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En lisant « Journal de guerre. 1940-1941 » de Valentin Feldman – 1/2

 

« On ne pense pas l’événement historique comme on pense l’événement existentiel, parce que l’existentiel est là, tandis que l’historique va venir. Aussi ne se sent-on jamais témoin que si l’on est acteur » écrit Valentin Feldman dans son journal le 6 juin 1941.

 

 

J’ai rencontré pour la première fois le nom Valentin Feldman dans « Souvenirs désordonnés » du libraire et éditeur José Corti qui fut son ami. Bien des années plus tard, et il y a peu, j’ai retrouvé ce nom en consultant un prospectus à l’Office du Tourisme de Toucy (ville natale de Pierre Larousse), dans l’Yonne, où je m’étais rendu au mariage d’un neveu. Toucy et Valentin Feldman ? Le 15 juin 1940, Valentin Feldman échappe de justesse à la mort dans le bombardement aérien de ce village, bombardement qui fait des dizaines de morts, Toucycois et, surtout, des réfugiés qui se replient vers la Loire. Un ciel parfaitement bleu facilite ce bombardement, bref mais très meurtrier. Valentin Feldman (qui est alors soldat à la 107e Compagnie du Train hippomobile et qui bat en retraite avec son unité) passe la journée à lutter contre les incendies, à secourir les blessés et à extraire les cadavres des décombres, un dévouement qui lui vaudra l’attribution de la Croix de Guerre. Le compte-rendu de cette journée est rapporté dans son journal de guerre, aux pages 174 à 176 des Éditions Farrago (Tours, 2006), une excellente maison qui a malheureusement mis la clé sous la porte l’année de la publication du journal de Valentin Feldman.

 

Valentin Feldman (né à Saint-Pétersbourg le 23 juin 1909, fusillé au Mont Valérien le 27 juillet 1942)

 

Le journal de Valentin Feldman est constitué de trois cahiers et d’un carnet. Premier cahier, 2 janvier / 14 mai 1940 ; carnet, 15 mai / 14 juillet 1940 ; deuxième cahier, 6 août 1940 / 6 avril 1941 ; troisième cahier, 7 avril / 6 décembre 1941.

On connaît Valentin Feldman pour cette parole qu’il lança au peloton d’exécution : « Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ! » Pour le reste… Ainsi que le signale Pierre-Frédéric Charpentier, dans son avant-propos au « Journal de guerre. 1940-1941 », il n’y a pas de trace de Valentin Feldman dans les plus de mille deux cents pages du « Dictionnaire des intellectuels français » de Jacques Julliard et Michel Winock, dans les huit cents pages de la somme de Gisèle Sapiro consacrée à « La Guerre des écrivains. 1940-1953 », ni même dans les soixante-huit entrées de l’ouvrage d’Antoine Porcu dédié aux résistants communistes, « Héroïques. Ils étaient communistes ». Il est vrai que quelques études ont rappelé son existence, comme « Vichy, l’Université et les Juifs » de Claude Singer et « Victor Basch. De l’affaire Dreyfus au crime de la Milice » de Françoise Basch, la première à publier des fragments inédits de ce journal de guerre.

Bref, avant publication de son journal par cette maison d’édition tourangelle, Valentin Feldman était un presque-oublié. Ce Résistant fusillé à trente-trois ans a aussi été un intellectuel ; il a publié dans les meilleures revues spécialisées de l’époque, parmi lesquelles la « Revue de Synthèse historique » à laquelle il a contribué régulièrement de 1930 à 1938. Il a également publié un livre à la Librairie Félix Alcan, en 1936, « L’Esthétique française contemporaine » (voir image ci-dessus), un éditeur qui publiait les meilleurs d’alors à commencer par Henri Bergson et Émile Durkheim. Simone de Beauvoir qui a rencontré Valentin Feldman, et qui a tenu ce qui s’apparente bien à un journal (il s’ouvre sur « Mémoires d’une jeune fille rangée »), le cite en passant, négligemment, en écrivant Feldmann au lieu de Feldman, une faute qui se retrouve à Dieppe (il y enseigna au début de la guerre) où Valentin Feldmann (sic) a sa rue et son école. Dans son court-métrage, « Le Dernier mot » (1988), Jean-Luc Godard fait mourir Valentin Feldman en 1944 et lui attribue un fils (Il est mort en 1942 et a laissé une fille unique dont il sera question plus loin). Certes, les intellectuels du P.C.F ou sympathisants se lancèrent dans une hagiographie dès la Libération mais en ne tenant compte que du Résistant communiste, de sa mort et de sa dernière parole, adressée aux soldats allemands du peloton d’exécution.

