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L’armée au Portugal comme outil de changement de l’ordre politique (1820-1974) – 1/2

 

J’ai devant moi un essai, « O Exército e a Ruptura da Ordem Política em Portugal (1820-1974) » du lieutenant-colonel Abílio Pires Lousada (né en 1966), professeur d’histoire militaire et auteur de nombreuses publications spécialisées. Cet essai très dense et d’une belle rigueur propose cinq moments de l’histoire du Portugal, entre 1820 et 1974, au cours desquels l’armée eut un rôle crucial et réorienta l’histoire du pays. Le dernier moment est connu de tous : la Révolution des Œillets (Revolução dos Cravos), 25 avril 1974. Je vais rendre compte de ces cinq moments. A ma connaissance, cet essai particulièrement intéressant n’a été publié qu’en portugais.

 

A droite, l’auteur de « O Exército e a Ruptura da Ordem Política em Portugal (1820-1974) », le lieutenant-colonel Abílio Pires Lousada.

 

O Pronunciamento liberal « de Santo Ovídio »

24 août 1820, pronunciamiento conduit par des officiers de haut rang et sans la moindre participation populaire. Il atteint Lisbonne et y entraîne quelques unités de l’armée. Le 15 septembre de la même année, la participation de la population permet enfin l’instauration du libéralisme et du constitutionnalisme dans le pays.

Au début du XIXe siècle le Portugal cesse de compter parmi les grandes puissances européennes. La politique étrangère du pays se met à la remorque des Britanniques, ce qui permet au Portugal de se tenir à l’écart des conflits européens aussi longtemps que ne sont pas menacées la souveraineté de la Péninsule (ibérique) et celle de l’Empire (portugais), souveraineté que le pays ne pourra pas toujours garantir. La fragilité portugaise sera mise à profit tant par les Français que les Britanniques au cours des guerres napoléoniennes.

La dépendance politique et militaire du Portugal vis-à-vis des Britanniques s’est confirmée tout au long du XVIIIe siècle (voir la guerre de succession d’Espagne, 1701-1713, et la guerre de Sept Ans, 1756-1763), sans oublier la dépendance économique, une dépendance formalisée par le traité de Methuen (1703). Le Portugal reste néanmoins un pays qui compte sur le plan géopolitique mais aussi commercial, avec ses possessions sur les côtes orientale et occidentale d’Afrique et, plus encore, avec le Brésil, le Brésil qui a été à l’origine de la séparation du Portugal et de l’Espagne, en 1640, et qui a donné au Portugal les moyens de protéger son indépendance grâce à l’appui de certaines puissances.

La subtile politique de neutralité du Portugal vis-à-vis des affaires européennes est mise à rude épreuve, notamment avec la Révolution française de 1789 puis avec l’Empire français. Le Portugal se trouve alors pris dans la lutte entre l’Angleterre et la France et a les plus grandes difficultés à définir une stratégie entre une puissance continentale (la France) et une puissance maritime (l’Angleterre). Choisir le camp de la France (où se trouve l’Espagne) suppose un conflit maritime avec l’Angleterre, un conflit susceptible d’entraîner la perte de ses possessions d’outremer, essentielles pour l’économie du royaume. Choisir le camp de l’Angleterre suppose l’invasion par voies terrestres du royaume par les Français et les Espagnols avec, pour ces derniers, la possibilité de réaliser un rêve récurrent, l’union ibérique, autrement dit l’annexion du Portugal par l’Espagne. Le Blocus continental rend intenable la neutralité du Portugal qui finit par se ranger aux cotés des Anglais, ce qui provoque l’invasion du pays.

En 1815, au traité de Vienne, le Portugal est en ruine. La fuite de la Cour (avec Dona Maria I et Dom João) au Brésil, de 1807 à 1821, va avoir de sérieuses conséquences, notamment en permettant aux Anglais vainqueurs de s’installer dans le pays et d’investir l’État et l’Armée. William Carr Beresford devient le véritable maître du Portugal. Par ailleurs, le Brésil se détache progressivement de la métropole. Cette situation augmente le mécontentement au Portugal, mécontentement soutenu par les sympathisants des idées libérales venues de France et qu’active la répression menée par William Carr Beresford en 1817.

En 1820, le Portugal vit donc une crise à la fois politique, idéologique, économique et militaire, un mécontentement en partie activé par la préférence donnée aux officiers anglais quant à l’avancement et à l’attribution des plus hauts rangs.

