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En lisant Léon Askénazi – 2/7 (La parole et l’écrit – Penser la tradition juive aujourd’hui)

 

« Les Chrétiens et nous » (publié dans Chronique sociale de France, en février 1957) :

Se garder du péché, se garder de la rencontre qui aboutit à : j’ai raison – tu as tort. « Péché de haine pour le Chrétien qui voit surtout chez le Juif l’empêchement de l’aboutissement messianique, péché d’orgueil pour le Juif qui voit surtout chez le Chrétien l’homme d’une foi dénaturée pour avoir été mise “hors la Loi” ». Une fois balayés le péché de haine et le péché d’orgueil, reste le danger du blasphème. Il est certes possible d’admettre deux types de Foi (plusieurs témoins du Dieu Unique) mais les témoignages (les croyances) sont contradictoires et radicalement. Il faut s’y pencher sans faux-fuyant et sans tomber dans le blasphème sous prétexte de paix théologique. « Nous admettons volontiers que l’Ancien Testament des Chrétiens soit la Bible des Juifs. Mais, suivi de l’Évangile, il prend un sens “nouveau” qui contredit le nôtre. Il y a jusqu’à la fin des temps un des deux témoignages qui est un faux témoignage… »

D’abord rupture puis ensuite querelle. Le christianisme est en querelle de messianisme avec le judaïsme et l’Église est en rupture d’élection. Entendons-nous. Pour les Juifs de la Tradition (je préfère écrire « Juifs de la Tradition » plutôt que « Juifs traditionnels » comme il est écrit dans l’article), « les Chrétiens ne sont pas de “faux témoins”, car ils ne sont pas témoins. Ils ne nous présentent rien que nous n’ayons déjà compris et rejeté comme étranger à notre mission ». Je me permets un aparté. J’ai souvent lu que les Juifs avaient écrit toutes sortes de choses désagréables voire odieuses, sur Jésus, notamment dans le Talmud. Rien de plus faux. Et je pourrais profiter de cette occasion pour en revenir au Chrétien comme homme dépité. Le Talmud ne fait quasiment pas allusion à Jésus ; et lorsqu’il l’évoque, c’est en passant, sans même prendre la peine de l’injurier. Mais soucieux de ne pas paraître dépités (les Juifs ne s’intéressent pas à Jésus que nous aimons), les Chrétiens ont préféré attribuer aux Juifs toutes sortes de malveillances, de ragots et d’injures et, ainsi, asseoir l’image du Juif qui outrage et assassine le Sauveur, leur Sauveur… En confortant cette image, on se conforte dans cette image…

 

Jean XXIII (1881-1963)

 

Il y a plus. « Mais si nous leur donnons (aux Chrétiens) le droit plein et entier de se penser en tant que non-Juifs, comme investis par le Dieu du monde d’une mission religieuse réelle (…), ils doivent nous reconnaître celui de savoir et de témoigner que, s’ils étaient juifs, héritiers authentiques de l’Alliance du Témoignage, ils seraient considérés comme idolâtres et porteurs de blasphème, eux, et non le dessein de Dieu. Eux, comme n’importe quel Juif qui transgresse la Loi du Témoignage ». Voilà qui est dit ! Je n’ai jamais pensé autrement et j’ai diversement formulé ces considérations bien avant de les rencontrer dans le présent ouvrage.

De très nombreux Chrétiens qui souhaitent de tout cœur une relation apaisée avec les Juifs et le judaïsme ne peuvent y parvenir vraiment car ils n’ont pas fait la paix en eux-mêmes : ils ne parviennent toujours pas à reconnaître que les Juifs ont pour mission absolue et radicale de savoir et de témoigner, avec toutes les conséquences qui s’en suivent. Ces Chrétiens devraient envisager cette donnée avec sérénité ; et je me répète : si eux, Chrétiens, « étaient juifs, héritiers authentiques de l’Alliance du Témoignage, ils seraient considérés comme idolâtres et porteurs de blasphème… »

Dieu est Un, « la représentation de Dieu n’est qu’un symbolisme » et « en Israël le symbolisme religieux est une idolâtrie. Parce que Dieu est Un ». Il ne saurait y avoir deux desseins dans la Volonté de Dieu ; mais il y a deux lieux dans l’existant humain : le centre et la périphérie, « en l’Alliance » et « hors de l’Alliance ». Théologiquement, le Chrétien est hors de la Synagogue, ce qui ne signifie pas que la querelle doive conduire à la rupture, « car historiquement, les Chrétiens, non-Juifs, avaient de toute façon été situés par Dieu hors de la Synagogue ». Le danger de la rupture a donc été en quelque sorte désamorcé et la question théologique – avoir raison contre qui a tort – écartée comme oiseuse.

