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Les lieux ont-ils une mémoire ?

 

Le texte ci-joint s’articule suivant cinq séquences, des séquences qui ont eu pour cadre l’île d’Yeu et ses environs. Je vais m’efforcer de les placer en regard de ma propre mémoire.

 

Séquences 1 et 2.

Séquence 1. L’île d’Yeu est dans mon souvenir l’île des vacances estivales, de l’enfance et de l’adolescence ; la plage, la nage, la voile, les cabanes, les randonnées, le premier amour, tant de souvenirs. L’Histoire occupait très peu de place dans ma mémoire. Il n’y avait presque pas de guides sur l’île d’Yeu et je dus longtemps me contenter de celui de Michel Champetier de Ribes et Jacques Abord de Châtillon. A présent, les publications à son sujet occupent tout un rayonnage à la Maison de la Presse de Port Joinville. Certaines sont excellentes. J’avais dégoté dans la bibliothèque d’un oncle qui se partageait entre l’Espagne et l’île d’Yeu le « Guide du voyageur à l’île d’Yeu » du Docteur Viaux-Grand-Marais, un guide charmant, au ton légèrement suranné, une sympathique promenade dans un style d’époque mais un guide dans lequel je ne trouvai presque rien de ces détails – de ces précisions – qui nourrissent la connaissance historique.

 

Le Fort de Pierre-Levée (construit entre 1858 et 1866), île d’Yeu.

 

Lorsque j’étais enfant, l’Histoire, à l’île d’Yeu, se limitait pour moi à l’incarcération d’un très vieux monsieur. Je ne savais pas vraiment qui il était et je me demandais ce qui pouvait justifier l’incarcération d’un monsieur bien plus âgé que mes grands-pères, un monsieur aux cheveux blancs et à la moustache pareillement blanche. Je savais qu’il avait été détenu dans un fort, à l’intérieur de l’île, le fort de Pierre Levée appelé aussi « la Citadelle », puis que son état de santé s’étant aggravé, il avait été transféré dans une maison de Port-Joinville. Il y décédera peu après, le 23 juillet 1951, ainsi que le signalait – et le signale encore – une plaque apposée sur la façade de cette maison. Cet homme : le Maréchal Pétain. Je me souviens que l’on vendait à la Maison de la Presse des cartes postales en noir et blanc mais aussi en couleurs de sa tombe, toute blanche, avec ces simples mots, Philippe Pétain – Maréchal de France. En 1973, j’étais adolescent, et j’en savais un peu plus sur ce personnage lorsqu’un commando vola le cercueil afin de répondre à une dernière volonté du Maréchal : reposer à Verdun au milieu de ses soldats.

 

Séquence 2. L’Histoire à l’île d’Yeu fut aussi pour l’enfant que j’étais le sauvetage de l’Ymer, célébré par un monument sur le quai de Port Joinville, un monument offert par la Norvège, une stèle avec bas-relief, œuvre de Stephan Sinding (1846-1922), en hommage aux sauveteurs de l’île partis le 26 janvier 1917 dans des conditions épouvantables pour se porter vers un cargo norvégien torpillé par un sous-marin allemand. Six des douze sauveteurs périssent, ainsi que cinq des sept marins norvégiens. Ci-joint, un document exceptionnel sur ces sauveteurs dont je lisais, admiratif, l’exploit :

http://www.famille-bretet.net/documents5.htm

Sur le monument offert par la Norvège et inauguré en 1922, on peut lire : Aux marins français la Norvège reconnaissante 1917, un « Je me souviens » de mon enfance à l’île d’Yeu, avec le nom du patron, Noé Devaud, et du canot de sauvetage, le Paul Tourriel.

 

Le monument offert par la Norvège, à Port Joinville, île d’Yeu.

 

 Séquence 3. Il y a peu, lors d’un retour à l’île d’Yeu, une surprise m’attendait à la Maison de la Presse, la seule librairie de l’île qui, comme son nom l’indique, vend aussi et surtout journaux et revues. J’avais surpris une référence à ce livre il y a des années dans une note en bas de page dans un guide sur l’île d’Yeu. Ce livre devenu difficile à se procurer avait été publié chez NRF Gallimard, en 1937, avec une préface de Jacques de Lacretelle. Son titre, « Le monastère noir » (Fekete Kolostor) d’Aladár Kuncz. Je me précipitai sur cette réédition pour la dévorer, le mot n’est pas trop fort.

