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Un poète marrane portugais, victime de l’Inquisition : Antônio Serrão de Castro.

 

Antônio Serrão de Castro (s’orthographie parfois Crasto) est un poète portugais du XVIIe siècle. De nombreux critiques l’ont jugé poète médiocre parmi d’autres poètes médiocres du Baroque portugais. L’historienne Benair Alcaraz Fernandes Ribeiro n’a pas voulu s’en tenir à cette appréciation. En fouillant dans des archives (à Torre do Tombo) et des bibliothèques (à Lisboa et Coimbra), elle exhuma des documents qui remettaient en question ces jugements hâtifs, des poèmes en grande partie inédits, méconnus non seulement du grand public mais aussi de nombre de spécialistes.

Antônio Serrão de Castro naît en 1610, à Lisbonne, quatrième enfant d’une famille cristã-nova (terme par lequel sont désignés les Juifs convertis au christianisme) de la moyenne bourgeoisie. Le père, Pedro Serrão, est pharmacien et tient boutique Rua dos Escudeiros, une rue de Lisbonne aujourd’hui disparue, une rue très commerçante. Dans le Portugal de ces années, la profession de pharmacien est interdite aux cristãos-novos. Néanmoins, le père et deux de ses frères aînés exercent sans problème cette profession qui se transmet de père en fils. Quand Pedro Serrão meurt, Antônio est jeune et la pharmacie passe à ses frères aînés. Il poursuit ses études et écrit déjà des poèmes qui se mettent à circuler dans Lisbonne sous forme de fascicules manuscrits dans lesquels il fait usage de pseudonymes parmi lesquels Manuel de Alfama et Francisco Ralé. Marié après trente ans avec une cousine, Francesca, Antônio devient responsable de la pharmacie familiale. Les bénéfices qu’il en retire lui permettent d’entretenir une nombreuse famille.

 

Le monument aux massacres du 19-20-21 avril 1506, à Lisbonne.

 

Les pharmacies sont alors des lieux de rencontre et, de ce fait, elles tiennent un rôle important dans la vie sociale. Le tempérament chaleureux et enjoué d’Antônio attire de plus en plus de clients, séduits par cet excellent pharmacien par ailleurs réputé pour son esprit et ses boutades. Il mène une vie plutôt tranquille dans un pays à l’histoire agitée : avec la domination espagnole, l’ascension sur le trône du Duque de Bragança, en 1640 (sous le nom de João IV, premier souverain d’un Portugal indépendant), les engagements contre l’Espagne afin de protéger cette souveraineté nouvelle, le couronnement d’Afonso VI en 1662, les intrigues de palais, la mise à l’écart du roi avec la prise du pouvoir par le frère, D. Pedro, en 1668, qui par ailleurs lui vole sa femme, D. Maria de Saboia, la présence de plus en plus inquiétante du Tribunal de l’Inquisition, autant d’événements rapportés en vers par Antônio et chantés au cours de commémorations dans les académies de lettres.

En 1663, Pedro Duarte Ferrão, neveu d’Antônio, réactive la Academia de Singulares. Ce dernier participe à ses activités, ce qui lui donne la possibilité de voir ses vers imprimés en deux volumes par ladite académie. Les publications de cette académie seront sévèrement jugées par les critiques littéraires. Avec du recul, ces jugements ne tiennent pas : une bonne partie de la poésie des Singurales sont de précieux témoignages sur l’intense vie culturelle lisboète au XVIIe siècle. Ses sessions donnent lieu à des discussions d’une haute tenue sur les sujets les plus variés, ce qui ne l’empêche pas d’accorder une place à l’amusement et à la distraction, à une poésie plus prosaïque. Parmi les importantes contributions des Singulares, celles d’Antônio, avec les ecfrasis : ses membres commentent par la poésie les productions picturales du principal représentant du Baroque portugais, Bento Coelho da Silveira. Ces écrits des Singulares sont d’autant plus précieux que nombre de peintures de ce maître ont été détruites par la catastrophe de 1755.

