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Donostia San Sebastián, début août 2016 – 2/2

 

Suite 3 août. Au San Telmo Museoa et Koldo Mitxelena Kulturunea, une imposante exposition temporaire articulée suivant neuf chapitres et intitulée « Tratado de paz 1516-2016 » (Bake-ituna), un projet de Donostia San Sebastián 2016, Capital Europea de la Cultura, une vaste exposition inter-disciplinaire (art, littérature, histoire, droit) articulée autour d’un thème. L’exposition s’ouvre sur l’année 1516, année de la publication de « Utopia » de Thomas More. Où je retrouve Francisco de Vitoria qui est à l’origine de la Escuela de Salamanca (ou Escuela Ibérica de la Paz), fondée au XVIe siècle, la première école de Droit International en Europe. Si le grand public connaît plus ou moins la Leyenda Negra (élaborée par les ennemis et rivaux des Espagnols d’alors), il ne sait rien du rôle pionnier de l’Espagne dans cette discipline qu’est le droit international. Étudier l’œuvre de Hugo Grotius. La Escuela de Salamanca ou la sémiotique soutenue par l’héraldique, l’emblématique et la cryptographie.

 

A l’intérieur de l’église du couvent de San Telmo, avec les immenses compositions de José María Sert.

 

Le caractère didactique de cette exposition conduit à une présentation qui sous une apparence d’ordre part un peu dans tous les sens. Aussi dois-je me concentrer sur certaines de ses parties pour en négliger d’autres. Arrêt prolongé devant les documents relatifs à Vasco de Quiroja et à Los Libros plúmbeos del Sacramonte récemment restitués par le Vatican à Granada où ils avaient été découverts à la fin du XVIe siècle, soit peu de temps avant l’expulsion des Moriscos, en 1609. Ces écrits constituent l’ultime tentative de ces derniers pour éviter l’expulsion, des écrits qui s’emploient à élaborer une révélation unissant irrémédiablement christianisme et islam. Ces livres consistent en vingt-et-une planches de plomb circulaires d’environ dix centimètres de diamètre, incisées au burin en caractères arabes et salomoniques. La découverte de ces livres et de reliques sur le mont de Valparaíso est à l’origine de la construction de l’abbaye du Sacramonte où sont à présent conservés ces livres restitués par le Vatican, en juin 2000.

Ci-joint, un lien succinct (en castillan) intitulé « Los Libros Plúmbeos del Sacramonte (Granada) » :

https://www.youtube.com/watch?v=1hGDpYnoNUk

Un autre lien (en castillan) où ces onze matrices circulaires sont bien visibles. On y voit le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, qui eut un rôle central dans le transfert de ces pièces, du Vatican à l’abbaye de Sacramonte :

https://www.youtube.com/watch?v=HgedoqYD_Ac

Enfin, un lien PDF intitulé « El fraude de los libros plúmbeos y de las reliquias del patrón de Granada » :

http://wzar.unizar.es/perso/emolina/pdf/Molina2012ElEsceptico.pdf

Un vitrine est consacrée au messianisme sous la forme du sébastianisme. Le mythe du Cinquième Empire élaboré par Gonçalo Yannes Bandarra, cordonnier et poète de la Renaissance, selon lequel le Portugal aurait eu une mission civilisationnelle à accomplir suite à la disparition de Dom Sebastião, un roi dont on attendait le retour afin qu’il relève son peuple et unisse la chrétienté. Cet empire portugais était supposé faire suite à quatre empires disparus : le chaldéen (Babylonie), le perse, le grec et le romain.

Cette exposition me fait découvrir le Musée international de la guerre et de la paix, fondé à Lucerne par Jan Gotlib Bloch (prix Nobel de la Paix 1901), auteur d’une œuvre monumentale à commencer par cette suite en six volumes popularisée dans sa version anglaise sous le titre « Is War Now Impossible ? »

Au sortir de cette exposition, dans un coin du cloître de San Telmo, je retrouve les stèles funéraires discoïdales, avec quatre-vingt deux pièces qui pour l’essentiel proviennent de Navarra, ainsi que des argizaiolas (leur forme à l’anthropomorphisme plus ou moins lisible), mot formé de argizari (cire) et de ola (planche). Le castillan le dénomme cerillero de difuntos. J’en tire quelques croquis ; ils me serviront pour des compositions en linogravure. Ci-joint, un lien avec présentation de cet objet lié au culte des défunts (un culte très élaboré dans la société basque) et six représentations de ce très bel objet qu’un non initié pourrait pendre pour une sculpture tribale africaine :

http://www.santelmomuseoa.com/index.php?option=com_flexicontent&view=items&id=5238&cid=3&Itemid=44&lang=fr

L’une des stèles discoïdales porte en bas-relief une étoile de David avec une petite croix latine en son centre. J’en fais un croquis ; peut-être donnera-t-il une linogravure. Je connais la typologie de ces stèles pour avoir lu et relu les deux cahiers édités par les Éditons Zodiaque, « Les stèles discoïdales basques ». Et l’exposition « Rites de la mort » du Laboratoire d’Ethnologie du Muséum d’Histoire Naturelle que j’évoque sur ce blog — dans ma mémoire, l’une des plus fascinantes expositions parisiennes — accordait une bonne place à ces stèles.