Le pronunciamiento en Espagne, à Cadiz, en mars 1820 (qui impose un régime constitutionnel à l’Espagne de Fernando VII), n’est pas étranger au pronunciamiento « de Santo Ovídio ». Je ne vais pas rapporter ici l’histoire de l’armée portugaise, même en résumé, à partir de la Restauração, milieu XVIe siècle donc, et le rôle tenu par Federico Armando de Schomberg ; je me contenterai d’insister sur le rôle tenu par cet autre Prussien, Guilherme de Schaumburg-Lippe, qui va restructurer en profondeur l’armée portugaise. Sous son impulsion, cette institution gagne en autonomie, l’administration militaire se consolide et les militaires s’affirment tant du point de vue social que corporatiste. La discipline, la cohésion et l’efficacité gagnent et l’armée imprime sa marque dans le tissu social et institutionnel du pays. Il est vrai qu’après le départ de Guilherme de Schaumburg-Lippe, le laxisme et l’indiscipline se réinstallent. Il suffit d’étudier l’échec de la Campanha do Rossilhão (1793-1795) et le désastre de la Guerra das Laranjas (1801) pour s’en convaincre.

L’imminence de l’offensive napoléonienne incite Miguel Pereira de Forjaz  (Presidente do Conselho de Regência) à réorganiser l’armée. Mais le temps presse et Junot se dirige vers le Portugal. Les troupes françaises vont être repoussées à trois reprises grâce à William Carr Beresford et Arthur Wellesley. La guerre terminée, dans un pays dévasté et désorganisé (avec des souverains exilés au Brésil), reste l’armée. William Carr Beresford la modernise et la professionnalise en la coulant dans le moule britannique. Je passe sur les détails de cette réorganisation qui implique la militarisation du pays, un processus contraire aux traditions du pays et qui va provoquer un sourd mécontentement dont vont profiter les défenseurs des idées libérales réunis secrètement dans les Loges maçonniques de Lisbonne et Porto, la maçonnerie ayant été proscrite suite aux invasions françaises et au régime de William Carr Beresford. Il faut toutefois reconnaître que sous l’impulsion de ce dernier, l’armée portugaise devient un outil professionnel au service de l’État : elle se met à dépendre du gouvernement et non plus du monarque. Par ailleurs, les exigences de la guerre activent sa professionnalisation, lui conférant le statu de « phare » de la société et faisant passer au second plan le pouvoir des gouverneurs civils. Les postes-clés étant occupés par des officiers anglais, le mécontentement s’installe chez les officiers portugais. Ce climat de mécontentement est jugé favorable par les libéraux des Loges maçonniques. Au mécontentement des officiers s’ajoute celui de la bourgeoisie pénalisée par la baisse des échanges commerciaux avec le Brésil. L’absence des souverains ajoute à la désorganisation, à la perte des repères. Le mécontentement corporatiste au sein de l’armée prend une teinte de plus en plus nationaliste et politique, un mécontentement qui est à l’origine de la conspiration de 1817 conduite par des officiers libéraux liés à la maçonnerie. Les conspirateurs sont unis dans une association dénommée « Supremo Conselho Regenerador de Portugal, Brasil e Algarves ». Ils sont appuyés par le très respecté général Gomes Freire de Andrade qui a commandé la Legião Portuguesa au service de Napoléon. Investi Grand-Maître en 1816, ce dernier bénéficie de l’appui des libéraux espagnols. La brutalité de la répression (le général Gomes Freire de Andrade est pendu en 1817 et un certain nombre de ses compagnons sont exécutés – voir les Mártires do Campo de Santana) augmente le ressentiment de nombreux officiers portugais et active les sentiments antibritanniques.

De la conspiration militaire à la conspiration civile. Le 3 janvier 1818 se constitue à Porto une organisation secrète à caractère libéral, le « Sinédrio », dont de nombreux membres appartiennent à la Maçonnerie. Le « Sinédrio » comprend qu’il lui faut obtenir l’appui de l’armée. Par ailleurs, les officiers ennemis du régime en place comprennent, suite à l’échec de la conspiration de 1817, qu’il leur faut dépasser les revendications corporatistes pour espérer en finir avec William Carr Beresford. De fait, à partir du milieu de l’année 1820, suite à des contacts entre le « Sinédrio » et des officiers de Porto, de nombreux officiers supérieurs de cette ville mais aussi d’autres villes du Nord intègrent cette organisation secrète.

