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En lisant « Qui t’aime ainsi » (Chi ti ama così) d’Edith Bruck – 1/2

 

A Patricia Amardeil, qui se bat pour la mémoire de la Shoah depuis de nombreuses années et qui par ses traductions d’Edith Bruck (Edith Steinschreiber) offre au public francophone la possibilité de rencontrer une grande dame des lettres italiennes, une Juive hongroise rescapée d’Auschwitz.

A Georges Bensoussan, grand historien de courage penché sur l’étude de l’immense mémoire juive et qui m’a permis de rencontrer Patricia Amardeil.  

 

Je viens de recevoir au courrier le livre d’Edith Bruck, « Qui t’aime ainsi », son premier livre. Il a été publié en 1959. Je l’ouvre, il fleure encore l’encre d’imprimerie. Il est dédicacé par sa traductrice, Patricia Amardeil : Pour toi cher Olivier, ce deuxième livre d’Edith Bruck traduit en français parce que la Shoah n’en finit pas d’ébranler notre raison et de bouleverser notre cœur. Avec toute mon amitié, Patricia. J’avais rendu compte dans un article en deux parties sur ce blog du premier livre d’Edith Bruck traduit en français, traduction réalisée par Patricia Amardeil, « Signora Auschwitz » :

http://zakhor-online.com/?p=10239

http://zakhor-online.com/?p=10202

Ces deux livres d’Edith Bruck, traduits de l’italien au français par Patricia Amardeil, ont été publiés aux Éditions Kimé (2, impasse des Peintres, Paris IIe arrondissement), dans la collection Mémoires en jeu.

La couverture de « Qui t’aime ainsi » montre Edith Bruck jeune, d’une grande beauté avec ce visage plein, classique, harmonieux, sculptural. A ce propos, je me demande si sur cette photographie Edith Bruck ne pose pas pour un artiste, avec cette sculpture au premier plan. Je vais enquêter, j’aimerais en savoir plus.

 

Couverture du livre achevé d’imprimer en mars 2017. Et un lien vers les Éditions Kimé : http://www.editionskime.fr

 

Ce petit livre, une centaine de pages, s’ouvre sur une présentation de Philippe Mesnard, « A corps et âmes perdus », Philippe Mesnard qui dirige la collection Mémoires en jeu. Suivent les onze chapitres du texte d’Edith Bruck. Deux textes de Jean-François Forges, modestement intitulés « Notice historique » et « Notes de la notice historique », ferment l’ensemble. Philippe Mesnard est notamment l’éditeur de deux inédits de Primo Levi ainsi que des manuscrits des Sonderkommando d’Auschwitz. Jean-François Forges est aussi l’auteur d’un livre dont je conseille la lecture : « Éduquer contre Auschwitz – Histoire et mémoire ».

En quatrième de couverture, on peut lire : « Edith Bruck livre avec Qui t’aime ainsi un double témoignage inédit. Il s’agit d’abord d’un des rares récits, venant prendre place à côté de celui d’Être sans destin d’Imre Kertész, de la déportation et de l’internement des Juifs hongrois au printemps 1944. La destination étant Auschwitz et le but, l’extermination. Edith Bruck y survit. Mais ensuite, plus rare encore, la deuxième moitié du livre témoigne de l’errance des survivants et, plus particulièrement, de ces tout jeunes gens privés de repères affectifs et livrés à eux-mêmes. Car l’ouverture des camps n’apporte, pour eux comme pour nombre des rescapés, ni la restitution du monde d’avant et de leurs biens, ni la possibilité du bonheur de vivre ».

Dans sa présentation, Philippe Mesnard nous avertit : le corps, le corps vieilli, survivant d’Auschwitz, est déjà présent dans « Qui t’aime ainsi » comme il est présent dans « Signora Auschwitz », une présence récurrente et centrale.

« Qui t’aime ainsi » est la deuxième traduction au français d’un livre d’Edith Bruck, cette écrivain des lettres italiennes d’origine hongroise, rappelons-le, deux traductions menées par Patricia Amardeil qui termine une troisième traduction d’Edith Bruck dont j’espère rendre prochainement compte sur ce blog. « Qui t’aime ainsi » est dédié « A ma mère pour le pain qui avait le meilleur goût du monde ».

Le livre commence par nous entraîner dans le milieu familial. La maisonnette, une masure au toit de chaume qui laisse passer la pluie. Un père taciturne qui fait commerce de tout sans réussir à pourvoir aux besoins de la famille. Une mère, trente-neuf ans mais qui en paraît beaucoup plus. Le dénuement, les disputes et l’école où elle est heureuse de se rendre parce qu’elle l’éloigne de ces disputes. Dès les premières lignes, on est poussé (précipité même) dans ce livre. Pourquoi ? Parce que les détails (les précisions) nous attirent et nous cernent, définissant une ambiance. La puissance d’ambiance (atmosfera) de ces pages (il s’agit d’une traduction, ce qui incite le lecteur à remercier aussi la traductrice, Patricia Amardeil) est stupéfiante.

