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En relisant Ernst Jünger – 1/4

 

« Ma façon de participer à l’histoire contemporaine, telle que je l’observe en moi, est celle d’un homme qui se sait engagé malgré lui, moins dans une guerre mondiale que dans une guerre civile à l’échelle mondiale. Je suis par conséquent lié à des conflits tout autres que ceux qui opposent les États-Nations en lutte. Ceux-ci ne s’y règlent qu’en marge. » (Ernst Jünger, « Notes du Caucase » 10 novembre 1942)

 

Ernst Jünger : « L’infamie est célébrée comme une messe, parce qu’elle recèle en son tréfonds le mystère du pouvoir de la populace ». L’infamie c’est, par exemple, l’apparition des étoiles jaunes sur la poitrine des Juifs, à Paris. Il les salue militairement, autant qu’il le peut, des gestes de résistance ; et il confesse qu’en les voyant il a eu honte, pour la première fois de sa vie, de porter l’uniforme.

Dans « Graffiti », il écrit : « Ne me considérez pas comme un poteau indicateur, mais comme une carte de géographie. Ce qui complique ma tâche, et celle des autres. Mais cela nous mènera plus loin. Au reste, nous ne souffrons pas d’un manque, mais d’un excès de poteaux indicateurs. »

 

  Ernst Jünger (1895-1998)

 

J’ai beaucoup lu Ernst Jünger et, aujourd’hui, l’envie de feuilleter ses écrits me prend. J’espère y retrouver ces puissantes impressions qui furent miennes.

Mais qu’est-ce qui m’a séduit et me séduit encore chez cet écrivain, chez cet homme ? Tant de choses, mais probablement d’abord cette capacité à écouter et observer en maintenant une certaine distance, pour mieux écouter et observer… A ce propos, j’évoquerai l’Anarque, l’une des figures centrales de son univers.

Ernst Jünger a grandi à une époque où Oswald Spengler (1880-1936) fascinait. Pourtant, nous confie-t-il, son Kulturpessimismus, loin de l’accabler, lui et sa génération, leur donna de l’énergie car on ne pouvait alors s’offrir le luxe d’une décadence à l’heure où la technique s’imposait à un rythme en constante accélération. On était à la veille de la Grande Guerre au cours de laquelle allait se manifester la toute-puissance de la technique, une toute-puissance écrasante.

Ernst Jünger observe donc et prend des notes. Il est l’auteur d’un des journaux les plus imposants de son siècle. Son regard aussi attentif que détaché (attentif parce que détaché) rend compte de la nouvelle réalité de la technique et travaille sans jamais se laisser aller à penser : c’était mieux avant et ce sera pire demain. Ernst Jünger confie : « Dans le feu du crépuscule annoncé par Oswald Spengler, ce que moi je vis, ce fut l’apparition dans toute sa puissance de la figure du Travailleur ». La figure du Travailleur, j’y reviendrai, comme je reviendrai sur celle de l’Anarque.

Le Travailleur, la Technique, la Grande Guerre, la première guerre de machines, une confrontation qui ne se limite pas aux armées mais qui engage des puissances industrielles. (Cette remarque fort juste d’Ernst Jünger et d’autres oublie toutefois une autre guerre industrielle : la Guerre de Sécession (1861-1865). Le Nord est appuyé par une industrie déjà conséquente et un réseau de chemins de fer. La mitrailleuse est souvent utilisée ; la mitrailleuse, l’un des plus forts symboles de la mort… industrielle). A ce constat, Ernst Jünger va opposer l’activisme héroïque qui, dans son cas, ne se limite pas au militarisme étant donné qu’il conçoit déjà sa vie comme celle d’un lecteur plutôt que d’un soldat, soit l’héroïsme comme expérience littéraire. Et certaines lectures lui offrent des thèmes pour l’action. Ernst Jünger se présente donc comme lecteur plutôt que comme soldat, une tendance déjà marquée au cours de la Grande Guerre et qui ira en s’affirmant au cours des décennies suivantes. La figure de l’Anarque ne cessera de se préciser tout au long d’une vie plus que centenaire.