Parmi les poèmes publiés par les Singulares Acadêmicos, une critique ouverte de la société portugaise et ses institutions, à commencer par l’Église – soit l’Inquisition, la Inquisição. Ainsi, dans un poème intitulé « São Francisco Xavier », Antônio Serrão de Castro se moque de ce miracle très célébré, miracle selon lequel le saint aurait sauvé l’équipage d’un navire en effleurant de son pied – « su santo pé » – l’eau salée, la transformant ainsi en eau douce. Ce poème qui réjouit le peuple n’est pas du goût de la Santa Inquisição. La majorité des Singulares Acadêmicos sont des cristãos-novos, d’origine juive donc. Ce segment de la population portugaise est alors regardé avec suspicion par l’Église et le Tribunal do Santo Ofício qui voit les cristãos-novos comme autant de crypto-juifs (cripto-judeus) supposés mettre en danger l’édifice social chapeauté par l’Église.

Un incident survenu à Odivelas, dans la région de Lisbonne, avec profanation d’une image du Christ, attire les foudres de l’Église sur les cristãos-novos qui sont envoyés en nombre, à partir de mai 1671, dans les prisons du Santo Ofício. Parmi ces derniers, des familles entières de riches commerçants. En mai 1672, des Acadêmicos Singulares en relation avec ces derniers sont à leur tour emprisonnés.

Le 24 mai 1672, commence pour Antônio Serrão de Castro son « Morgado de Misérias », pour reprendre ses mots insérés dans un poème où il sous-entend son héritage juif, avec cette strophe : Mas não há maior desgraça / Nem mais lastimoso caso / Do que um triste nascer / Por herança desgraçado.

Il est accusé de judaïser. Ses biens sont saisis, sa boutique est fermée, sa famille se disperse à la recherche de refuges. Peine perdue, l’année suivante tous sont rattrapés à la suite de dénonciations : ses trois fils, ses trois sœurs, deux neveux et une cousine. Procès, interrogatoires. 1672, 1673, 1674, des années de prison. En 1674, le Jésuite António Vieira (une extraordinaire figure chrétienne du XVIIe siècle portugais), défenseur des Juifs, obtient du pape un ordre par lequel l’Inquisition portugaise doit libérer tous ceux contre lesquels aucune sentence n’a encore été prononcée. Voir Breve Pontifical « Cum dilecti » promulgué par Clément X, le 3 octobre 1674. L’Inquisition obtempère. Les autodafés sont suspendus car trop visibles, mais elle n’en continue pas moins son travail. Les prisonniers ne sont pas libérés, les interrogatoires se poursuivent et de nouvelles prisons sont ouvertes. 1676, Antônio Serrão de Castro et sa famille sont toujours emprisonnés. Compte tenu de sa détermination à ne pas confesser sa pratique occulte du judaïsme (?) et à ne pas dénoncer des suspects (?), une sentence de mort lui est présentée, un coup de bluff destiné à le faire craquer, les condamnations à mort étant pour l’heure interdites par décision papale. Mais il tient bon. Il écrit sur le papier qu’il parvient à se procurer. Le poème le plus connu de cette période, un long poème intitulé « Os ratos da Inquisição », sera publié par l’érudit lisboète Camilo Castelo Branco (1825-1890) en 1883. En 1681, les Inquisiteurs parviennent à se faire restituer tous leurs pouvoirs auprès du pape Innocent XI. Ils vont rattraper le temps perdu et préparer un grand autodafé à partir des centaines de dossiers en cours.

La famille d’Antônio Serrão de Castro et lui-même sont tourmentés au point que tous finissent par avouer ou/et dénoncer dans l’espoir d’échapper au bûcher (fogueira), tous à l’exception de l’un de ses fils, Pedro, étudiant en théologie dans le prestigieux Colégio da Congregação do Oratório, à Lisbonne, Pedro qui ne cesse de mettre en avant, et sincèrement, sa foi dans le Christ mais qui est condamné au bûcher.

 

Intérieur de la synagogue Shaare Tikva de Lisbonne, 1902-1904.

 

 Le 10 mai 1682, après 3 636 jours dans les geôles (dos des anos menos dois dias, selon les propres mots), Antônio Serrão de Castro revoit la lumière du jour… pour participer à un atroce spectacle, un autodafé d’une importance extraordinaire. Dans cette procession de pénitents, outre le poète, de nombreux membres de sa famille – je passe sur leur liste et les peines respectives qui leur sont infligées.

