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En lisant « Rien où poser sa tête » de Françoise Frenkel – 2/3

 

De passage à Avignon puis à Vichy où elle voit les Allemands pour la première fois, les Allemands qui achètent tout ce qu’ils peuvent. Retour à Avignon (août-novembre 1940), soit le chapitre V qui s’ouvre sur ces mots : « A quel point peut changer l’atmosphère d’une ville en quelques semaines ! » Entretemps, des denrées sont devenues introuvables. On fait la queue devant les commerces. L’administration n’est toutefois pas encore trop tatillonne ; à dire vrai, elle semble quelque peu désemparée.

Décembre 1940, Françoise Frenkel est à Nice. Il y a encore des fruits sur le marché : oranges, citrons et mandarines qui ne vont pas tarder à être réquisitionnés. Elle loge dans un petit hôtel, en bord de mer, dans le quartier Sainte-Hélène, une occasion pour s’essayer à des portraits de pensionnaires, avec bribes de conversations qui permettent de restituer l’ambiance d’une époque, de respirer l’air d’un temps. Car Françoise Frenkel est une formidable portraitiste : en quelques lignes, elle plante un décors et un caractère.

 

 

Je me répète probablement, mais j’ai regretté d’avoir lu ce livre en deux-trois heures, d’une traite – mais à dire vrai on ne peut le lire autrement. Et j’aurais aimé que Françoise Frenkel eût écrit d’autres livres. A ce propos, est-il possible qu’une femme aussi douée pour l’écriture n’ait écrit que ce livre, n’ait pas écrit durant ces trente ans de « vie cachée », 1945-1975. Je me dis parfois qu’on finira par découvrir des manuscrits d’elle.

La redécouverte de ce livre est déjà un sujet de roman, un livre publié à petit tirage (chez J.-H. Jeheber S.A.), en 1945, oublié et redécouvert à l’occasion d’un déballage des compagnons d’Emmaüs, à Nice, en 2010, et réédité en 2015. J’ai appris l’existence de cette femme fortuitement, par un article publié dans le numéro du 7 février 2017 du quotidien espagnol « El País ». Je peine à croire que dans l’inventaire après décès on n’ait trouvé aucun manuscrit écrit de sa main.

Mais j’en reviens au livre. Nous sommes à Nice où elle prend note de l’antisémitisme de certains Français, rabroués par d’autres Français qui se montrent tantôt outragés tantôt sardoniques, des réactions qui lui font dire : « Une bouffée d’air de France venait de passer. »

De la pension de Monsieur Thérive, elle passe à l’hôtel La Roseraie où elle loue une chambre. Elle y séjournera de début février 1941 au 27 août 1942. « L’hôtel La Roseraie aurait dû s’appeler l’Arche de Noé. Il logeait des rescapés de nationalités et de classes sociales les plus diverses ». Comme d’autres pages, ces pages pourraient inspirer un film, un court métrage. Parmi les pensionnaires de l’Arche de Noé, « deux étudiants déracinés, en mal de protection maternelle » (deux portraits brossés en quelques lignes mais qui rendent les modèles palpables), une Viennoise de la haute société, Elsa von Radendorf, qui deviendra une amie. Au quatrième étage, des émigrés polonais, des aristocrates et des membres de l’intelligentsia, une « oasis slave, étage de la rêverie, de la courtoisie ». Au troisième étage, les Juifs, professions libérales. L’un d’eux, Samuel Mendelsohn, se pend dans sa chambre, malgré la sollicitude des pensionnaires de l’hôtel, après l’arrestation de son fils envoyé à Drancy. Au second étage, un prince hindou qui, contrairement aux autres, ne se préoccupe pas de l’avenir et rend grâce à la beauté de ce qui l’entoure et ne cesse de se mettre au service de tous et avec désintéressement. Et comment ne pas évoquer cet aumônier « qui arriva à bicyclette avec la prestance d’un cavalier » et qui prit soin d’elle en Bon Samaritain après qu’elle eût fait une chute dans l’escalier.

Ce livre riche en portraits de rencontres contient de précieuses indications pour l’historien, par exemple sur la hausse des prix (vertigineuse), avec explication de ce mécanisme, de l’émergence du marché noir puis du troc qui prit des proportions extraordinaires : 80% des échanges selon une brochure clandestine sur le ravitaillement en France, ainsi qu’elle le rapporte.

 

L’Hôtel « La Roseraie », à Nice.

 

Mars 1942, le nœud coulant se resserre : Vichy décrète le recensement général. Les Juifs doivent stipuler leur origine. Françoise Frenkel fait « une déclaration conforme à la vérité », comme la majorité des Juifs. Le 26 août 1942, elle assiste à une rafle et elle est tentée de crier « Emmenez-moi, je suis des leurs ! » Son mari a été arrêté peu de temps auparavant et déporté vers Auschwitz ; le sait-elle ? Ce jour-là, elle entre en contact avec les Marius, propriétaires d’un salon de coiffure. Elle avait rencontré Madame Marius, une Corse, dans des files d’attente. Ce couple qui apparaît à la page 123 de l’édition que j’ai devant moi ne cessera de l’aider jusqu’à son passage réussi en Suisse. Sont-ils Justes parmi les Nations ? Ils le mériteraient.

Tout en travaillant cet article, je fais une recherche Internet, une pause, et je trouve le document suivant (publié dans Nice-Matin, n° 2015 du vendredi 6 novembre 2015) où il est question des Marius avec, en bas de page, une indication qui va dans le sens de ce que j’ai supposé, à savoir que Françoise Frenkel doit avoir écrit plus que ce livre. Je lis : « Et l’histoire ne fait peut-être que commencer : il n’est peut-être pas exclu que Françoise Frenkel ait publié une suite sous le titre « Pour avoir survécu ». C’est en tout cas ce qu’elle laisse entendre dans l’une des quatre lettres que Frédéric Maria a récemment retrouvées ». Je pensais à des manuscrits et il est question d’un livre publié ! Je ne comprends pas. Ce livre (s’il existe) devrait avoir été retrouvé. Or, il n’en est rien me semble-t-il :

http://www.pressreader.com/france/nice-matin-cannes/20151106/282269549275185

La chasse au Juif s’intensifie dans les Alpes-Maritimes. Françoise Frenkel se terre dans la chambre à coucher attenante au salon de coiffure des Marius, leur chambre. Elle séjourne dans les hauteurs de Villefranche-sur-Mer, chez une châtelaine, puis dans une cabane dans la forêt, à peu de distance. Complications. Retour à Nice, chez les Marius qui la recommandent à une certaine Mademoiselle Marion. Complications encore. Les Marius la recommandent à une certaine Madame Lucienne, ce qui donne encore un portrait haut en couleurs. Françoise Frenkel serait bien restée chez elle si la concierge de l’immeuble n’avait commencé à suspecter la présence d’un(e) étrangère(e). Retour chez les Marius, « mes bienfaiteurs attitrés. »

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

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