Le Juif manque de respect au dessein de Dieu et d’amour au destin des hommes s’il s’installe dans le : J’ai raison (moi, disciple d’un maître de Vérité, Moïse) et toi, le non-Juif, tu as tort et tu mourras de ton erreur, dans ton erreur. Dieu, Père de toutes Ses créatures, ne veut pas la rupture et Il n’a pas institué le Juif comme juge des non-Juifs – et le non-Juif comme juge des Juifs.

Des Juifs comprennent parfaitement « pourquoi le problème juif est le cas de conscience de la conscience chrétienne ». Des Juifs ont également refusé le vertige de l’orgueil blasphématoire, ils ont su « que les justes de tout un peuple ont part au monde à venir » et qu’ainsi Son Nom s’agrandit au-delà des frontières d’Israël, des Juifs alors soumis à la plus enivrante des tentations, « celle-là même qui ne pouvait être offerte qu’à un Juif, et qu’à un Juif de ce temps-là ». Des Juifs ont succombé à cette tentation.

« “Celui qui cherche Dieu du côté de l’amour doit rencontrer Jésus.” Celui qui Le cherche du côté de la justice sociale doit-il rencontrer Marx ou Staline ? Autres temps, autres paganismes, autre dialectique. Nous, Juifs pharisiens, Le cherchons du coté de la Vérité. Nous avons rencontré la Révélation, le 6 Sivan, après la sortie d’Égypte, au pied du Sinaï. Et moi, je ne sais pas du tout si je suis le descendant du roi David, ou si mon ancêtre était un obscur païen entré dans l’Alliance ».

Les Chrétiens doivent comprendre que les Juifs les comprennent, dans leurs croyances, leurs pensées et leurs actes ; ainsi comprendront-ils « que ce sont les Juifs restés fidèles à Dieu qui ont refusé l’anticipation messianique », l’anticipation messianique, soit la faute d’impatience (voir Adam). Dans ce dialogue Juifs-Chrétiens, la théologie doit être tenue à l’écart, et impérativement afin d’éviter tout blocage ; car pour la théologie juive, les Chrétiens sont dans tous les cas des hérétiques sitôt qu’ils citent la Bible ; quant à la théologie chrétienne, elle dresse un Dieu terrifiant : « Le Christ devait sortir d’Israël, Israël devait renier le Christ ». Comprendre la querelle, c’est envisager « un langage qui ait déjà parlé de nous avant la rupture » sans jamais s’en tenir à du déisme de philosophe ou de poète. Il faut relire la Torah avec un regard renouvelé mais dans le respect total des traditions millénaires du judaïsme dont procède l’histoire de la famille d’Abraham : c’est ce que signifie « Dieu est Un » pour nous Juifs du Talmud et du Zohar.

« Les Chrétiens et nous (les Juifs) » mais aussi « les Musulmans et nous (les Juifs) » et « les Musulmans et les Chrétiens » : la Révélation éclaire ces rapports, la Révélation qui « est venue mettre l’univers à l’échelle de l’envergure humaine ». Juifs et Musulmans partagent l’attente monothéiste sémite : « La venue du Messie n’est pas encore méritée des hommes et des peuples ». Agar n’est pas Sarah, mais « nous sommes unis et conciliés en Abraham ». « La promesse pour Ismaël, tant à Agar qu’à Abraham, est claire et accomplie ». Et le Chrétien ? Il réclame l’héritage d’Israël sans être Jacob. Dans la famille d’Abraham le Chrétien est Ésaü, Ésaü et son choix « adamique » – d’où son nom, Édom ; Ésaü qui mène l’histoire « mondaine » et qui est l’aîné selon la nature ; et Jacob qui est l’aîné selon la conduite. Jacob, ancêtre des Juifs, Jacob qui a compris que ce monde est monde « sous la tente », provisoire et nécessaire – et en cela il est béni : il est en ordre avec le but de la Création.

Je ne développerai pas ici la relation Jacob / Ésaü sous les mains tendues d’Isaac ; Jacob et Ésaü, deux situations « solidaires l’une de l’autre comme deux plateaux d’une même balance ». Et où situer le commencement de la responsabilité ? Que les Chrétiens participent à ce questionnement, mais autrement qu’en se cachant derrière des mystères… Les mille formes de l’ « antisémitisme » sous-tendues et activées par la déception d’Ésaü, l’antisémitisme qui a commencé avec le peuple juif lui-même…

Pour les Juifs, le Chrétien est monothéiste ; mais ce monothéisme est plaqué sur les deux autres femmes « païennes » d’Ésaü qui n’ont pas été répudiées – mystère d’une trinité qui pour les Juifs n’en est pas un. Que faire pour que tout rentre dans l’ordre sans blasphème ? La rédemption doit être menée à son terme. « Mais c’est seulement si l’Église, en contestation d’élection, proclame sur elle la Loi de Moïse, lieu de l’Alliance, “et s’en tient fortement à l’Alliance”, que la chrétienté pourra, sous sa conduite, répudier les femmes païennes d’Ésaü, et la querelle prendra fin comme il est dit dans le Livre. »

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

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