Selon les chroniqueurs de l’époque, cet autodafé fut le plus spectaculaire qu’ait connu la capitale portugaise, avec la présence de l’Inquisiteur Général D. Veríssimo de Lencastre, monté sur un magnifique destrier blanc, et celle des plus hauts représentants du royaume dont le roi D. Pedro II et la reine Maria Francisca de Sabóia. Un chapelain anglais, témoin direct, en publiera une description minutieuse, en 1730, faisant usage des mots horrendum ac tremendum Spectaculum, une horreur qu’explique en grande partie la volonté des Inquisiteurs de faire une démonstration de leurs pouvoirs devant le peuple, après six années durant desquelles ils avaient dû se réfréner, suivant les injonctions papales.

Pedro, le fils d’Antônio, est condamné à mort pour n’avoir pas cédé, et il est « misericordiosamente » étranglé (avant d’être brûlé) pour avoir répété jusqu’à la fin qu’il était un bon chrétien.

Sur les cent sept condamnés de cet autodafé du 10 mai 1682, quatre-vingt-un sont des cristãos-novos accusés de crypto-judaïsme ; et tous les condamnés au bûcher figurent parmi ces derniers, soit : Gaspar Lopez Pereira, marchand de quarante-trois ans ; Antônio de Aguiar, marchand de trente-trois ans ; Miguel Henriques da Fonseca, avocat de quarante-deux ans ; et, enfin, Pedro, le fils d’Antônio Serrão de Castro, trente ans. La sentence pour Antônio Serrão de Castro : Confisco de bens, abjuração em forma, cárcere e hábito penitencial perpétuo, instrução na fé católica, penitências espirituais.

 

Auto de fé, Portugal.

 

Le « spectacle » terminé, Antônio Serrão de Castro est libéré. Les Inquisiteurs lui demandent de prendre en charge les deux enfants qu’il lui reste ainsi que deux sœurs et deux neveux. Il a tout perdu : ses biens, son commerce et son prestige. Il approche des soixante-dix ans et il est presqu’aveugle. Il ne lui reste plus qu’à vivre d’aumônes. Le membre le plus apprécié de la Academia dos Singulares se retrouve à mendier dans les rues de Lisbonne. Il obtient à l’occasion quelque argent d’un poème ; et la poésie reste sa raison de vivre. Il avait chanté la Vierge (voir ses ecfrasis sur des peintures de Bento Coelho da Silveira) et le Christ, il se tourne vers des personnages de l’Ancien Testament, à commencer par Job auquel il se compare. Il meurt en 1684, seul, dans un gourbi de la capitale portugaise.

Dans son étude intitulée « Um morgado de misérias : subsídios para o auto de um poeta marrano », écrite sous la direction d’Anita Novinsky, Benair Alcaraz Fernandes Ribeiro s’est efforcé de ne pas s’en tenir à la condition de cristão-novo d’Antônio Serrão de Castro, si souvent évoquée par les historiens, mais de mettre l’accent sur son influence en tant que poète et intellectuel sur la société lisboète de son époque, en exhumant des écrits (essentiellement des manuscrits) très peu connus, y compris des spécialistes, proposant ainsi une compréhension amplifiée d’une œuvre qui va du burlesque au dramatique, témoignage d’une existence qui connut la reconnaissance et l’aisance matérielle puis la misère, une misère marquée du sceau de l’infamie.

Pour ceux qui veulent en savoir plus et qui lisent le portugais, je conseille deux études : celle de Heitor Gomes Teixeira : « As Tábuas do Painel de um Auto : Antônio Serrão de Castro » et celle de Benair Alcaraz Fernandes Ribeiro : « Um Morgado de Misérias. O Auto de Um Poeta Marrano ». Il existe bien d’autres études mais je préfère ne conseiller que celles que j’ai lues.

Olivier Ypsilantis

 

9 thoughts on “Un poète marrane portugais, victime de l’Inquisition : Antônio Serrão de Castro.”

