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Deux peintres de la violence totale

 

Article rédigé le dimanche 11 novembre 2018, anniversaire du centenaire de l’armistice de la Grande Guerre.

 

Ludwig Meidner (1884-1966)

Au début des années 1990, une grande exposition au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris fit découvrir l’Expressionnisme allemand au grand public français, une vaste production de très haute qualité et aux sensibilités multiples curieusement peu connue dans ce pays voisin de l’Allemagne. Pour ma part, je retrouvai nombre de familiers et je pus ainsi approfondir ma connaissance de Ludwig Meidner auquel cette exposition accordait une place d’honneur, alors que les musées d’Allemagne que j’avais visités n’en faisaient pas grand cas. C’est au cours de cette exposition que je découvris l’œuvre d’une artiste dont je ne savais presque rien, Marianne von Werefkin. Si ma mémoire ne me trahit pas, une petite salle ronde lui était réservée.

Dans mes premiers contacts avec l’Expressionnisme allemand (c’était à Munich), je vis d’abord ces perspectives urbaines éclatées ou/et prêtes à se rabattre sur le passant, des perspectives aiguës et coupantes comme ces éclats de verre qui tiennent encore sur le cadre d’une fenêtre après le souffle des bombes.

 

Ludwig Meidner, « Die brennende Stadt » 

 

Dans le cas de Ludwig Meidner, les villes ne sont pas envisagées du point de vue du passant, de celui qui marche le long d’un trottoir dans une perspective urbaine ; elles sont envisagées en plongée et panoramiquement.

Ludwig Meidner est né en Silésie, à la fin du XIXe siècle. C’est à partir de l’année 1912 qu’il trouve le thème à partir duquel il est encore défini, la grande ville, la grande ville prise dans la violence totale, celle de la guerre industrielle, la première de l’histoire de l’humanité – si l’on exclut la Guerre de Sécession de 1861-1865. Ces peintures sont prémonitoires ; mais, à bien y regarder, cette prémonition semble plus porter sur la guerre de 39-45 que sur celle de 14-18. Pourquoi ? Parce que si la guerre de 14-18 a bien été une guerre totale, elle l’a été essentiellement par l’artillerie et non pas l’aviation, l’artillerie étant destinée par son feu roulant – Trommelfeuer – à écraser toute défense jusqu’à retourner en profondeur la terre sur laquelle elle s’appuyait, à briser la ligne ennemie en un point précis. La Première Guerre mondiale s’est essentiellement déployée dans des zones rurales ; les grandes villes furent relativement épargnées ; je dis bien, relativement. C’est au cours de la Seconde Guerre mondiale que la grande ville sera soumise à des bombardements d’anéantissement, de Rotterdam mai 1940 à Dresde février 1945 ; et oublions Hiroshima dont la destruction dépasse les possibilités de l’art puisqu’elle disparut en une fraction de seconde. La guerre de 14-18 a surtout détruit des villages, des terres agricoles, des espaces naturels, comme dans les environs de Verdun où de février à décembre 1916 environ vingt-six millions d’obus furent tirés.

Apokalyptische Stadt, Die brennende Stadt, les compositions de Ludwig Meidner sont conçues à partir d’un point de vue en hauteur et diversement éloigné du sujet considéré – la grande ville. Ce sont des vues en plongée, redisons-le, des vues panoramiques (la ville pourrait être vue d’avion, d’un promontoire (Paris vu du Mont Valérien, par exemple). Ce recul permet l’amplitude, l’amplitude apocalyptique. Les panoramas de Ludwig Meidner sont particulièrement effrayants, comme le sont ceux de John Martin ou de Philippe-Jacques de Loutherbourg. Mais si ces deux derniers évoquent des catastrophes naturelles, Ludwig Meidner évoque une catastrophe humaine, trop humaine : la guerre totale. Il s’agit bien d’un artiste visionnaire, c’est-à-dire un artiste qui a perçu son temps avec une lucidité particulière.