Brièvement. Aladár Kuncz est en France, en Bretagne, lorsque la Grande Guerre éclate. Il se rend Paris dans la précipitation puis tente de regagner son pays, mais en vain. En août 1914, il est interné au camp de Périgueux puis en octobre de la même année, Aladár Kuncz et d’autres ressortissants de l’Empire austro-hongrois sont transférés à la forteresse de Noirmoutier, en Vendée. Il arrive finalement à l’île d’Yeu, en août 1916. Il ne quittera le fort de Pierre Levée qu’en mai 1919 pour retrouver la Hongrie et Budapest. C’est un document très précieux tant par sa valeur littéraire (et je me suis contenté d’une traduction) qu’historique, une valeur comparable au « Journal de captivité » de Theodor Fontane, sous-titré « De Domrémy à l’île d’Oloron, voyage dans la France de 1870 ». Le livre d’Aladár Kuncz connut un succès immédiat, avec traduction en plusieurs langues parmi lesquelles le français, l’anglais, l’allemand, l’italien et le turc. Cette amplitude de la traduction s’explique par le fait que si l’auteur était quasiment inconnu, sa condition d’interné avait été partagée par des ressortissants de nombreux pays.

 

Aladár Kuncz (1885-1931)

 

La première édition française, aux Éditions Gallimard donc, a été favorisée par Ladislas Gara le Hongrois, auteur de nombreuses traductions d’auteurs hongrois en français et grand promoteur de la littérature hongroise en France. Pour cette édition française d’Aladár Kuncz, Ladislas Gara signala l’ouvrage à Jacques de Lacretelle, directeur de la collection « La Connaissance de soi » aux Éditions Gallimard. Ce dernier fut impressionné par la qualité littéraire et la hauteur de vue de l’auteur, et je le comprends. Un chapitre du « Monastère noir » est dédié à l’un de ses gardiens, le sergent Guillaume, qui fut envoyé au front, en première ligne (et tué dès les premiers jours), pour avoir (trop) sympathisé avec les détenus.

La réédition du livre d’Aladár Kuncz que j’ai lue (traduit du hongrois par Ladislas Gara, Beauvoir-sur-Mer, L’Étrave, 1999) est le produit d’un regain d’intérêt au niveau local, vendéen, intérêt stimulé par l’historien et écrivain László Lörinczi qui s’était rendu à Noirmoutier, en pèlerinage, en 1972. Il y constata que le souvenir d’Aladár Kuncz et du camp d’internement y était presqu’effacé. Il s’emploiera à réparer cet oubli.

Après avoir lu « Le Monastère noir », je me suis rendu dans les entrailles du fort de Pierre Levée (je n’en connaissais que la cour) à l’occasion d’une exposition précisément tournée vers cette réédition, dans les casemates sombres et humides où cet homme et tant d’autres ont souffert.

J’ai lu ce livre dans une sorte d’ivresse, étonné que tant d’hommes aient pu tant souffrir sur cette île qui fut pour moi un paradis estival. Mais, récemment, par des recherches Internet, j’ai découvert que sur des lieux de mon enfance estivale des hommes avaient été tués en grand nombre, noyés ou brûlés.

 

Séquences 4 et 5.

Séquence 4. Un paquebot, le Sequana, a été coulé le 8 juin 1917, au large de l’île d’Yeu, par un sous-marin allemand. Il transportait quatre cents tirailleurs sénégalais du 90e bataillon d’infanterie coloniale destinés au front. Cent quatre vingt dix-huit d’entre eux ont péri dans ce naufrage. Ce paquebot réquisitionné pour le transport de troupes avait quitté Buenos Aires le 27 avril 1917, avec, dans ses cales, deux mille tonnes de blé, de café, de haricots, de balles de peaux, de laine et de tabac, le tout destiné à ravitailler le front. Après une escale à Montevideo et Rio de Janeiro, il accosta à Dakar le 18 mai, ville qu’il quitta dix jours plus tard, à destination de Bordeaux. A son bord, six cent soixante-cinq passagers, dont, outre des civils et des membres d’équipage, les quatre cents tirailleurs sénégalais. En 1917, l’Allemagne a lancé une offensive sous-marine générale. Le Sequana sera l’une des victimes d’un sous-marin, le UC-72.

