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En lisant Léon Askénazi – 3/7 (La parole et l’écrit – Penser la tradition juive aujourd’hui)

 

« Lettre à quelques amis chrétiens » (publié dans L’Arche, en août-septembre 1967) :

Guerre des Six Jours. Afflux de témoignages de Chrétiens en faveur d’Israël et des Juifs. Nombre d’entre eux ont dépassé « la phase purement négative d’une amitié prudente, née pour la plupart de l’horreur causée par les massacres nazis ». Ces Chrétiens ont oublié les « raisons » d’ordre théologique et ont agi avec un indéniable courage spirituel, « ils ont engagé en leur for intérieur leur propre conception du salut dans le principe même de l’existence de la communauté des Juifs, c’est-à-dire d’Israël, éminemment sous la forme de l’État ». La chrétienté gênée aura pris note du « silence coupable des hiérarchies, et le caractère calculé de leurs déclarations tardives ou postérieures. »

A présent, quelques remarques à propos du journal Le Monde où des personnalités religieuses se sont exprimées, et selon une technique d’embrouille riche en sous-entendus, une technique dont fait volontiers usage ce quotidien. Léon Askénazi : «  Ce que je veux en premier lieu dénoncer, c’est le postulat selon lequel seules les évidences de base du christianisme auraient force de loi, en une affaire où c’est le sort du judaïsme et de son histoire propre qui se trouve concerné au premier chef. Les Juifs ne sauraient admettre que l’on projette sur leur réalité historique des catégories théologiques qui leur sont étrangères et qui, chose bien plus grave, se sont constituées en hostilité déclarée à leur propre conception du rapport à la révélation biblique ». On remarque aujourd’hui qu’une certaine « sympathie » de membres du clergé pour les Palestiniens est activée, sur un mode sous-jacent, par une animosité théologique envers Israël. Le socle anti-judaïque n’est pas suffisamment pris en compte par les analystes dans nos sociétés sécularisées. La nervosité de certains Chrétiens envers Israël relève du désarroi ainsi que le signale très finement Léon Askénazi, le « désarroi de l’homme de foi chrétienne qui craint de déceler l’irruption soudaine de la parole eschatologique des prophètes d’Israël dans l’histoire terrestre de la société d’Israël ». Je suis particulièrement sensible à cette remarque qui, avec une grande économie de mots, exprime ce que j’observe depuis bien des années. Ils me posent vraiment problème ces Chrétiens qui refusent aux Juifs le droit de disposer d’eux-mêmes.

Bien des Juifs croyants qui ont étudié la théologie chrétienne (et Léon Askénazi insiste) comprennent le désarroi chrétien devant le fait « Israël », avec ce risque « d’avoir à remettre en question les fondements de la foi chrétienne par rapport au fait juif ». « Par deux fois, dans les massacres de l’ère nazie, et dans la résurrection d’un État juif qui se produit sous ses yeux, elle (la chrétienté) craint de découvrir l’évidence d’une identification entre le peuple des Juifs et l’Israël de la Bible ». Dans un même temps, la chrétienté comprend que l’ère constantinienne touche à sa fin et qu’il y a urgence à boire à la source : la Bible des Hébreux. Par ailleurs, elle comprend plus ou moins confusément que son antijudaïsme séculaire n’a pas été sans effet… Le christianisme doit simplement admettre enfin que c’est bien Israël… qui est Israël. L’Église de Rome est ce qu’elle est, mais « elle ne peut plus se considérer simultanément comme une diaspora de l’Israël antique et comme une rivale de l’Israël contemporain ». Que l’Église sache qu’elle ne signera pas son arrêt de mort si elle admet que c’est bien Israël… qui est Israël.

 

 

« Espoir œcuménique et réconciliation judéo-chrétienne » (publié dans L’Arche, en juin 1963) :  

Le christianisme est strictement une religion. L’affirmation christologique des différentes religions qui constituent le christianisme exclut absolument le Juif, le Juif qui est non-chrétien, non seulement par la théologie (le point de vue des croyances) mais par nature ; aussi son éventuelle conversion est-elle un dénaturement. Cette conversion est espérée par des Chrétiens qui, eux, la voient comme une authentification.

