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En relisant « La deshumanización del arte » de José Ortega y Gasset – 1/2

 

Le livre le plus connu de José Ortega y Gasset, « La rebelión de las masas » (publié en 1929), reste un livre actuel, il est même de plus en plus actuel. Certains des axes de réflexion – des observations – qu’il contient et développe peuvent encore aider ceux qui cherchent à s’y retrouver. « La deshumanización del arte » est probablement moins connu bien que…

 

L’édition dans laquelle j’ai étudié cet écrit.

 

Ce livre rend compte de la transformation de l’art mais aussi de la philosophie au cours de deux générations, l’une née vers 1860, l’autre vers 1880, avec volonté marquée de délinéer un nouveau monde formel – un nouvel espace – et quelque soit la forme d’expression. Parmi les représentants de ces deux générations citons respectivement, pour la peinture : Van Gogh et Gauguin / Picasso ; pour la musique : Debussy / Stravinsky ; pour la philosophie : Husserl, Bergson / Ortega y Gasset, Heidegger, Wittgenstein. Tous promeuvent un rejet du positivisme dominant dans la seconde moitié du XIXe siècle.

L’impressionnisme peut être considéré comme l’ultime manifestation de ce monde positiviste, y compris dans son avatar, le pointillisme, qui y intègre l’optique scientifique. La guerre de 14-18 va activer ce processus, ce que José Ortega y Gasset ne mentionne pas dans son livre. Franz Marc (tué à Verdun le 4 mars 1916) a laissé un carnet de trente-six dessins faits en première ligne, des dessins éclatés comme ceux de Fernand Léger. Franz Marc, ainsi que nombre d’artistes allemands de sa génération, inclinait aussi vers la philosophie (la théorie). A ce propos, ses notations prises au cours de cette période sont particulièrement intéressantes pour ceux qui veulent étudier les avant-gardes artistiques dans leur aspect théorique. Franz Marc notait donc que cette guerre totale avait fait exploser le monde des apparences et qu’il fallait l’optimisme d’un entêté pour s’en tenir au monde d’avant.

José Ortega y Gasset écrivit ce livre en 1925. Le chambardement, et dans tous les domaines de la création, n’était donc pas un phénomène nouveau. Il aborda pourtant la question qu’il se proposait d’étudier avec inquiétude. Les artistes qui en étaient les auteurs appartenaient à sa génération. Pour ce faire, il manquait donc de recul ; mais il savait qu’étudier une question dans sa jeunesse voire dans son enfance était certes ardu mais pouvait être fécond. Mais surtout, il ne disposait pas d’une méthodologie définie pour aborder la question. Il regrettait la mort de Jean-Marie Guyau (1854-1888) dont il aurait espéré des éclaircissements quant à l’évolution artistique (histoire de l’art) envisagée d’un point de vue sociologique.

Eduard Meyer et Jacob Burckhardt avaient étudié les œuvres d’art à partir de leurs effets (ce qu’éprouve celui qui les reçoit), mais José Ortega y Gasset envisage la relation avec l’œuvre d’art d’un point de vue strictement sociologique, et il n’est pas totalement démuni avec son écrit de 1921 sur Debussy (voir « Musicalia »). Il constate que les œuvres d’avant-garde sont mal accueillies par le grand public qui, confronté à elles, crie au scandale lorsqu’il n’est pas indifférent. Stravinsky a poursuivi les recherches de Debussy et on sait qu’à l’occasion du « Sacre du Printemps », au Théâtre des Champs-Élysées, le 27 mars 1913, le scandale fut grand. Mais pourquoi une telle incompréhension ? José Ortega y Gasset (se) pose la question. Les œuvres d’avant-garde sont rendues plus difficiles d’accès non par leur degré de complexité mais par leur caractère insolite. Car, enfin, la musique de Debussy est-elle plus complexe que celle de Beethoven, par exemple ? Poser la question revient à y répondre.

 

 

Pour la bourgeoisie de la deuxième moitié du XIXe siècle, le positivisme et son équivalent en art, le réalisme, étaient un catéchisme, un ensemble d’habitudes dans lequel elle baignait et prospérait. Pour illustrer sa démonstration, José Ortega y Gasset choisit la « Symphonie N°7 » de Beethoven et, en contrepoint, « L’après-midi d’un Faune » de Debussy. Pour ce penseur espagnol, la musique romantique (et l’art romantique en général) flatte le sens commun, à l’inverse de la musique de Debussy et celle de ses disciples qui, fuyant le sentimentalisme, s’emploient à la purifier, « eliminando de su interior cuanto no sea puramente estético ». Ainsi repoussent-ils les « sentimientos primarios » qui produisent une beauté sans substance : du kitsch. José Ortega y Gasset distingue deux publics : le grand public, porteur des « sentimientos primarios », et un public réduit, très réduit, porteur des « sentimientos secundarios ».