Je ne vais pas me perdre en détails biographiques (généralement accessibles en ligne). Simplement. Valentin Feldman est le fils unique d’une famille de la bourgeoisie aisée de Saint-Pétersbourg. Le père disparaît en mer en 1916 et la révolution d’Octobre éclate l’année suivante. La mère, Esther, s’en retourne à Odessa dont elle est originaire et multiplie les leçons de piano pour ne pas sombrer dans la misère qui l’entoure. En juin 1922, la mère et son fils partent pour la France qu’ils atteignent après un tortueux périple. Marseille puis Paris. Dénuement extrême auquel la mère s’efforce de pallier en donnant une fois encore des leçons de piano, tandis que Valentin s’entraîne à maîtriser la langue française en lisant les classiques, de Corneille à Baudelaire. L’aide matérielle d’un oncle de Valentin est déterminante. Inscrit au Lycée Henri IV, il travaille comme un forcené. Pour cause de mauvaise connaissance du français, il est parmi les derniers de la classe mais trois ans plus tard, en 1927, il est bachelier et reçoit le premier prix de philosophie au concours général. 1931, il obtient sa licence et son diplôme supérieur de philosophie. Une bourse de cinq mille francs accordée par l’Académie des Sciences morales et politiques lui permet une certaine tranquillité.

 

« L’Esthétique française contemporaine » de Valentin Feldman, Librairie Félix Alcan, 1936.

 

Les années 1930 sont celles de sa maturation intellectuelle et politique. Il traduit des ouvrages du russe au français, notamment le « Diderot et son temps » de I. K. Luppol, avec la collaboration de sa femme. Puis il publie « L’Esthétique française contemporaine » en 1936, avant d’adhérer au Parti communiste. Il est plusieurs fois recalé à l’agrégation de philosophie car s’il est souvent premier à l’écrit, il est recalé à l’oral avec un zéro éliminatoire en grec. Il va finir par l’obtenir au cours de l’été 1939 après que Victor Basch l’ait tancé, Victor Basch dont l’influence sera déterminante sur Valentin Feldman et qui tiendra envers lui le rôle de père, d’une certaine manière. Valentin Feldman surnommait affectueusement Victor Basch, « le Vieux ». Quarante-six ans séparaient les deux hommes.

Le pacte germano-soviétique le dévaste, et le mot n’est pas trop fort. Il faut lire ce que José Corti rapporte à ce sujet. Valentin Feldman est déclaré inapte à servir sous les drapeaux car souffrant de problèmes cardiaques. Il passe outre et s’engage comme volontaire. A la mi-octobre 1939, il est affecté à la 107e Compagnie du Train hippomobile. Il vit la Drôle de Guerre dont son journal rend compte avec une grande précision, un journal qu’il commence le 3 janvier 1940, à Rethel, dans les Ardennes. Il est astreint à des tâches administratives sans intérêt. Il lit autant que son emploi du temps le lui permet, il lit avec une attention particulière les « Mémoires » du Cardinal de Retz. Il tient son journal. Malgré un terrible sentiment de « gaspillage » (un mot qui ne cesse de revenir dans ces pages), il ne perd jamais de vue les enjeux de cette guerre et il pose le dilemme implacablement : « Tout est là : ou bien on accepte ou bien on refuse ; l’hitlérisme est un des phénomènes contre lesquels il faut prendre parti, sans nuances ». A Rethel, baptême du feu, le 11 mai 1940. Son unité se replie. A Toucy, dans l’Yonne, le 15 juin, il manque de se faire tuer dans un bombardement. En juillet, soldat vaincu et désœuvré, il stationne à Saint-Genest-sur-Roselle, au sud de Limoges.