Dès le début du XXe siècle, avant la Grande Guerre, Ernst Jünger (qui est né en 1895) prend conscience de l’inéluctable désagrégation de la réalité littéraire sous l’effet de la transformation technologique du monde ; à ce propos, il cite Karl Marx, à savoir qu’il n’est plus possible de concevoir une « Iliade » après l’invention de la poudre à canon. Cette remarque peu connue de Karl Marx est pourtant l’une de celles qui ouvrent aux plus profondes réflexions, contrairement aux remarques sur la plus-value, autrement plus connues. C’est la technique qui mène la danse et l’ignorer revient à s’exclure de la danse. Il est vrai qu’aujourd’hui tout le monde l’admet, et par la force des choses. Mais rappelons qu’Ernst Jünger l’avait pleinement compris il y a un siècle.

Ce ne sont pas la rhétorique et l’idéologie guerrières qui poussent Ernst Jünger à l’héroïsme. Rappelons qu’il a été blessé un certain nombre de fois au cours de la Grande Guerre ; et je me permets cette imprécision car le nombre de ses blessures varie selon les dires entre sept et le double ! L’information la plus précise que j’ai pu trouver à ce sujet a été mise en ligne dans un article, fruit d’une scrupuleuse enquête. Il est intitulé « Les sept blessures d’Ernst Jünger lors de la Grande Guerre – Reflet du service de santé de l’armée impériale » et signé Alain Segal et Jean-Jacques Ferrandis (extrait de « Histoire des Sciences médicales » – Tome XLVI – N° 1 – 2012). J’insiste, ce ne sont pas la rhétorique et l’idéologie guerrières qui l’ont ainsi poussé à l’héroïsme (Ernst Jünger n’est en rien un militariste, il est même à l’opposé), mais la lecture du « Roland furieux », poème de l’Arioste.

Ernst Jünger se place en ce point précis où, dit-il, éthique et esthétique se rencontrent ; l’éthique et l’esthétique, deux domaines volontiers présentés comme des antithèses, ni plus ni moins. Il nous dit que ce qui est vraiment beau est nécessairement éthique, et que ce qui est éthique est nécessairement beau, question de style, tant dans l’écriture que dans la vie. D’où son refus de s’abaisser à la polémique (à la controverse) sous peine de tomber dans le mauvais goût.

Ses rapports avec Hitler ont été discutés, à commencer par ceux qui avaient en tête de le traîner dans la boue, considérant son aspect insaisissable, à la fois engagé et distant. Lorsque « Sur les falaises de marbre » (« Auf den Marmorklippen ») est publié, un haut fonctionnaire nazi alerte Berlin en déclarant que ce livre incite au complot. Hitler réplique en demandant qu’on laisse l’auteur en paix. Il n’en faudra pas moins pour que des critiques se fassent fort de lui trouver des sympathies nazies. Hitler avait été impressionné par « Orages d’acier » (« In Stahlgewittern »), comme tant d’autres, André Gide notamment.

Le régime nazi (en particulier Joseph Goebbels) s’efforça d’attirer Ernst Jünger ; mais l’écrivain resta un opposant discret au régime, non pas un opposant politique mais spirituel. Hannah Arendt (dont je ne partage pas toujours les appréciations) écrit très justement que Ernst Jünger se situe du côté de la Résistance bien que ses livres n’aient pas été sans influence sur l’élite nazie. Dans un compte-rendu commandé par la Commission on European Jewish Cultural Reconstruction, elle écrit : « Les journaux de guerre de Ernst Jünger offrent peut-être l’exemple le meilleur et le plus honnête des immenses difficultés auxquelles l’individu s’expose quand il veut conserver intact son système de valeurs morales et son concept de vérité en un monde où vérité et morale ont perdu toute forme identifiable d’expression. Malgré l’indéniable influence que les premiers travaux de Ernst Jünger ont exercé sur certains membres de l’intelligentsia nazie, il a été du premier au dernier jour du régime un opposant actif au nazisme, montrant par là que le concept d’honneur, un peu désuet mais répandu jadis dans le corps des officiers prussiens, suffisait amplement à motiver une résistance individuelle. »

Le casque qui lui sauva la vie au cours de la Première Guerre mondiale

 