Outre ce point de vue panoramique, Ludwig Meidner place volontiers à l’extrême bord inférieur de ses compositions des silhouettes terrorisées fuyant la mort ou des visages d’effroi, en gros plan, tournés vers le spectateur – nous. Ludwig Meidner utilise largement les moyens du Futurisme dont il avait visité l’exposition à la galerie Der Sturm, à Berlin, en 1912. Il faut par ailleurs lire ce qui peut être lu comme un manifeste : « Mode d’emploi pour peindre des tableaux de la grande ville » (Anleitung zum Malen von Groẞstadtbildern), un texte de 1914 :

http://www.kunstzitate.de/bildendekunst/manifeste/meidner1914.htm

Il commence ainsi : « Nous devons enfin commencer à peindre notre patrie, la grande ville que nous aimons infiniment. Sur d’innombrables toiles grandes comme des fresques, nos mains tremblantes devraient griffonner tout ce qui est magnifique et étrange, monstrueux et dramatique dans les avenues, les gares, les usines et les tours ». Et, d’un coup, je pense au grand célébrant de la grande ville, en littérature, Alfred Döblin et son grand roman, « Berlin Alexanderplatz » qui décrit le Berlin des années 1920, une fresque, avec points de vue multiples, fragmentés, éclatés, comme les célèbre le manifeste ci-dessus.

 

Ludwig Meidner, «Apokalyptische Landschaft » 

 

Brève parenthèse. En 1923, Ludwig Meidner se détourne du thème de la grande ville et célèbre la religion juive. J’écrirai un article à ce sujet. Il a dessiné des Juifs en prière ainsi que des scènes de la Shoah en Pologne. Ludwig Meidner, artiste international est aussi un artiste profondément juif. Ci-joint, un lien intitulé « Ludwig Meidner (1884-1966) Avant-garde artist and orthodox Jew » :

https://www.juedischesmuseum.de/en/explore/fine-arts/detail/ludwig-meidner-1884-1966/

Ci-joint, un commentaire enthousiaste, « The Violent Modernity of Ludwig Meidner’s “Apocalyptic Landscape” » :

https://www.youtube.com/watch?v=fpf1jIXBwNs

 

 

Herbert Smagon (né en 1927)

J’ai découvert l’œuvre de Herbert Smagon tardivement, au hasard d’une recherche Internet et bien indirectement. Son œuvre ne figure pas parmi mes favorites mais là n’est pas la question. Lui aussi a peint la violence totale, une violence dont on parle peu, les souffrances du peuple allemand, notamment en 1945. Cet intérêt est volontiers jugé suspect. Il est vrai que parmi ceux qui se penchent sur la question (et généralement sans souci de rigueur), on trouve d’assez nombreux individus pour lesquels je n’éprouve aucune sympathie – et je fais usage de l’euphémisme –, des individus qui s’efforcent notamment d’amoindrir la spécificité de la Shoah et de pousser de côté la violence radicale des troupes allemandes envers les prisonniers de guerre soviétiques et les populations slaves en leur opposant les souffrances des Allemands. Cette manière de procéder est chose courante, elle est déplorable, elle n’aide pas à la recherche de la vérité. Ils vous disent : « La souffrance a été égale partout. Il ne s’est rien passé puisque tout s’annule… Je n’exagère rien, cette démarche est assez fréquente ; Internet et les forums de discussions m’ont permis d’en prendre conscience. Comme si la souffrance était une compétition, avec médaille d’or à la plus grande victime !

Je cherche la vérité, tout simplement, et je ne peux donc taire la mort de centaines de milliers voire de millions d’Allemands, entre bombardements stratégiques et règlements de comptes envers les minorités allemandes, en Europe centrale et orientale. Je ne tirerai aucune conclusion, je ne m’essayerai pas à des exercices de comparaison, inutiles, stupides et même dangereux. Je veux simplement cheminer vers la vérité. Ces Allemands pris dans le Feuersturm de l’Operation Gomorrah ou massacrés par les Tchèques à Prague ou les Soviétiques en Prusse Orientale ont droit à ce que nous sachions, tout simplement. La vérité ne se coupe pas en morceaux sous peine de mourir. Je veux pouvoir considérer autant que possible au moins un peu de la vie de ces dizaines de milliers d’enfants Allemands pris dans la débâcle en Europe orientale, livrés à eux-mêmes et devenus des « enfants-loups », des Wolfskinder – à ne pas confondre avec le Werwolf.