 

Une stèle (funéraire) discoïdale basque.

 

Dans le département des beaux-arts du San Telmo Museoa. La collection s’ouvre sur d’assez nombreuses croûtes (mamarrachos). Puis je retrouve avec plaisir des peintures grand format d’Ignacio Zuloaga (1870-1945). La peinture de cet artiste basque est dessinée, le trait y est aussi marqué que dans les peintures de Marcel Gromaire, moins rigide certes mais tout aussi marqué, et souligné et re-souligné comme à plaisir. J’aime la solidité de cet artiste dont la palette est sourde, terreuse à sa manière — si l’on enlève à cet adjectif ce qu’il a généralement de dépréciatif. Les sculptures d’Eduardo Chillada, solides et pertinentes comme autant de pièces d’une mécanique, comme autant d’éléments d’un moteur. Même remarque pour les sculptures de Jorge Oteiza, plus solides et plus pertinentes encore. Grandes compositions d’Antonio Ortiz Echaguë, élève de Léon Bonnat et peintre-voyageur. Ses débuts en tant qu’adepte du realismo costumbrista, puis ses incursions dans le symbolisme, l’impressionnisme et le fauvisme. De merveilleuses pochades de Joaquim Sorolla, de petits rectangles de lumière qui giclent comme des embruns. Une toile de petites dimensions de Raimundo Madrazo, « Calle donde nació Eslava en Sevilla » avec une lumière et une présence qui m’évoquent Francesco Guardi. Et toujours cette émotion devant les élégantes de Raimundo de Madrazo, l’envie de les interpréter au crayon. Une surprise, un Hubert Robert de grandes dimensions, un paysage archéologique mais avec un manque de liberté de la touche dans les premiers plans. Je retrouve cette liberté dans les arrières-plans, je retrouve le grand Hubert Robert. Les nuages du Greco, comme les plis et les replis d’une épaisse draperie. Le Greco, une tendance vers le camaïeu.

Raymond Aron note dans ses « Mémoires », alors qu’au début des années 1930 il sort de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, et qu’il part pour l’Allemagne à la recherche d’un sujet de thèse : : « Comment (…) puis-je connaître l’ensemble dont je suis un atome, entre des centaines de millions ? Comment saisir l’ensemble autrement que d’un point de vue, un entre d’autres innombrables ? Jusqu’à quel point suis-je capable de connaître objectivement l’histoire – les nations, les partis, les idées dont les conflits remplissent la chronique des siècles – et mon temps ? (…) Je devinai peu à peu mes tâches : comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de mon savoir ; me détacher de l’actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur  ». Ces questions, je me les pose chaque jour, et depuis des années ; je me les pose dès que j’écris une ligne, dès que je prends part à une conversation.

A l’heure où l’on s’interroge toujours plus sur l’Europe, et que le Brexit vient faire trembloter cette dame à la démarche de moins en moins assurée, je tombe directement sur ce passage d’un essai de Raymond Aron, publié en 1948 et intitulé « Le grand schisme », essai lu il y a une dizaine d’années (le passage en question peut être lu aux pages 288-289 de l’édition originale NRF Gallimard) : « Mais la création d’une unité économique de l’Ouest européen n’a de valeur que dans la mesure où elle ouvre une période de transformation. Ou bien, donc, un fédérateur, de style hitlérien ou stalinien, dictera les transformations, ou bien un fédérateur démocratique, une fois précisées les conditions monétaires et fiscales, une fois instaurées les structures extérieures (change, politique commerciale) laissera jouer les mécanismes du marché, s’échanger les produits et se transporter les personnes. Il n’y a pas de troisième terme ». Quelques lignes plus haut, Raymond Aron notait : « Mais je ne suis pas convaincu que le dirigisme soit nécessaire pour organiser une fédération européenne, ou plutôt je suis convaincu que le choix est entre deux systèmes : ou bien le dirigisme, mais soutenu par une autorité quasi-dictatoriale, ou bien la liberté intérieure à la fédération, l’autorité de celle-ci se bornant à déterminer les cadres et les structures ». L’Europe s’est orientée vers le deuxième système, ce qui est plutôt rassurant. Ce qui l’est moins, c’est que la structure de cette construction a des parties très fragiles et, ce qui est particulièrement inquiétant, dans ses fondations même. Le fédérateur (démocratique) n’a pas précisé les conditions fiscales et mal précisé les conditions monétaires qui se sont faites sous le coup d’une monnaie unique instaurée arbitrairement ou, tout au moins, prématurément. L’édifice démocratique est donc tout branlant et l’Européen se demande s’il ne va pas finir enseveli, écrasé sous les décombres.