Ce qui rend la fréquentation de Ernst Jünger si stimulante, c’est aussi le nombre et la diversité de ses relations dont rendent compte ses journaux, mais aussi sa correspondance et ses entretiens. Parmi ces rencontres, Alfred Kubin qui est aussi l’auteur d’un roman, « L’Autre Côté » (« Die andere Seite »), un roman qui fait de lui, et selon Ernst Jünger, le plus grand auteur de la littérature fantastique de langue allemande, après E. T. A. Hoffmann. Sous la République de Weimar, dans l’effervescence politique et culturelle, Ernst Jünger multiplie allègrement ses fréquentations, tant à gauche qu’à droite, sans oublier cette troisième voie que semble proposer le national-bolchevisme avec Ernst Niekisch. (J’invite ceux qui ne connaissent pas ce penseur original à l’étudier, en simples curieux.) Ernst Niekisch admire l’âme russe et l’ordre prussien et, dans son programme, il entend faire fusionner les principes du prussianisme et ceux du bolchévisme. Ses modèles : Leopold von Ranke pour l’histoire, Friedrich Hegel pour la philosophie. Il préfère Kant à Nietzsche et Schopenhauer ; mais c’est surtout Oswald Spengler qui le retient. Dans un entretien, Ernst Jünger déclare que Ernst Niekisch est probablement l’un des rares intellectuels d’alors à avoir pleinement saisi la signification de la figure du Travailleur, contrairement à Carl Schmitt et Oswald Spengler qui se méprenaient, voyant en lui une glorification du Prolétaire. Le Travailleur, figure centrale dans l’œuvre de Ernst Jünger, n’est en rien une figure de propagande, la figure de proue d’un nouveau parti, le Travailleur est la personnification d’une nouvelle réalité.

Ses écrits et jusqu’à ses romans gardent la trace de ces rencontres. Je ne vais pas en dresser la liste. Il me suffit de citer celui avec lequel il maintiendra une relation des plus durables, Carl Schmitt. Martin Heidegger témoigna un intérêt particulier pour deux de ses essais, « La Mobilisation totale » (« Total Mobilization ») et Le Travailleur » (« Der Arbeiter »). Selon le fils de Martin Heidegger, son père aurait pris de très nombreuses notes en lisant « Le Travailleur ». Malgré certaines réserves, il reconnaissait à Ernst Jünger le mérite d’avoir saisi dans le nihilisme un problème central du monde contemporain. Mais c’est surtout avec le frère de Ernst Jünger, Friedrich Georg, que Martin Heidegger eut la relation la plus suivie, une relation dont on peut relever les traces dans « La perfection de la technique » (« Die Perfektion der Technik »).

Autre figure centrale de cette œuvre : l’Anarque… L’Anarque ? Ce dernier entretient avec la technique un rapport plutôt libre. Il s’en sert si elle lui est utile ; sinon, il l’ignore et se retire en lui-même. L’Anarque ne fuit pas, ne s’évade pas ; il observe et connaît le monde où il évolue. Mais l’Anarque n’est en rien un anarchiste : il n’entretient pas avec la société un rapport négatif, virulent et capable de violence. L’Anarque est indifférent à la société ; il n’a pas de société même s’il n’échappe pas à son époque (à ce propos, aucun homme n’échappe à son époque). L’Anarque est une île, comme l’a mis en évidence Max Stirner dans « L’Unique et sa propriété » (« Der Einzige und sein Eigentum »).

Certains intellectuels allemands ont payé cher pour avoir refusé les avances du régime nazi. Ernst Jünger qui est le contraire d’un fanfaron le sait. Il sait qu’il ne doit sa tranquillité qu’à sa décoration, la croix Pour le Mérite, prestigieuse entre toutes, et pour avoir écrit un livre, « Orages d’acier », admiré par beaucoup, y compris par des dirigeants nazis dont Adolf Hitler. La résistance de Ernst Jünger sera intérieure, spirituelle. Elle ne sera pas résistance au sens immédiat du mot. Et cet homme modeste laisse volontiers entendre qu’il ne mérite pas le titre de Résistant considérant ce que d’autres ont fait.