Ce document littéraire (Edith Bruck est une écrivain majeure de la littérature italienne) est aussi un document historique, ce que souligne Jean-François Forges dans sa « Notice historique » qui s’ouvre sur ces mots : « La lecture du livre d’Edith Bruck Qui t’aime ainsi permet d’aborder plusieurs thèmes historiques vus par les yeux d’une jeune juive hongroise ». Rappelons que les Juifs hongrois ont été relativement épargnés (par rapport aux Juifs polonais pour ne citer qu’eux) jusqu’en 1944, avant d’être massivement déportés, gazés, incinérés. 146 convois transportant 423 500 Juifs hongrois arrivèrent à Auschwitz entre le 16 mai et le 9 juillet 1944. Parmi eux Edith Bruck et des membres de sa famille, arrivés à Birkenau fin mai 1944.

Les capacités de la machine à exterminer mais aussi de la machine à effacer l’extermination (les fours crématoires) se révélèrent insuffisantes face à un tel afflux. Par ailleurs, l’entassement était effroyable. Voir cette partie du camp de Birkenau (secteur BIII) surnommée Mexiko, le Mexique étant alors considéré comme un pays particulièrement misérable. Le crématoire VI qui aurait considérablement augmenté les capacités de l’ensemble ne put être installé à temps. Il faut avoir étudié le Sonderaktion 1005 et le travail supervisé par Paul Blobel pour prendre la pleine mesure de cette volonté radicale d’exterminer mais aussi de cacher toute trace d’extermination, à savoir les victimes, les corps des victimes, des millions et des millions de corps.

Ce document rend également compte de la multiplication des signes de l’antisémitisme. Ainsi tient-on cette confirmation : le nazisme a bénéficié de multiples complicités, d’un terrain favorable, comme on le dit du cancer. Trop souvent, les nazis n’eurent qu’à apporter la touche finale, le reste ayant été accompli par un antisémitisme multiséculaire.

 

 

Dans la mentalité commune, le Juif est nécessairement riche, il roule sur l’or, au sens propre de l’expression… Je n’exagère rien. Ainsi, les paysans (des Chrétiens protestants) du village hongrois où est née et a grandi Edith Bruck, un village aux confins de l’Ukraine et de la Slovaquie, s’étonnent que sa famille soit pauvre : « Mais comment se fait-il qu’ils ne soient pas riches ? » Cette lente emprise de l’antisémitisme dans la vie quotidienne n’est pas moins effrayante que l’organisation de mort du monde concentrationnaire : elle l’annonce et le prépare. Ainsi, dans « The Exorcist » (le film de 1973 de William Friedkin d’après un scénario de William Peter Blatty), la partie la plus inquiétante est-elle bien celle qui rend compte de signes annonciateurs, annonciateurs d’on ne sait vraiment quoi, ce qui ajoute à l’inquiétude. Ce qui suit n’est pas inquiétant, l’effroi ayant eu raison de l’inquiétude. Souvenez-vous de ces bruits venus du grenier, dans cette maison confortable et ordonnée d’Américains middle class alors que la famille est réunie autour de la table. Quelques-uns de ces signes dans le livre d’Edith Bruck : lorsque les Juifs entrent se baigner dans le fleuve, des non-Juifs en sortent en les accusant d’avoir sali l’eau. Il est vrai que la famille d’Edith Bruck souffre moins de l’antisémitisme que d’autres familles car moins observante. Mais elle en arrive à ce qui suit : «  Les Juifs ne jouaient pas avec moi en disant que je n’étais pas assez juive (…) Il me restait quelques amis chrétiens qui, parfois, me défendaient ». A l’école l’antisémitisme se fait de plus en plus manifeste, dans le village aussi. « Bon nombre des personnes au milieu desquelles j’avais grandi ne me saluaient plus en feignant de ne pas me voir ». C’est l’un des signes de l’horreur à venir, de l’horreur toute proche. Edith Bruck est déjà dans l’enceinte d’Auschwitz-Birkenau.

Pâques 1944. L’angoisse ruisselle, les sueurs de l’angoisse. Et la nuit confirme son emprise. Le danger rôde juste derrière la cloison. Couvre-feu sépulcral. A l’aube, coups violents contre la porte. La gigantesque machine va les happer. Le père montre aux gendarmes ses décorations gagnées au cours de la Première Guerre mondiale. Mais ils rient, les jettent par terre et lui conseillent de sortir vite s’il ne veut pas être sorti à coups de pieds. Une fois les Juifs rassemblés, les gendarmes séparent femmes et hommes puis les font se déshabiller afin d’explorer tous leurs orifices : une fois encore, c’est ainsi dans bien des têtes : Juif = or. Edith Bruck, douze ans, a droit à cette fouille : « Ils fouillèrent de leurs doigts tous les orifices qu’un animal peut avoir. J’avais envie de rire, je n’éprouvais aucune honte devant eux ». Arrivée dans un ghetto organisé par les nazis. Déshabillage pour fouille, une fois encore. Après cinq semaines passées là, transfert dans une synagogue « très belle et grande comme un théâtre ». Nous sommes fin mai 1944. Wagons à bestiaux. A la frontière allemande, les Allemands demandent de l’or, les Juifs étant supposés en être bardés. Ils partent avec des alliances. Auschwitz. Sélection. Séparation. Le rituel de l’abattoir et pire. Mais lisez ce livre !

