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En relisant Vladimir Jankélévitch – 3/3

 

« Ce qui est humain, ce n’est pas l’oubli mais la mémoire, la vigilance et la fidélité », Vladimir Jankélévitch.

« Du moment que quelqu’un est né, a vécu, il en restera toujours quelque chose, même si on ne peut dire quoi », Vladimir Jankélévitch.

 « Tout est sérieux, par conséquent, rien n’est sérieux. Nos agendas de l’année dernière, avec leurs défunts rendez-vous et toutes les grandissimes occupations qui nous agitèrent, témoignent mélancoliquement de cette insignifiance générale », Vladimir Jankélévitch.

 « La condition de l’homme dans sa modernité, c’est la dissonance. On ne peut réunir tout ce qu’on aime et tout ce qu’on respecte sur une même tête, dans un seul camp et sous un même drapeau. (…) Le ciel des valeurs est un ciel déchiré, et notre vie écartelée est à l’image de ce ciel déchiré », Vladimir Jankélévitch.  

 

 

Vladimir Jankélévitch : quête morale et réflexion métaphysique. Et la morale, cet effort auquel il nous invite, n’est pas un kit, du prêt-à-porter, rien à voir avec un quelconque mot d’ordre. Mais que nous dit Vladimir Jankélévitch ? Il nous dit que nous sommes maîtres de nos décisions, que notre volonté peut à tout moment agir mais en aucun cas revenir en arrière : ce qui a été a été irrémédiablement. Avec Vladimir Jankélévitch, la morale et la métaphysique doivent toujours être envisagées dans la temporalité : l’ensemble de son œuvre est une réflexion sur le temps, cette donnée vide et silencieuse en laquelle nous sommes placés aussi longtemps que nous vivons. En 1985, Emmanuel Levinas écrivait : « Toute l’œuvre de Vladimir Jankélévitch est une façon étonnante de rester fidèle à l’intelligibilité nouvelle et à l’intelligence nouvelle de la durée, en insistant avec une subtilité extrême dans ses analyses sur sa signification éthique ».

 

Le 1A quai aux Fleurs (Paris, 4ème) où vécurent Edmond Fleg et Vladimir Jankélévitch

 

Le temps nous voue au presque rien, il fait s’écouler notre sang, goutte à goutte, seconde après seconde, il est irrémédiable (ce qui a été ne sera jamais plus), nous ne pourrons jamais retoucher ce qui a été. De ce fait, le temps force l’homme à se projeter sans trêve, d’où : « Il n’y a pas d’autre manière d’être pour l’homme que de devenir ». Nous sommes soumis au devenir et donc à l’instant présent, ce point d’appui vers le devenir, instant radicalement unique et qui n’adviendra plus jamais, plus jamais. L’unicité de l’instant le rend aussi précieux, aussi imposant que toute l’histoire du monde, cette suite infinie d’instants.

Le Jamais-plus (aussi présent dans l’œuvre de Vladimir Jankélévitch que le Je-ne-sais-quoi et que le Presque-rien), le Jamais-plus, cette conscience intime du temps qui passe inexorablement, place l’homme face à une obligation, celle de ne pas tourner la page, de ne pas oublier, une obligation qui après la Deuxième Guerre mondiale et la Shoah se fait véhémente, radicale. Faire face à l’impardonnable méchanceté. Et c’est bien du mot méchanceté dont Vladimir Jankékévitch fait usage pour qualifier l’extermination des Juifs dans « Pardonner ? » : « Et ainsi l’extermination des Juifs est le produit de la méchanceté la plus diabolique et la plus gratuite que l’histoire ait connue. Ce crime n’est pas motivé, même par des motifs “crapuleux”. Ce crime contre-nature, ce crime immotivé, ce crime exorbitant est donc à la lettre un crime “métaphysique” ». La Shoah, une entreprise destinée à supprimer l’existence « de ceux qui n’auraient pas dû exister ». Il s’ensuit que : « Lorsqu’un acte nie l’essence de l’homme en tant qu’homme, la prescription qui tendait à l’absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale ». D’où l’attitude de Vladimir Jankélévitch envers l’Allemagne au sortir de la guerre, de l’Allemagne et de la culture allemande, hormis Schelling. « Ces offensés sont notre affaire à tous » écrit-il encore dans « Pardonner ? ». Et il poursuit : « Qui en parlerait si nous n’en parlions pas ? Qui même y penserait ? (…) Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement. Les morts dépendent entièrement de notre fidélité… Tel est le cas du passé en général : le passé a besoin qu’on l’aide ». Le passé a besoin qu’on l’aide