 

Le Sequana, paquebot mixte, construit en 1898 à Belfast, dans les chantiers Workman, Clark & Co. Lancé en 1898, baptisé City of Corinth.

 

Le 8 juin 1917, peu avant trois heures du matin, une torpille touche le Sequana à tribord. La plupart des soldats sont originaires de Haute-Volta (actuel Burkina Faso) ; ils parlent le mooré et ne comprennent pas ce que leur disent les gradés, des Sénégalais. De plus, ils ne savent pas nager. A trois heures trente, le Sequana s’enfonce à l’avant. L’épave repose aujourd’hui à quarante-sept mètres de profondeur. Quatre cent cinquante-huit passagers sont sauvés, parmi lesquels deux cent deux tirailleurs. Une stèle en mémoire du Sequana a été dévoilée sur la côte, à l’île d’Yeu, le 28 mai 2017. Des corps seront repêchés ou échoueront loin de l’île, des corps qui reposent à l’île d’Yeu mais aussi dans des cimetières des îles de Ré, Aix, Oléron et à La Rochelle.

Ci-joint, la célébration du centenaire du torpillage du Sequana, en présence notamment de l’ambassadeur du Burkina Faso en France, de celui du Sénégal en France, et de l’historien local, Jean-François Henry, qui a fait connaître un fait presqu’oublié de tous. A l’occasion de la Fête de la Mer (27-28 mai) 2017, l’île d’Yeu commémora deux centenaires, celui du naufrage du cargo norvégien Ymer, ci-dessus évoqué, et celui du Sequana :

https://www.youtube.com/watch?v=UmhK28N4A-0

Ci-joint, la confection de ce monument en bronze érigé sur la Côte Sauvage, à côté de la plage des Vieilles, par le sculpteur Arnaud Kasper (né en 1962) :

https://www.youtube.com/watch?v=koNFQOiwNzw

Je tenais aussi à rapporter le naufrage de ce paquebot car il a été torpillé au sud de l’île d’Yeu, du côté de la pointe des Corbeaux et de la plage des Vieilles. Or, c’est sur cette plage que se situent quelques-uns de mes plus beaux souvenirs d’enfance, d’où la question qui forme le titre de cet article : « Les lieux ont-ils une mémoire ? » Le sous-marin responsable du torpillage du Sequana, l’UC-72, sera détruit le 22 septembre 1917, en mer du Nord.

Il existe un très beau reportage sur l’épave du Sequana, réalisé par Romain Duran et Jean Audoin dans « Épaves des côtes de France », Éditions Ouest-France. Ci-joint, une magnifique suite de photographies de cette épave :

http://www.regardelamer.com/2015/06/sequana-joyau-de-proue.html

 

Séquence 5. La séquence suivante a eu pour cadre un autre lieu de mon enfance, simple lieu de passage mais qui annonçait l’île d’Yeu, l’île bien-aimée : Fromentine et son embarcadère (dans la baie de Bourgneuf) qui n’était alors qu’une simple jetée en bois. Noirmoutier n’était pas encore relié au continent par un pont – il sera construit au début des années 1970. Il fallait alors emprunter le passage du Gois, à certaines heures, pour se rendre sur cette île à peine île, contrairement à l’île d’Yeu, une vraie île et sa belle devise : In altum lumen et perfugium, soit Lumière et refuge en haute mer.

Fromentine n’était qu’un point de passage. J’aimais cette baie de Bourgneuf, si tranquille, avec ses bois de pins, ses petits bateaux de pêche colorés et ses retraités si tranquilles. Il me semblait que ce lieu avait toujours été pareillement tranquille. Je ne pouvais l’imaginer autrement. Il y a peu, j’ai découvert qu’il n’en avait rien été.

 

Un témoignage de l’Operation Kinetic, entre Noirmoutier et Fromentine.