Les objectifs des conspirateurs s’amplifient : déclarer illégitime le Conselho de Regência, évincer William Carr Beresford du commandement de l’armée, mettre fin à l’influence anglaise dans le pays, exiger le retour du roi afin qu’il soutienne la déclaration d’une Constitution et l’élection d’un gouvernement représentatif, autant d’objectifs qui ne peuvent que satisfaire, implicitement, les revendications corporatistes des officiers portugais. D’une manière plus générale, si ce pronunciamiento réussit, on suppose qu’il mettra fin à une double dépendance coloniale, tant par rapport aux Britanniques qu’au Brésil.

Profitant de l’absence de William Carr Beresford, et après avoir invité les officiers anglais à la passivité (nombre d’entre eux choisissent de rentrer au pays), le pronunciamiento de Porto a lieu le 24 août 1820. Les notables de la ville se réunissent pour constituer une Junta Provisional en attendant l’élaboration d’une Constitution ; ils réaffirment par ailleurs leur attachement à Dom João VI et réclament son retour afin d’en finir avec le Governo de Regência. Notons cette contradiction : la Regência a l’approbation de Dom João VI qui par ailleurs ignore ce qui se trame au Portugal, et en son nom. Cette bizarrerie a fait dire à un historien qu’il s’agissait plus d’un mouvement régénérateur (movimento regenerador) que révolutionnaire. Ce mouvement initié à Porto ne tarde pas à s’étendre à nombre de localités du Nord du pays avant de gagner le Sud. La nouvelle parvient à Lisbonne le 26 août. Le gouvernement s’efforce d’enrayer sa propagation. Mais la Junta Provisional, bien organisée, pousse ses pions et les mutineries se multiplient dans les rangs des troupes sur lesquelles compte la Regência.

Coimbra est abandonné par les forces du gouvernement et le 15 septembre les forces de la Junta del Norte y entrent. Ces dernières s’étoffent et le maréchal Gaspar Teixeira est placé à leur tête. Le 17 septembre, alors qu’elles vont faire mouvement vers Lisbonne, elles apprennent que des unités stationnées dans la capitale sont prêtes à négocier avec les pronunciados de Porto.

A Lisbonne, le pouvoir interdit la traditionnelle parade militaire à l’occasion du 15 septembre (anniversaire de la victoire sur les Français), dans la crainte de désordres. Le Regimento de Infanteria 16 s’oppose à cette décision et défile, rejoint par le Regimento de Infanteria 4. Le peuple qui assiste à cette parade les acclame et exige le départ du Gouvernement. Les forces gouvernementales sont désemparées. La mutinerie gagne, acclamée par le peuple de plus en plus nombreux. Les femmes retirent les fleurs qui ornent leurs chevelures et les offrent aux soldats et officiers qui, enthousiastes, les placent sur leurs armes et leurs couvre-chefs. Des fleurs sont également jetées des balcons. La troupe les ramasse et en orne ses baïonnettes. Le 17 septembre, sous la pression de la rue, est constitué un Governo Provisório. Le 5 octobre, les troupes de la Junta de Porto entrent dans la capitale. A Alcobaça, le 27 du même mois, est constitué un pouvoir unique pour tout le pays. Ainsi le Governo Provisório de Lisboa et la Junta Provisional do Porto sont-ils remplacés par la Junta Provisória do Supremo Governo do Reino et par la Junta Provisória Preparatória das Cortes. Le pays n’en reste pas moins coupé en deux, entre Libéraux et Conservateurs, ce qui va conduire à la Martinhada  (11 novembre 1820) et à la Contra-Martinhada (18 novembre 1820). Cette coupure va favoriser une instabilité interne et paralyser le pays durant trente ans, une instabilité à laquelle ne suffiront pas à mettre fin le retour de Dom João VI, en 1821, et la Constitution, en 1822.   

La Martinhada est un mouvement initié par des officiers au sommet de la hiérarchie et destiné rendre à l’élite conservatrice un rôle qu’elle a perdu, notamment au sein du Gouvernement. La Contra-Martinhada est un mouvement initié par des officiers progressistes et destiné à remettre le pouvoir aux civils. Ainsi en arrivera-t-on à une confrontation entre libéraux et absolutistes à la tête desquels se placeront respectivement les fils de Dom João VI, Dom Pedro et Dom Miguel.

(à suivre) 

Olivier Ypsilantis

 

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