Mais j’en reviens au Presque-rien, à l’instant présent. C’est de lui, exclusivement de lui, que surgit la vie morale, l’intention vraie sur laquelle l’homme fonde sa liberté, à commencer par celle de dire non. Redisons-le : pour Vladimir Jankélévitch, la morale se présente comme le préalable à l’interrogation philosophique. Dans sa thèse doctorale sur Schelling (que j’évoquerais plus longuement si j’en avais lu plus que des comptes rendus), les grands axes qu’il va suivre sont esquissés, des axes contraires à ceux de la philosophie allemande dominante.

L’idée fondamentale de la pensée de Schelling est que l’on doit cesser d’opposer le monde idéal et le monde réel, et chercher comment l’esprit passe de l’un à l’autre. Il y a identité entre les idées et les choses, entre la pensée et l’être, le sujet et l’objet, le moi et le non-moi, l’humain et la nature, deux faces d’un seul et même être, et quelque soit le nom que nous lui donnons, d’où la désignation Philosophie de l’identité ou Philosophie de la nature, dans la mesure où Schelling s’attache d’abord à expliquer les lois de la nature physique en montrant leur identité avec celles de la nature intellectuelle et morale. Il nous propose de boire à la source et de nous y immerger. Schelling contourne la perspective kantienne en commençant par renoncer à toute critique de la connaissance et à toute complaisance envers les abstractions, ces choses que nombre de philosophes tendent à déifier ou, tout au moins, à placer sur un piédestal. Pour Schelling, le moi n’est pas une idée, le moi est tout et tout est moi. Le moi est acte générateur et ses produits sont la somme des actes que nous décidons d’accomplir.

Vladimir Jankélévitch ne prétend atteindre aucune vérité, la vérité relevant « d’une utopie dogmatique ». Ce qu’il cherche est « un-presque-rien », « un-je-ne-sais-quoi ». Il sait que c’est sur ce qui existe à peine qu’il interroge ce mystère absolu : le temps, son irréversibilité, le jamais-plus. Ses précautions lui permettent d’avoir une vue d’ensemble – aérienne – du labyrinthe et de ses culs-de-sac. Il me semble qu’aucune philosophie n’a interrogé le temps, ce temps dans lequel nous sommes tous inscrits, de notre premier à notre dernier souffle, avec une telle finesse et un tel entêtement, un entêtement léger, aérien. Le temps, soit la mort, seule promesse dont nous savons qu’elle sera tenue – même si nous n’y croyons pas, pour reprendre la réflexion de son ami Jacques Madaule. Vladimir Jankélévitch : « L’irréversible n’est pas un caractère du temps parmi d’autres caractères, il est la temporalité même du temps ». Le temps est irréversible et l’expérience du temps nous est consubstantielle. Le temps n’en est pas moins insaisissable, il est « un-presque-rien, un-je-ne-sais-quoi, une expérience intuitive de l’irréversible qui suscite ce sentiment tantôt vague et diffus, tantôt aigu et déchirant que l’on définit par la nostalgie, que la philosophie tente de traduire par des mots, en repoussant toutes les métaphores qu’elle ne cesse de proposer. »

La démarche philosophique de Vladimir Jankélévitch ne revendique aucun au-delà. Elle n’en est pas moins mystique par son ascèse. Par ailleurs, il n’y a pas de frontière entre la morale et l’éthique dans cette œuvre qui ne cesse de célébrer leur union, une union qui engendre l’amour : « L’amour, lui, ne s’embarrasse ni du principe de non-contradiction, ni du principe de conservation : il donne incompréhensiblement ce qu’il n’a pas, et il le crée non seulement pour le donner, mais en le donnant, et dans l’acte miraculeux de la donation elle-même ; aussi est-il inépuisable et intarissable. »

La thèse doctorale de Vladimir Jankélévitch contient une profession de foi qu’il ne trahira jamais. Il y évoque l’amour et le péché, l’amour qui unit, le péché qui divise et la philosophie qui s’efforce de convertir en musique les bruits discordants de l’Univers qui résonnent dans notre âme – je ne fais que paraphraser l’une de ses pensées.