Rendu à la vie civile, il enseigne la philosophie à Dieppe. Il entre dans la Résistance en commençant par assurer la liaison entre plusieurs réseaux. Statut des Juifs, d’octobre 1940. Il n’est toutefois pas encore révoqué de l’enseignement car il manque à l’administration des documents relatifs à son ascendance familiale. Il engage une procédure de divorce afin de protéger sa femme et sa fille. Il continue à tenir son journal mais avec des périodes au cours desquelles il n’écrit presque rien. Ainsi le journal tenu sous l’Occupation est-il plus réduit que celui tenu au cours de la Drôle de Guerre, dans son cas trois fois plus longue. Juin 1941, second statut des Juifs. Valentin Feldman est officiellement révoqué de son poste d’enseignant en août.

L’attaque contre l’U.R.S.S. le pousse à intégrer le Front national de la Résistance et il se voit chargé de la direction régionale du mouvement. Il participe au lancement du journal clandestin « L’Avenir normand » qui fustige les notables vichystes de Dieppe, il donne des textes à « La Vérité » et rédige des tracts. Rien de son action clandestine (réunions, rédaction et distribution de tracts, etc.) n’est rapporté dans les pages de son journal pour des raisons évidentes de sécurité. L’action prime toujours plus sur l’écriture ; et au cours de l’hiver 1941, il disparaît dans la clandestinité. Vers la mi-janvier, il brise la vitrine d’un photographe de Rouen qui expose des portraits de soldats allemands et laisse en évidence une protestation écrite : « Quand nos prisonniers souffrent en Allemagne, il est scandaleux de voir la gueule de leurs geôliers à l’honneur des vitrines françaises ». C’est sa dernière action connue d’homme libre. Il est arrêté le 5 février 1942 à la place d’un autre. On l’accuse d’avoir fait le guet dans la nuit du 2 au 3 février, lors d’un attentat contre la centrale électrique de Deville, près de Rouen. Cette nuit, il travaillait à l’impression de tracts et de journaux mais son alibi pouvant compromettre ses camarades, il préfère se taire. Valentin Feldman est mis au secret six mois durant, à la prison de Bonne-Nouvelle, à Rouen, avant d’être transféré à Fresnes, en juillet. Sa femme et ses amis multiplient les démarches auprès des autorités françaises et allemandes. Le 18 juillet, après un simulacre de procès, il refuse de signer un recours en grâce. Dans l’une de ses dernières lettres, on peut lire : «  Tout est calme en moi ; tout est rigoureux, mathématique autour de moi depuis cent soixante-dix jours ». Il y a bien une pureté et une transparence chez Valentin Feldman, une pureté et une transparence qui sont celles des mathématiques et de l’authentique esprit philosophique, cet esprit qui transparaît à chaque page de son journal avec ces interrogations et analyses complexes sur la notion de temps, interrogations centrales et récurrentes chez ce jeune philosophe.

Parmi les relations de Valentin Feldman, outre Victor Brasch, je me contenterai de citer Maurice Schumann (qui lui rendra hommage le 22 octobre 1997, au Sénat, lors d’une discussion suite à la proposition émise par le président du groupe socialiste, Robert Badinter, d’ériger un mémorial au Mont Valérien en hommage aux Résistants fusillés sous l’Occupation) et Jacques Soustelle, co-fondateur du Musée de l’Homme (alors proche du Parti communiste), sans oublier le philosophe Étienne Souriau dont il fut le disciple.