Dans l’immédiat après-guerre, Ernst Jünger n’est guère tracassé, contrairement à Carl Schmitt et Martin Heidegger. La Gestapo de Paris avait constitué sur lui un épais dossier. Il était passé à travers les mailles du filet avec « Sur les falaises de marbre » (où, pourtant, tout le monde avait cru reconnaître Adolf Hitler derrière le Grand Forestier) ; mais avec « La Paix », un essai qu’il a écrit sur la suggestion d’Alfred Toepfer, il lui fallut prendre des précautions. Il en cacha le manuscrit dans un coffre de l’hôtel Majestic où il était en poste. Il avoua qu’il n’aurait peut-être pas eu le courage d’écrire ce livre s’il n’avait bénéficié de la protection de son supérieur, le général Hans Speidel. Dans une entrevue avec Julien Hervier, Ernst Jünger rapporte qu’après l’attentat du 20 juillet 1944, des sbires de l’avenue Foch où était installée la Gestapo signalèrent au général Carl-Heinrich von Stülpnagel qu’il y avait deux individus particulièrement dangereux : le pasteur Damrath et le capitaine Jünger. Le responsable en chef de la SS avait alors déclaré que ce dernier était perdu dans ses rêves, qu’il était une espèce de poète parfaitement inoffensif. Ci-joint, une belle mise en situation de « Sur les falaises de marbre » :

http://www.gallimard.fr/Footer/Ressources/Entretiens-et-documents/Histoire-d-un-livre-Sur-les-falaises-de-marbre-d-Ernst-Juenger/(source)/211441

« La Paix » circula sous le manteau, dactylographié à quelques exemplaires. L’auteur en donna une copie au général Hans Speidel qui chargea aussitôt une ordonnance de le porter au général Erwin Rommel alors installé à la Roche-Guyon. Arrêté, ce dernier ne révéla pas l’existence de ce document, un écrit qui reste d’actualité (comme restent d’actualité les écrits précurseurs) et qui suggère une nouvelle orientation de l’idée de l’Europe. Un thème récurrent (mais simplement ébauché) revient dans ces pages, un thème qu’il avait développé dans un autre essai, « L’État universel », une idée que Kant avait anticipée dans « Projet de paix perpétuel » (« Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf »), publié en 1795, soit la création d’une instance internationale capable de régler les conflits entre États nationaux. Mais si Kant envisage cette instance comme une fédération entre États, Ernst Jünger envisage l’État universel comme point de convergence de l’organisation politique de l’humanité. Dans sa perspective, il s’agit ni plus ni moins d’entériner sur le plan politique la globalisation qu’imposent la technique et l’économie. Ces idées exposées dans les deux essais ci-dessus nommés ont trait non pas à la politique mais à la philosophie de l’histoire, précise Ernst Jünger. L’idée de l’État universel se veut principe régulateur, idée-limite. Son ami Carl Schmitt a lui aussi pensé les relations entre nations à partir d’un ordre global ; et sur cette question, il eut comme interlocuteur privilégié Alexandre Kojève, théoricien de la fin de l’histoire. Voir l’État universel et homogène.

Carl Schmitt ? Ernst Jünger juge qu’avec ses thèses radicales, il a bien cherché l’ostracisme qui s’abattit sur lui après la guerre. Carl Schmitt deviendra plus avisé et écrira « Le Nomos de la terre » (« Der Nomos der Erde »). Il y met à nu la fragilité théorique et historique des principes qui inspirèrent le procès de Nuremberg qui détruisit à jamais la vieille tradition du Ius Publicum Europaeum ; il démontre combien il est important de revoir les bases de l’ordre mondial, de fond en comble. Le rabbin Jacob Taubes admirait Carl Schmitt qui, par ailleurs, était fasciné par le judaïsme qu’il voyait comme l’opposition essentielle au catholicisme dans l’interprétation de l’histoire universelle. Ci-joint, une analyse de cette relation déroutante, Carl Schmitt – Jacob Taubes :

http://www.juanasensio.com/archive/2005/04/06/le-signe-secret-entre-carl-schmitt-et-jacob-taubes.html

Ci-joint, une courte intervention de Julien Hervier, avec mise au point. Julien Hervier est probablement le Français qui a le plus étudié l’œuvre de Ernst Jünger. Écoutez, tout y est dit, ou presque… :

https://www.youtube.com/watch?v=duYd3Z6DlN4

(à suivre)

Olivier Ypsilantis    

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