  1. Toutes les familles portugaises des classes supérieures, sans exception, ont du sang juif. Un exemple: la fameuse famille de banquiers Espirito Santo, nommée ainsi en souvenir du prêtre qui baptisant le juif conversos qui allait porter ce nom, a dit: “je te baptise au nom du père du fils et de l’esprit santo”. Le mélange des races est dû au marquis de Pombal, le grand premier-ministre absolutiste des Lumières au XVIIIe siècle. Comme il était excèdé par ces mesquineries que vous relatez, contre les nouveaux chrétiens, il convoqua un jour dans son cabinet tous les chefs de familles des grandes familles portugaises: nouveaux chrétiens et ancien chrétiens confondus, et leur tint à peu près ce langage: “Nous devons en finir avec tous ces préjugés. Je vous ordonne à tous de marier vos fils et vos fils, pour les anciens chrétiens dans une famille de nouveaux chrétiens, et réciproquement. Je vous donne une année. Dans une année je vous reconvoque tous et ceux qui n’auront pas obéi, je leur confisque leurs biens”. L’anecdote est un peu simplifiée, mais en gros c’est bien ainsi que les choses se sont passées. Il y a eu un fusion entre les deux groupes, jusqu’ici séparés par les lois de pureté du sang, contrairement à l’Espagne où aujourd’hui encore des deux groupes continuent à se regarder en chiens de faïence. Et cette fusion a eu lieu de manière autoritaire.

    1. Au 18 ème siècle, quelques gentilshommes éclairés dont le Marquis de Pombal s’opposent aux lois discriminatoires concernant les nouveaux chrétiens. Mais je n’ai pas trouvé trace dans ses mémoires d’une quelconque obligation de mariage entre personnes des deux groupes. Avez-vous une référence ?
      Ceci dit, l’Inquisition ne fut abolie qu’au début du 19 ème siècle et les listes infamantes qui désignaient les familles de nouveaux-chrétiens continuèrent d’être consultées pour l’obtention d’une charge ou d’une distinction ou en vue d’un mariage, dans toute la péninsule ibérique ainsi qu’en Provence, jusqu’au 20 ème siècle (C’est ce qu’expliquait en tout cas le poète Fréderic Mistral connu pour son antisémitisme).

      1. Hannah,
        Pour répondre à votre question. « Perplexe » n’a pas tort bien que, dans l’état actuel de mes connaissances, ce qu’il rapporte me semble quelque peu romancé. Le Marquis de Pombal, despote éclairé, très éclairé même, voulait en finir avec l’Inquisition et cette distinction qu’il jugeait néfaste entre Cristãos novos et Cristãos velhos afin d’engager le pays dans un système libéral, plus efficace économiquement, considérant que toutes ces tracasseries ecclésiastiques épuisaient le pays. Voir notamment ses terribles démêlés avec les Jésuites. Dans sa stratégie, il voulut briser l’arrogance de la haute noblesse, enfermée dans ses préjugés et ses privilèges, en l’incitant plus ou moins autoritairement à contracter des alliances avec les couches subalternes de la noblesse (la noblesse étant très stratifiée, comme le clergé), mais aussi avec les Cristãos novos, soit les « plus ou moins Juifs ». Le lien ci-joint (en portugais) est très complet et ce mécanisme est fort bien expliqué au paragraphe (plutôt) vers le début) qui commence par : « Tento até aqui mostrado como o marquês de Pombal buscou, etc. ».
        http://arlindo-correia.com/200908.html

  2. Quelle terrible histoire !
    Toujours la même question lancinante : pourquoi l’Eglise, les Papes ont laissé faire un tel massacre ? Même si j’en connais la réponse, une autre s’impose à moi : “Comment ces hommes, ces théologiens pouvaient au soir de leurs vies ne pas avoir peur d’avoir fait tuer tant de juifs ? Tant d’innocents ?
    L’Eglise s’est bâtie sur le sang des juifs et des pauvres païens qu’il fallait convertir à tout prix.
    C’est odieux.

  3. Je n’ai pas de réponse à cette immense question, ou, plutôt, ma réponse serait trop longue. J’ai découvert l’existence de ce poète inconnu en France dans une bibliothèque de Lisbonne. Tandis que je traduisais et adaptais ces documents (heureux d’œuvrer à ma manière à la mémoire de cet homme), j’ai eu l’envie de pleurer au sens propre du mot et suis sorti faire un tour pour me calmer les nerfs. Et rien à voir avec de la sensiblerie.

    Un certain intervenant met en avant l’UNIVERSALITÉ du christianisme. Why not ? Je lui répondrai que le judaïsme n’est pas moins universel, qu’il l’est probablement plus encore (pas de dogme dans le judaïsme) et qu’il ne cherche pas à convertir. Le judaïsme invite plutôt à penser, le christianisme à croire. Mais, une fois encore, je ne suis pas préposé à un hit parade et à la distribution de médailles.

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