Il est question de Valentin Feldman dans le livre de mémoires de Marcel Schneider : « L’Éternité fragile : Innocence et vérité ». Plus rare, il y est également question de sa femme, Marie-Anne (Yanne) Comiti (1911-1979), rencontrée au cours de ses années d’études à la Sorbonne, une agrégée de philosophie et enseignante comme son époux. Dans ce livre, Marcel Schneider rapporte que Yanne découvre que son mari est juif suite à son expulsion de l’enseignement, plus précisément du collège de Dieppe. Mais écoutons-la : « Le nom de Feldman ne m’avait pas mis la puce à l’oreille. Quand on n’est pas sensibilisé à un état de fait, rien ne vous alerte. Oui, moi, Corse et catholique, j’ai épousé un juif russe. Quelle aventure ! Ma fille, selon les nouvelles lois raciales, risque d’avoir des ennuis. Je l’ai expédiée dans l’île. Avant qu’on aille la chercher là-bas et qu’on l’arrache aux Comiti, les poules auront des dents ». Valentin et Yanne s’étaient mariés le 19 août 1933. Leur fille Léone naîtra l’année suivante, le 14 mai. Léone Teyssandier-Feldman est auteur d’une thèse de doctorat : « Le déguisement dans le théâtre de la Renaissance anglaise, de Lyly à Shakespeare (1585-1610) ».

 

La clairière des Fusillés du Mont-Valérien où Valentin Feldman fut exécuté le 27 juillet 1942.

http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/le-mont-valerien-haut-lieu-de-la-memoire-nationale-0

 

Ci-joint, le lien Bibliothèque nationale de France (data.bnf.fr) concernant Valentin Feldman :

http://data.bnf.fr/12890137/valentin_feldman/

La mère de Valentin Feldman, Esther, a consacré trois brochures poético-biographiques à la mémoire de son fils : « Mon fils, Valentin Feldman, 1909-1942 », « Tu es immortel… » et « Dialogue devant ta tombe ».

 

_________________________

 

Dans le prochain article, je me contenterai de rapporter des passages de ce journal, passages qui me semblent particulièrement révélateurs et beaux, tout simplement ; car Valentin Feldman est un grand écrivain, un écrivain au jugement coupant et aigu, doué d’un sens très fin de l’anecdote, véritable peintre aussi, capable de rendre une atmosphère avec une parfaite économie de moyens, et de faire un portrait pertinent en quelques mots.

Ce document de quelque trois cents pages m’évoque un autre journal, tenu par un très grand écrivain bien oublié, Léon Werth, un écrivain pas assez connu malgré le magnifique travail de l’éditrice Viviane Hamy. Le volumineux journal de Léon Werth, « Déposition : Journal 1940-1944 », est un document lui aussi essentiel sur ces années. Léon Werth observe de son repaire, un village du Jura. Peu d’écrits attaquent aussi férocement le régime de Vichy que l’auteur étudie essentiellement à partir de la presse et des émissions radiophoniques. J’ai beaucoup pensé à cet écrivain, Juif lui aussi, tout en lisant Valentin Feldman. J’ai noté un air de famille, tant par l’esprit que par le style.

J’ai évoqué « Déposition : Journal 1940-1944 » ; il me faudrait aussi évoquer « 33 jours » (court récit des tribulations de Léon Werth au cours de l’Exode), un chef-d’œuvre. Autre écrivain qui offre un air de famille tant avec Léon Werth qu’avec Valentin Feldman : Maxime Alexandre (je lui ai consacré un petit article sur ce blog). Ainsi ai-je pensé à « P. R. – Présumé Révolutionnaire » en lisant ces pages. Maxime Alexandre mais aussi Courteline que Valentin Feldman cite dès les premières pages de son journal, journal qui s’ouvre sur des considérations relatives à la vie aux armées au cours de la Drôle de Guerre, une vie d’ennui et de temps gaspillé, le tout encadré par les lourdeurs de l’administration militaire. Cette vie d’ennui et de tracasseries est également décrite par Léon Werth dans « Caserne 1900 ». Bref, en lisant Valentin Feldman, des souvenirs d’autres lectures me sont venus, malgré moi, avec leur ambiance particulière. Si vous ne les avez lus, lisez Valentin Feldman, Léon Werth et Maxime Alexandre !

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

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