 

Plaza de Gipuzkoa avec, au fond, la Diputación Foral de Gipuzkoa.

 

4 août. La sensation d’être à Paris, parfois, à l’improviste, au détour d’une rue, devant une façade, une sensation particulièrement marquée devant la Diputación Foral de Gipuzkoa, (Gipuzkoako Foru Aldundia) sur la Plaza de Gipuzkoa qu’entourent de belles arcades qui ne peuvent qu’évoquer celles de la rue de Rivoli. Au centre, un jardin superbement fleuri et
arboré. Une plaque signale qu’il a été conçu par Pierre Ducasse, jardinier de la Casa Real. Je n’ai trouvé que très peu d’informations sur cet homme. Un chercheur, Ignacio Javier Larrañaga, a mené une longue enquête sur ce Français et a corrigé un certain nombre d’erreurs et d’à-peu-près le concernant :

http://www.diariovasco.com/v/20140304/al-dia-local/ducasse-caja-sorpresas-20140304.html

Sur cette place flotte un immense drapeau basque, l’ikurrina, un beau drapeau dont la structure évoque celle du drapeau de l’Union Jack. L’ikurrina né en 1894 est l’œuvre de Sabino Arana Goiri qui fonda le PNV (Partido Nacionalista Vasco) l’année suivante.

Hotel María Cristina. Je pourrais être à Paris ou à Genève. Dans le hall, des reproductions grandeur nature de tableaux de John Singer Sargent, des femmes merveilleusement élégantes. J’aime ses compositions autant pour la qualité de la touche et de la palette que pour la séduction qu’exercent ses modèles. Rubens est certes un merveilleux peintre mais ses femmes me dégoûtent — qu’y puis-je ?

Soleil et souffles frais venus de l’océan. Puissantes éclaircies. Une ondée. Retour dans l’appartement Mitteleuropa. Je consulte des albums de famille en compagnie de Karine qui me les commente. Sur une photographie de groupe années 1940, elle me désigne son père et ses grands-parents paternels. Trois jeunes hommes aux beaux visages et en uniforme de la Wehrmacht se tiennent dans le groupe. Tous ont été tués sur le front de l’Est.

5 août. Visite de la Tabakalera un très vaste ensemble (probablement l’édifice le plus imposant de la ville) à cinq niveaux dédié aux activités culturelles les plus diverses. Lumière, simplicité et amplitude des volumes, fonctionnalisme, tout ce que je recherche. Cet ensemble a été ouvert en septembre 2015, dans une usine de tabac qui avait fermé en 2003, après avoir fonctionné durant près d’un siècle. Une exposition s’y tient, avec peintures et sculptures : « Historias Compartidas. El siglo XX en la Colección Kutxa ». J’ai plaisir à y retrouver des productions du Grupo Gaur, un groupe d’avant-garde actif en Gipuzkoa dans la deuxième moitié des années 1960. D’autres groupes d’avant-garde (trop oubliés des historiens de l’art) ont été actifs en Espagne, sous le régime franquiste : El Paso (1957-1960) à Madrid, Dau al Set (1948-1951) en Catalogne, sans oublier Equipo 57 ou Equipo Córdoba (1957-1963). Ci-joint, un lien (en espagnol) sur Grupo Gaur :

http://catalogo.artium.org/dossieres/1/eduardo-chillida/obra/grupo-gaur

Du haut de le terrasse de la Tabakalera, on jouit d’une belle vue sur San Sebastián, une vue qui complète celle que l’on a du Monte Urgull, bien visible, avec son Christ colossal en béton armé années 1950, franquiste donc, et qui coiffe le Castillo de la Mota. Au pied de la Tabakalera, le Puente de María Cristina (1905) auquel je trouve un petit air pont Alexandre III, en très provincial. Les six réverbères Art Déco (conçus par Víctor Arana, en 1921) du Puente de la Zurriola se détachent joliment dans ces brumes pluvieuses. Je détaille une fois encore le relief qui entoure la ville, avec ces coulées de verdure qui semblent vouloir la recouvrir.

 

Une vue générale de la Tabakalera.

 

Dans le parc Cristina Enea, legs des Duques de los Mandas. Cet émerveillement toujours renouvelé devant les grands arbres ; ici, devant un cèdre bleu. Leur formidable présence. C’est un parc des plus calmes. A sa mort, D. Fermín de Lasala y Collado, Duque de Mandas, exigea que tout type de jeu y soit interdit, qu’aucun manège n’y soit installé ; interdits également les picnics y compris les plus discrets. Ce parc est implanté sur une colline qui s’inscrit dans le dernier méandre de l’Urumea avant qu’il ne s’ouvre à l’océan Atlantique.

Olivier Ypsilantis

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