Le grand public représente l’art d’hier tandis que le public réduit, très réduit, représente l’art d’aujourd’hui. Et José Ortega y Gasset enfonce le clou : l’art qui se préoccupe avant tout des réactions (feuilleton, pornographie, effets spéciaux) est inférieur à l’art qui exige recherche et contemplation. La beauté exige et ne peut se contenter de « las cosquillas y el alcohol » (des chatouilles et de l’alcool).

Lorsqu’il écrit « Musicalia », en 1921, José Ortega y Gasset déclare que l’art contemporain est impopulaire. En 1925, avec « La deshumanización del arte », il maintient ce jugement mais s’efforce de l’expliquer. « Los sentimientos secundarios » divisent tout simplement le public entre ceux qui aiment et ceux qui n’aiment pas. « Los sentimientos primarios » quant à eux divisent le public entre ceux qui comprennent (une minorité) et ceux qui ne comprennent pas et qui de ce fait s’énervent et à l’occasion se scandalisent. Cette dichotomie ne correspond pas à l’antérieure ; et c’est un point central pour comprendre l’approche de José Ortega y Gasset, une approche qui opère par l’extérieur, par la sociologie. José Ortega y Gasset affirme que depuis la Révolution française le peuple prétend être toute la société ; et que depuis ce temps les artistes s’efforcent d’accompagner cette volonté et de la flatter, d’où le réalisme et le romantisme, soit jouir des choses sans se laisser affecter par elles, d’où la multiplication des effets, d’où l’accent mis sur la virtuosité.

 

 

 

José Ortega y Gasset observe que l’avant-garde ne cherche pas à être intelligible pour tous, contrairement à l’artiste du XIXe siècle qui cherchait à séduire le plus grand nombre à défaut de tous, une séduction qui passait nécessairement par une imitation de la réalité, imitation qui supposait du métier, avec ses effets et ses trucs auxquels le spectateur se laissait prendre non sans complaisance.

José Ortega y Gasset admet les limites de l’art pour l’art, néanmoins il constate que l’art d’avant-garde tend vers une purification, soit un allègement graduel des ingrédients humains qui conditionnent la production du XIXe siècle, ingrédients romantiques et naturalistes. Cette nouvelle tendance qui ne se soucie pas de plaire (ou de déplaire) réduit inéluctablement et considérablement son public. En ce début XXe siècle, l’art s’est lassé de l’hyper-addiction aux émotions et au descriptif réaliste qui avait marqué l’art du siècle précédent. Le positivisme en philosophie et l’impressionnisme en peinture (et en musique) finissent par être jugés superficiels, une enveloppe (un épiderme) qui faut perforer afin d’étudier les choses de l’intérieur. Van Gogh et sa génération commencent par refuser cette superficialité qui conduit à la vulgarité, tant esthétique que morale. Convertir le coup d’œil en instance suprême n’est pas la mission de l’art – à moins qu’il ne se veuille somptuaire.

Dans « La deshumanización del arte », José Ortega y Gasset se présente comme observateur impartial, son regard se veut scientifique. La deshumanización del arte, titre étrange, inquiétant, et qui peut prêter à confusion ; avant de le lire, je me demandais ce que pouvait cacher ce mot : deshumanización. J’ai enfin compris qu’il désignait tout d’abord une volonté affirmée de stylisation, d’épuration, une volonté qui n’est en rien refus du monde, mais refus de l’imitation du monde. C’est l’implosion et l’explosion des formes avec le Cubisme et Die Brücke, avec le Futurisme et Der Blaue Reiter, etc. Rien à voir avec un mépris du monde, bien au contraire : il s’agit de l’appréhender avec une conviction nouvelle, de percer les apparences, de passer sous l’enveloppe des choses. Ces artistes occupés à « déshumaniser » l’art reconnaissent les mérites de l’impressionnisme. Ils savent (même s’ils ne le disent pas toujours explicitement) qu’il a ouvert des voies, mais ils veulent se porter au-delà du monde scintillant des apparences et des émotions. La deshumanización del arte est saut hors d’un monde dominé par les sensations pour un monde d’abstractions, un monde qui ne procède pas du monde des Idées (voir Platon) mais plutôt de ce fond occulte et indéterminé qu’Anaximandre nomme apeiron (ἄπειρον).

 

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

1 thought on “En relisant « La deshumanización del arte » de José Ortega y Gasset – 1/2”

  1. Cher Olivier,
    Merci pour ton article qui me donne envie de découvrir ce livre que je ne connaissais pas, je ne pourrai pas le lire comme toi dans l’original mais il a été traduit en français (Allia 2014). J’ai beaucoup apprécié les Ecrits sur l’amour d’Ortega Y Gasset et je ne suis pas surpris que tu sembles aimer comme moi cet auteur parfois oublié mais toujours actuel…
    Kol touv

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