs des origines slaves de l’Allemagne. Grand renfort de teutonismes (deutschtümelnd). Rues débaptisées. Une anecdote comique à sa manière : la Josephstrasse, à Dresde, fut renommée Caspar-David-Friedrich-Strasse. L’auteur qui habitait dans cette rue reçut plusieurs lettres avec cette adresse : «Friedrich-Strasse, chez Monsieur Caspar David».

 

«La LTI était une langue carcérale (celle des surveillants et celle des détenus) et une telle langue comporte inéluctablement (en manière de légitime défense) des mots secrets, des ambiguïtés fallacieuses, des falsifications, etc.»

 

«Klemperer», non pas «plombier» («Klempner» et anciennement «Klemperer») mais «frappeur» («Klopfer»), celui qui dans une communauté frappe à la porte des dévots pour qu’ils se rendent à la prière du matin.

 

Le gouvernement nazi accuse les bolcheviques d’avoir porté atteinte à l’allemand en y introduisant quantité d’abréviations alors qu’elles étaient en vogue non seulement en Allemagne mais dans le monde et depuis le début du XXe siècle. La prolifération des abréviations est liée à un besoin commercial et industriel ; c’est pourquoi elles se retrouvent en nombre particulièrement élevé dans les pays de commerce et d’industrie par excellence, l’Angleterre et les États-Unis. Mais les abréviations modernes touchent non seulement le technico-économique mais aussi le politico-économique et le politique au sens strict. Voir les désignations des syndicats, des organisations, des partis, etc. Pour quelle raison l’abréviation est-elle l’une des caractéristiques de la LTI ? Parce que l’abréviation s’instaure partout où l’on technicise et où l’on organise.

 

Le «système» dans le jargon de la LTI où le «parlementarisme de Weimar», un mot à forte connotation péjorative. Mais il y a plus. Le «système» est une construction, qu’elle soit concrète ou abstraite, élaborée selon la raison. Philosopher c’est penser systématiquement. Or, celui qui pense ne veut pas être persuadé mais convaincu ; et celui qui pense de manière systématique est particulièrement difficile à convaincre ; de ce fait, il ne peut que faire horreur aux nazis. «Philosophie» est partout remplacée par Weltanschchauung qui perd ainsi son caractère endimanché pour se professionnaliser. Les nazis ne cherchent pas à systématiser à l’aide de l’entendement (voir les dénonciations d’Alfred Rosenberg) mais à entrer dans le secret de l’organique. La «vérité organique» procède du sang et d’une race et ne vaut que pour cette race. Nous ne sommes plus dans la pensée et la clarté mais dans la magie et la pénombre. Victor Klemperer écoute les conversations des Allemands (de toutes les classes sociales, tant aux débuts du régime qu’au cours de son effondrement), des conversations dont il ressort que ce sont les sentiments qui doivent primer et non la raison, qu’il ne faut pas (chercher à) comprendre mais (chercher à) croire.

 

Le nazisme qui a combattu le christianisme, et plus particulièrement l’Église catholique, a toutefois une langue de croyance étrangement proche de ce dernier : voir le culte rendu aux premières victimes du Parti — les martyrs ! — devant la Feldherrnhalle et l’étendard de sang avec lequel on inaugure par simple contact les insignes du régime. Mystique de Noël, martyre, résurrection, inauguration d’un ordre de chevalier inspiré des représentations catholiques ou, pour ainsi dire, parsifaliennes aux actes du Führer et de son Parti. Le Führer, un nouveau Christ, un Sauveur allemand particulier. «Une certaine nostalgie de la foi ainsi qu’une disposition religieuse ont incontestablement joué un rôle chez certains des initiateurs de la doctrine. Juger de la culpabilité et de l’innocence des artisans de ce filet ne devrait pas toujours être possible. Mais l’influence autonome de ce piège, une fois qu’il existe, me semble absolument certaine ; le nazisme a été pris par des millions de gens pour l’Évangile, parce qu’il se servait de la langue de l’Évangile.»

 

Ci-dessous les liens en quatre parties qui vous permettront de suivre sur Dailymotion l’émission «La langue ne ment pas» de Stan Neumann, adaptée du «Tagebücher 1933-1945» :

http://www.dailymotion.com/video/x13vw6_la-langue-ne-ment-pas-1-4_shortfilms

http://www.dailymotion.com/video/x13xrd_la-langue-ne-ment-pas-2-4_shortfilms

http://www.dailymotion.com/video/x13yin_la-langue-ne-ment-pas-3-4_shortfilms

http://www.dailymotion.com/video/x13z50_la-langue-ne-ment-pas-4-4_shortfilms

 (à suivre)

 

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