 

L’attaque de 1944 dans cette baie vendéenne s’inscrit dans le cadre de l’Operation Kinetic (30 juillet – 3 août 1944), soit l’attaque des convois allemands entre Brest et La Rochelle, une opération destinée à nettoyer ces côtes de toute présence navale allemande. C’est dans ce contexte que doit être placée la destruction de quatre dragueurs de mines de la 10e  flottille de Saint-Nazaire. Dans la nuit du 7 au 8 août, ils quittent leur port d’attache dans le but de rallier l’Allemagne. Le 8 août, tôt le matin, les quatre navires sont prévenus de la présence d’une patrouille alliée dans le secteur. On décide de jeter l’ancre dans le goulet de Fromentine en espérant ne pas être repéré. La marée basse va les surprendre. Dans l’après-midi, vingt-trois chasseurs-bombardiers Beaufighter du 404e escadron de la R.C.A.F. et du 236e escadron de la R.A.F. repèrent les navires qu’on leur a signalés et les détruisent. Le bilan est très lourd pour les Allemands. On parle d’une cinquantaine de tués et de près de cent blessés, nombre d’entre eux très gravement brûlés. Au cours de l’été 2014, une exposition a été organisée à Fromentine, pour les soixante-dix ans de l’attaque du 8 août 1944.

Deux aviateurs de la Royal Canadian Air Force ont péri au cours de cette attaque : les lieutenants Ian C. Robbie, navigateur, et Robert S. Forestell, pilote. Ils reposent dans le cimetière de Barbâtre, une commune de Noirmoutier.

 

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Les lieux ont-ils une mémoire ? Je ne sais. Bien sûr, il y a le travail des historiens et de tous ceux qui se dédient au travail de mémoire à partir de l’immense continent des archives (un continent qui ne contient toutefois qu’une infime partie du passé) mais aussi en interrogeant les mémoires encore vivantes.

Les associations à la mémoire se multiplient, parmi lesquelles Relations Internationales Culture et Mémorial de Barbâtre (R.I.C.M.B.), association qui s’est notamment employé à rechercher les familles des deux pilotes canadiens morts le 8 août 1944. Les monuments se multiplient aussi, parmi lesquels celui d’Arnaud Kasper dédié aux victimes du Sequana, en particulier aux tirailleurs venus d’Afrique, mais aussi celui qui a été érigé début 2016 par l’association R.I.C.M.B., à la pointe de La Fosse (Noirmoutier), en souvenir du combat aéronaval du 8 août 1944. Bref, la mémoire c’est aussi un lieu : en ce lieu, il s’est passé quelque chose à tel moment…

Internet a immensément multiplié les pistes de recherches. Les réseaux sociaux, fort critiquables par ailleurs, participent à ces recherches. Les outils se sont multipliés et ne cessent d’augmenter – d’affiner – leur puissance.

Par ailleurs, il arrive que des traces subsistent ; mais elles sont si rares, si fragiles. Et si elles sont visibles, il faut être au moins un peu averti pour savoir les lire. Les plus grands champs de bataille ne retiennent presque rien, lorsqu’ils retiennent quelque chose. Ainsi, et pour rester dans l’aire géographique du présent article, deux des quatre épaves des dragueurs de mines détruits dans le goulet de Fromentine sont longtemps restées en place (et peut-être le sont-elles encore), visibles à marée basse. Je ne les ai jamais vues, ou peut-être les ai-je vues sans comprendre que ces îlots de ferraille étaient des restes de bateaux allemands détruits un jour d’été 1944 par des chasseurs-bombardiers de la R.C.A.F. et de la R.A.F. Parmi les traces de la mémoire dans ce secteur (des traces étudiées et mises en valeur par l’association R.I.C.M.B.), celles d’une base d’une unité de l’aéronavale américaine (Naval Air Station Fromentine) de la Première Guerre mondiale dotée d’hydravions de combat (Curtiss HS-1L) destinés à lutter contre les sous-marins allemands qui pullulaient le long du littoral français, au sauvetage maritime et la protection des convois américains à l’approche du port de Saint-Nazaire.

 

U.S. Naval Air Station, à Barbâtre, sur l’île de Noirmoutier.

 

« Les lieux ont-ils une mémoire ? » Je ne saurais y répondre mais simplement faire part d’un étonnement : comment est-il possible que dans des lieux où j’ai été si parfaitement heureux, il y ait eu tant de souffrance, souffrance des soldats africains noyés dans la cale du Sequana, souffrance des soldats allemands atrocement brûlés dans la baie de Bourgneuf ? C’est le rapport – ou plutôt l’absence de rapport – entre ces temps, le temps d’autres, de tant d’autres, et le mien – en l’occurrence mon temps de petit garçon en vacances estivales à l’île d’Yeu – qui m’inquiète, m’angoisse même. Bien sûr, je ne savais pas ; mais quelque chose en ces lieux aurait dû m’avertir, m’inquiéter, m’angoisser ; mais rien, rien, rien !

Olivier Ypsilantis

 

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