Vladimir Jankélévitch fut délibérément et durablement ignoré d’une époque, de ses modes et ses idéologies. Il prôna l’engagement sans détour et refusa de réduire la liberté à des mots d’ordre – qui ne peuvent que l’aliéner. Sa fidélité à Bergson (et probablement dans une moindre mesure à Schelling) fut considérée comme rédhibitoire. Hegel-Husserl-Heidegger, les trois « H », étaient investis d’un pouvoir absolu. Ils s’étaient faits (malgré eux) les piliers d’une orthodoxie, et avant même que le marxisme et Sartre ne viennent jouer les grands officiants.

Il ne s’agit pas de remettre en question l’importance de ces philosophes mais de s’interroger sur la prééminence radicale qui leur a été conférée par diverses coteries. Les Français idolâtrent les modes, ils en sont même les principaux promoteurs, du prêt-à-porter au prêt-à-penser… Ce faisant des voix essentielles sont mises au placard.

Vladimir Jankélévitch ne rompt pas avec la philosophie allemande, pire, il l’oublie. La masse prostrée au pied de la déesse Mode ne lui pardonnera pas. Au placard Jankélévitch ! Vladimir Jankélévitch accorde aux mots « amour » et « engagement » un sens des plus imposants. Sur ce point, il s’oppose, et radicalement, à Sartre et Merleau-Ponty. Vladimir Jankélévitch se tient à l’écart de tout dogme religieux, il n’empêche que son œuvre philosophique est essentiellement juive, avec cette interrogation incessante par laquelle il s’efforce d’instituer face à la nature et à l’instinct « une loi d’anti-nature ». Vladimir Jankélévitch n’affirme aucun au-delà, il ne se ferme pas pour autant au mystère. Il ne cesse d’interroger le temps qui passe, irrémédiablement, et notre mort, notre seule certitude. Il interroge le spirituel, le spirituel qui « ne se donne pas comme une substance sensible, mais par l’absence ». La loi morale qui s’efforce de traduire la complexité du vivant est avant tout une volonté de parachever la création.

Olivier Ypsilantis

 

3 thoughts on “En relisant Vladimir Jankélévitch – 3/3”

  1. Shalom mitnadev, et merci pour cette approche de Janké dont le langage philosophique m’est difficile à métaboliser.
    Il fallait entendre l’été dernier sur France Cul (souvent, mais pas toujours, porte-voix de la mode qui trotte) ce petit faiseur d’Onfray — je n’ai écouté qu’une seule émission tellement c’était consternant — tenter de contredire les idées de Janké sur l’antisémitisme et la Shoah devant un auditoire tout acquis à cette idole des Homais.

  2. Je viens de trouver cette citation : « L’antisionisme est la trouvaille miraculeuse, l’aubaine providentielle qui réconcilie la gauche anti-impérialiste et la droite antisémite; l’antisionisme donne la permission d’être démocratiquement antisémite. Qui dit mieux? Il est désormais possible de haïr les juifs au nom du progressisme! Il y a de quoi avoir le vertige. Ce renversement bienvenu, cette introuvable inversion ne peuvent qu’enfermer Israël dans une nouvelle solitude. Car le fait que la droite ait toujours haï et persécuté les juifs est une chose normale et presque rassurante, puisqu’elle est en quelque sorte née pour cela. C’est sa vocation et sa profession. Tout est donc dans l’ordre. Mais avoir perdu l’appui de la Gauche, cela ressemble à un châtiment métaphysique! Oui, elle est très difficile à porter, cette ironie cruelle du renversement: devoir mendier appuis et alliances auprès de ceux qui ont toujours détesté les juifs et qui aujourd’hui trouvent un avantage tactique à soutenir Israël, voilà l’ironie tragique par excellence. Pourquoi fallait-il qu’elle fût réservée aux survivants d’Auschwitz ? »

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