Les chapitres 4 et 5 rendent compte des transferts d’Auschwitz à Bergen-Belsen où elle est libérée. Ces transferts supposent une mortalité effrayante car il faut marcher et marcher encore, avec des rations de plus en plus réduites que complète à l’occasion du chapardage. Le gigantesque système concentrationnaire s’effondre avec les armées du Reich et la mortalité augmente. Il faut avoir étudié les derniers temps de Bergen-Belsen (un camp à l’histoire et à la composition assez particulières) pour prendre la mesure de ce que supposait l’entassement avec notamment la propagation des pires maladies dont le typhus.

Edith et sa sœur Eliz restent ensemble, ce qui contribue en grande partie à leur survie ; Edith ne le dit pas explicitement mais le lecteur le pressent. Et c’est en lisant ces chapitres 4 et 5 que l’expression l’énergie du désespoir prend tout son sens. Dans ce chaos, la mort se fait encore plus présente, par épuisement et maladie. Dans ce chaos, le lecteur découvre, ou achève de découvrir, Edith, une petite fille (elle a douze ans, rappelons-le) délurée et dotée d’une énergie vitale qui semble dépasser la moyenne. Pour survivre il faut « organiser », « organiser », l’un des mots les plus utilisés dans l’univers concentrationnaire, « organiser » pour survivre, tout simplement. La nourriture est devenue si rare que marcher demande un immense effort ; et ceux qui ne peuvent suivre sont systématiquement achevés.

Edith Bruck multiplie les anecdotes. L’histoire de l’univers concentrationnaire est d’abord faite d’anecdotes, l’anecdote étant particulièrement révélatrice dans cet univers où l’individu se voit soumis à des conditions extrêmes, inimaginables à l’extérieur des enceintes électrifiées.

Edith Bruck avance dans une colonne d’un millier de femmes gardées par seulement une vingtaine de soldats. Ce qu’elle écrit m’a grandement surpris : « Beaucoup de filles avaient un gilet ou une écharpe en laine : c’étaient les riches, et nous, en les regardant avec mépris, nous disions qu’elles ne se les étaient pas procurés de manière honnête. Peut-être avaient-elles volé le pain des autres ou qui sait encore… Beaucoup se mettaient du rouge à lèvres et, de temps à autre, s’enfonçaient dans le bois avec un Allemand pour en ressortir avec une écharpe neuve qu’elles échangeaient contre du pain. C’était une bonne fortune pour une Juive qu’un Allemand puisse la désirer. Pour moi, elles avaient raison, c’était une question de vie ou de mort, mais Eliz ne partageait pas mon point de vue. C’était un sujet de dispute entre nous ». Ce passage est révélateur de la psychologie d’Edith Bruck, d’un certain pragmatisme : « Pour moi, elles avaient raison, c’était une question de vie ou de mort ». Cette sincérité confirme la valeur de ce récit. Edith Bruck écoute sa vitalité qui la conduit et la protège et c’est aussi pourquoi ces pages sont parfaitement belles, belles malgré l’horreur qui les inonde. C’est un récit nu, un récit qui n’est pas conduit (recouvert, masqué) par une religion ou une idéologie, par une croyance.

Mais j’en reviens au passage ci-dessus. Il m’a surpris. L’idéologie avait écrasé les têtes et le Juif ou la Juive qui touchaient un Allemand ou une Allemande étaient qualifiés de Jüdischer Rassenschänder (souilleur de race). Un déporté juif m’a rapporté que l’un des hommes de son groupe avait été injurié et rudoyé par un soldat de l’escorte parce que son regard avait rencontré celui d’une « Aryenne » alors qu’ils traversaient un village. Ce même déporté m’a souvent rapporté que dans l’Allemagne vaincue et détruite les hommes manquaient et que nombre d’Allemandes les recherchaient. Ce rescapé d’Auschwitz s’était retrouvé à faire l’interprète entre Soviétiques et Britanniques, et il portait l’uniforme. L’uniforme ne déplaisait généralement pas aux Allemandes, il les rassurait à l’occasion : le soldat pouvait devenir un protecteur et améliorer son quotidien. Un jour, ce survivant me confia même avec le sourire : « Le Juif était le fruit défendu et, de ce fait, il était encore plus délicieux. »

(à suivre) 

Olivier Ypsilantis

 

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