 

Herbert Smagon, « Dresden 1945-1989 »

 

Concernant la répression conduite par les Tchèques contre les Sudètes, au moment de la défaite allemande, un historien m’a alerté, H.-G. Dahms dans « La Deuxième Guerre mondiale » (Payot, Paris, 1961, Bibliothèque historique, traduction par René Jouan). Je ne sais si ce qu’il rapporte est exagéré. Nombre d’historiens pensent que les victimes allemandes des Tchèques se comptent « seulement » par dizaines de milliers et non par centaines de milliers. J’ai été saisi de stupéfaction à la lecture de ce passage, pensant que de telles horreurs ne pouvaient être que le fait des Soviétiques en Prusse orientale et en aucun cas des très civilisés tchèques. Le passage en question figure au Chapitre XXVII, « L’effondrement de l’Allemagne – 1945 » dudit livre (pages 394-395) : « Mais tous les Allemands ne purent s’enfuir de Prague où une véritable folie sanglante s’empara de la populace et d’une partie des Résistants. Plusieurs des dix-huit hôpitaux furent pillés et les blessés mis à mort sous les tortures. Des SS, arrosés d’essence, furent suspendus aux lampadaires de la place Venceslas et brûlés vifs ; des femmes nues, auxquelles on avait coupé le tendon d’Achille, rampaient sous les pieds de la lie déchaînée ; des cadavres flottaient dans les bassins ; des centaines de personnes, dont des écoliers et des infirmières, furent fauchées à la mitrailleuse derrière le cimetière de Volschan et au stade de Strakov. Une foule humaine en délire lança des paquets humains, ficelés avec des barbelés, par-dessus les parapets des ponts sur la Vltava. Des partisans jetèrent des femmes auxiliaires des transmissions dans des meules de foin et y mirent le feu (…) Le nombre des Allemands ainsi massacrés par les fanatiques tchèques a été évalué à au moins un demi-million ». Une fois encore, le nombre des victimes a été fortement revu à la baisse ; on évoque quinze à vingt mille victimes. Mais ce qui m’importe pour l’heure est la mise en rapport de ce livre lu il y a une trentaine d’années et de cette œuvre très peu connue, dérangeante, comme cachée et que j’ai découverte récemment.

Herbert Smagon naît en Tchécoslovaquie en 1927 et il me semble qu’il est toujours en vie. Il est membre de la minorité allemande des Sudètes et, enfant, il subit l’agressivité des Tchèques, ce qui le marquera probablement pour la vie et orientera son œuvre. Face à une telle situation, la famille Smagon quitte la ville où elle réside, Karwin (où Herbert Smagon est né), et se rend à Berlin puis à Vienne. Il commence à dessiner et peindre vers l’âge de douze ans. A seize ans, en 1943, il est auxiliaire de la défense aérienne et entreprend des études à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. A dix-sept ans, il reçoit le prix du meilleur jeune artiste de la ville de Vienne. Son œuvre primée, « LuftwaffenHelfer », a été réalisée pendant les pauses, lorsqu’il n’était pas amené à servir le Flak 88. Il attire l’attention de Baldur von Schirach, l’ancien chef de la Hitlerjugend devenu gauleiter de Vienne, qui lui propose de l’aider à poursuivre sa formation et avec les meilleurs professeurs.

Toutes ses œuvres antérieures à 1945 ont disparu. Installé à Stuttgart, il reprend son travail d’artiste. Parmi ses tableaux les plus remarquables :

« Dresden 1945-1989 ». Au centre, les ruines de la Frauenkirche, la cathédrale de cette ville surnommée « la Florence de l’Elbe » ; à gauche, la ville en feu, entre le 13 et le 15 février 1945 ; à droite, la première commémoration officielle de la destruction de la ville par l’aviation anglo-américaine. Cette composition est volontiers considérée comme son chef-d’œuvre.