La messianité juive est déjà talmudique avant l’ère chrétienne. « Le judaïsme se connaît exhaustivement par lui-même, dans une ligne de développement sui generis, qui ne nécessite aucunement comme appui l’expression chrétienne. Par rapport au christianisme historique, qu’elle qu’en soit l’Église, le Juif de conscience juive se situe aujourd’hui comme il y a deux mille ans : en dehors. »

Le concept « judéo-chrétien » ne peut en aucun cas supposer l’identification judaïsme / christianisme. Pour le Juif de conscience juive, il ne s’agit que d’un faux concept. La conscience chrétienne apostolique a capturé et distordu ce concept qui s’est glissé dans le langage des historiens des religions qui « n’ont parlé du judaïsme que du point de vue de la problématique chrétienne et de ses postulats. »

Le Chrétien évoque volontiers le mystère d’Israël, mystère que la théologie s’explique à elle-même, mystère dont elle s’enivre en quelque sorte puisque l’entêtement des Juifs fortifie la chrétienté qui sait que ce temps de refus permet à l’Église de préparer la conversion des non-Chrétiens à la foi du « nouvel Israël », du Verus Israel. Mais il y a plus. Le judaïsme n’est pas seulement le témoin de l’Évangile, il est « capable de sainteté, d’intelligence de justice et de droit, capable aussi d’héroïsme et de foi, et reste en cela, cependant, résolument non chrétien ». Le Chrétien sent plus ou moins confusément, « sinon avec son entendement, du moins avec son âme », que l’existence juive est aussi la rencontre d’une autre Passion, non pas celle de Jésus, du Christ, de Jésus-Christ, mais d’une Passion qui « aurait toute l’histoire pour scène, tous les temps pour décor et tout un peuple pour héros ». Le Chrétien sent que l’Évangile n’a pas tout dit, qu’il a tu des intentions de Dieu pour Son Peuple, alors que le christianisme se veut universel depuis l’origine. Son message de Rédemption s’adresse à tous les hommes. Pourtant, il se heurte à l’homme de conscience juive qui n’est pas n’importe quel non-Chrétien. Mystère du Juif pour le Chrétien, mais aussi mystère de l’Église pour le Juif.

Dans son immense histoire l’existence juive s’est frottée à bien des cultures, voire des universalismes, à bien des manières d’être homme dans une quête d’absolue vérité. Mais la rencontre avec le christianisme est d’un autre ordre puisqu’il se réclame de l’identité juive et fait référence à la religiosité juive. « Aussi, de même que l’existence juive constitue aux yeux du Chrétien un mystère “théologique” de même l’Église constitue pour nous, au niveau de l’existence, un vrai mystère. »

Saluons le vœu œcuménique porté par l’encyclique Pacem in Terris, soit la recherche d’un chemin d’unité entre les différentes spiritualités chrétiennes. Ainsi peut-on espérer s’épargner bien des violences, le christianisme ayant pour charge pastorale d’abord la civilisation occidentale, théâtre des pires guerres et qui a porté l’art de la guerre au degré le plus destructeur. Léon Askénazi expose les trois raisons pour lesquelles le concile de Vatican II est remarquable pour les Juifs, il honore le « grand prêtre qu’aura été Jean XXIII » tout en concluant sur ces lignes splendides et à méditer : « Il reste que, à s’en tenir à la signification théologique de notre séparation, un “œcuménisme judéo-chrétien” est inconcevable. Il serait faux de dire que nous sommes des frères séparés. En vérité, nous ne nous sommes jamais encore rencontrés. La Bible dont Juifs et Chrétiens se réclament est la même Bible. Elle reste écrite telle qu’elle fut écrite, et elle peut être lue telle qu’elle fut écrite. Si notre théologie et notre exégèse sont différentes, cela ne vient pas de la Bible. Quelque chose de bien plus fondamental nous sépare, et qui explique secondairement pourquoi nos exégèses et nos théologies s’opposent. Ce ne sont pas la Bible juive et la Bible chrétienne qui sont face à face, mais tout autrement l’homme du Talmud et celui de l’Évangile qui se trouvent dos à dos, et ne se sont jamais parlé. Si ce dialogue s’ouvre un jour, il apparaîtra peut-être que son ordre de possibilité avait débuté du jour où des Chrétiens ont reconnu non seulement la dignité des Juifs dans l’ordre de l’amour, mais aussi et surtout la dignité du judaïsme dans l’ordre de la vérité. »

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

3 thoughts on “En lisant Léon Askénazi – 3/7 (La parole et l’écrit – Penser la tradition juive aujourd’hui)”

  1. J’y plonge, Hannah, j’y plonge. Mais je n’y ai fait que quelques brasses et j’ai un océan devant moi.

  2. C’est ça, l’étude est un océan dont on ne sort jamais tout à fait. Moi ça fait plus d’un demi-siècle que ça dure et j’en redemande.
    Un midrash raconte qu’un jour un sage demanda à Dieu de lui montrer le Gan Eden.
    “Entendu” répondit Dieu (qui était particulièrement conciliant). La nuit suivante, le sage rêva qu’il étudiait avec ardeur. Un peu déçu le matin, il dit à Dieu: Et ta promesse?
    Dieu lui répondit: Tu t’es vu dans le gan Eden et tu as vu le Gan Eden en toi.
    Amicalement

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