 

Herbert Smagon, « Jagdglück »

 

« Tod der Nichte von Frau H. Hurtinger » (un massacre commis dans une école, la Scharnhorstschule, le 18 mai 1945, ainsi qu’il est précisé en haut et à droite de la composition), séquence du massacre des Allemands (dont les Sudètes) par les Tchèques. L’artiste s’est probablement inspiré de passages contenus dans le « Livre blanc des Allemands des Sudètes » déposé au Bundesarchiv où sont rassemblés plus de dix mille témoignages tous plus terrifiants les uns que les autres.

Une composition particulièrement atroce, « Besetzung der Stadt Rössel in Ostpreussen », montre le viol d’une très jeune Allemande par des soldats soviétiques ; une autre, « Jagdglück », montre un très jeune garçon mitraillé sur le trottoir par un appareil de l’USAF, alors qu’il revient de faire des courses. A côté de ces enfants victimes, typés, blonds aux yeux clairs, prototypes de l’Aryen version nazie, des enfants pareillement blonds et aux yeux clairs se battent avec l’énergie du désespoir contre des ennemis bien supérieurs en nombre : ce sont les « Crack-Babies », un surnom donné par les Anglais et les Américains confrontés en Normandie aux enfants-soldats de la 12. SS-Panzerdivision « Hitlerjugend » ; ce sont aussi « Die Kinder von Breslau », des membres de la Hitlerjugend qui luttèrent jusqu’au dernier contre les Soviétiques, du 15 février au 6 mai 1945 à Breslau, ville dont le siège est bien moins connu que celui de Berlin et pourtant…

 

Olivier Ypsilantis

 

3 thoughts on “Deux peintres de la violence totale”

  1. Le récit de l’historien H. G Dahms que vous citez semble effectivement très, très exagéré. On trouve une critique lapidaire de son ouvrage sur “Persée” daté de 1962 et qui se termine par cette politesse : “ouvrage de lecture passionnante, mais qui ne peut servir que difficilement à des recherches documentaires”…

    Quant aux artistes peintres dont vous nous parlez, avec leurs avions américains mitraillant spécifiquement des jeunes enfants blonds ou des femmes, ils m’ont tout l’air d’être des sympathisants nazis, non ?
    Avez-vous remarqué que dans la partie droite du tableau «Dresden 1945-1989» de Herbert Smagon, on y voit un personnage faire une sorte de double salut nazi, avec les deux bras ?

    1. Cher André, j’ai tenu à présenter cet artiste car ma curiosité me pousse en tous sens. C’est ainsi. J’ai toutefois tenu à marquer ma distance, tant sur l’information apportée par l’historien allemand H.-G. Dahms que sur les compositions de Herbert Smagon. Un point de psychologie toutefois. Cet homme, enfant, a été victime de « bullying » (pour reprendre un terme à la mode). J’en ai été victime pour des raisons bien différentes ; et je me rends compte, aujourd’hui, avec du recul, que certaines de mes colères, dénonciations et prises de position se sont construites à partir de ce dont j’ai été victime, enfant. Je ne cherche en aucun cas à me poser en victime ; simplement, certaines marques laissées dans l’enfance et la jeunesse nous déterminent (au moins en partie) jusqu’à notre mort, ce qui ne nous empêche pas d’élaborer graduellement envers elles une critique. En attendant de vous revoir, je vous dis « Vive Israël ! », une fois encore.

  2. Cher André,
    Un incident technique avec World Press nous a obligé à réinstaller divers articles (que j’avais gardés à part). Par contre, vos deux dernières interventions se sont volatilisées et impossible de les retrouver dans la mémoire de mon computer. Je tenais à vous le dire afin de dissiper toute équivoque. Je vais tout de même m’informer pour savoir s’il est possible de les restaurer. Bien amicalement.

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