Skip to content

Papiers retrouvés – III / VI (Quelques notes prises en Grèce au cours de l’année 1985)

 

Le Surréalisme s’est aussi développé en Grèce. La Grèce n’est pas seulement un pays néo-classique, le pays de la lumière exclusive, contrairement à une idée réductrice. Pour faire simple, disons que la Grèce c’est Apollon autant que Dionysos, une intuition que Friedrich Nietzsche développe dans « La naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique » (« Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik »).

Mais oublions pour un temps Friedrich Nietzsche. La Grèce moderne est aussi un pays de « déraison » — d’ombre — par le truchement d’un Moyen Âge byzantin bien éloigné du classicisme et qui tendait vers une vision platonicienne chrétienne de l’Empire (byzantin), vision sous-tendue par une tradition orale païenne multi-séculaire, probablement bien antérieure à Homère. Voir le folklore moderne et ses récits qui, par exemple, mettent en scène Ouranos (Οὐρανός) et Gaïa (Γαῖα), et leur accouplement — voir Hésiode et la « Théogonie » (Θεογονία) —, un folklore irrigué par des mythes antiques.

Je ne suis pas vraiment surpris de découvrir, ici, à Athènes, avec l’aide d’un ami grec, l’existence d’un surréalisme grec. Cet ami prépare une thèse de doctorat sur Andréas Embirikos (1901-1975) et me donne à lire ses poèmes rassemblés sous le titre « Haut fourneau » (Υψικάμινος), sa première publication, Andréas Embirikos qui a introduit le surréalisme en Grèce. Il me faut replacer ces pages dans leur époque car elles ont pris la poussière et une forte odeur de naphtaline s’en dégage. La naphtaline et le surréalisme… Il y aurait un texte critique (qui serait aussi un texte d’humeur) à écrire à ce sujet. Par Andréas Embirikos, j’en viens au peintre (et poète) Nikos Engonopoulos dont les compositions me saisissent dans une ambiance sûre d’elle-même mais qui n’est toutefois pas aussi prenante que celle que circonscrit le meilleur de l’œuvre de Giorgio de Chirico.

Engonopoulos Nikos Engonopoulos (1907-1985), « Café, Les Pallicares » (1956).

 

Franz Kafka souligne quelque part — mais où ? — que les littératures mineures ont un rôle politique et national majeur dans leur pays, qu’elles protègent et promeuvent l’identité par la mémoire. Quelques exemples me viennent (il y en a bien d’autres) : Mihai Eminescu pour la Roumanie, Adam Mickiewicz pour la Pologne, Sándor Petöfi pour la Hongrie. Dans le cas de la Grèce, la question est plus compliquée considérant l’ancienneté du pays, considérant que le lien entre les Grecs d’aujourd’hui et les Hellènes ouvre à un questionnement sans fin, fécond bien que parfois épuisant. Les Grecs (modernes) hésitent entre deux langues, la katharevousa (Καθαρεύουσα) et le demotiki (δημοτική) ; grosso modo, l’une supposément savante et l’autre populaire, avec marque de reconnaissance politique et querelles… byzantines. Dionysios Solomos (Διονύσιος Σολωμός) avait fait le choix de la langue du peuple. En aparté : j’y pense, l’itinéraire de la famille de ce poète rejoint une partie de la mienne : sa famille, des Crétois qui fuyant l’Ottoman se réfugièrent à Zante (Ζάκυνθος), une île Ionienne ; fuyant pareillement l’Ottoman, la partie crétoise de ma famille se réfugia à Céphalonie (Κεφαλονιά), autre île Ionienne. La vitalité de la littérature grecque moderne passait essentiellement par le demotiki. Pourtant, à la surprise générale, le Surréalisme va choisir la katharevousa (cette langue officielle, étatique, administrative), à commencer par Andréas Embiricos et Nicos Engonopoulos, sans oublier Odysseus Elytis à ses débuts. Ils vont fracasser ce style froid comme un marbre funéraire pour l’ouvrir à des suites fiévreuses et délirantes.

Quelle explication donner à ce choix ? S’en prendre de la sorte à une langue officielle, administrative, est autrement plus excitant et, somme toute, plus efficace que s’en prendre à une langue populaire, bien vivante donc. Quand je dis « efficace », j’insiste sur l’effet de contraste : les invectives et les injures en imposent plus lorsqu’elles sont lancées dans le bureau d’un ministre que dans les couloirs du métropolitain. Mais peut-on s’en tenir à cette explication ? Elle n’est pas fausse mais elle est incomplète ; et ne chercherait-elle pas à cacher autre chose ? Pour les Surréalistes grecs, la langue est d’une importante capitale. Certes, elle l’est pour d’autres Surréalistes, les Français par exemple ; mais les Français sont bien dans leur langue, ils en exploitent les richesses à leur guise. Les Grecs n’ont pas cette sérénité ; ils sont déchirés ; plus prosaïquement, ils ont le cul entre deux chaises, avec la katharevousa et le demotiki.

Le Surréalisme a bien été un mouvement international d’une ampleur et d’une intensité particulières. Mais le Surréalisme a été multiple. Il existe un air de famille marqué entre les Surréalismes, il n’empêche qu’ils ont chacun un caractère particulier. Le Surréalisme grec est d’abord une tentative de réparer la déchirure de la langue ou, tout au moins, d’en atténuer la douleur, en soi et chez les autres. Andréas Embiricos s’y efforce, et avec d’autant plus de conviction que ce poète s’est fortement impliqué dans la recherche psychanalytique. Rappelons qu’il a été un élève de René Laforgue, l’un des fondateurs des premiers cercles freudiens en France. Il faut lire ses textes recueillis dans « Écrits ou Mythologie personnelle » (« Γραπτά ή Προσωπική Μυθολογία ») où Éros (Ἔρως) s’efforce de « recoller les morceaux », les morceaux de ce miroir brisé qu’est la langue grecque, morceaux qui se renvoient les uns aux autres dans un jeu kaléidoscopique véritablement affolant. Éros donc comme liant destiné à mêler dans un tout homogène ce qui n’est que fragments, particules, Éros comme énergie première qui pousse à l’étreinte. L’étude de cet affrontement au sein de la langue grecque et l’étude du parcours de ce poète m’ont aidé à mieux apprécier cet écrit. Dans « Axion Estin » (« Ἄξιον ἐστίν »), Odysseus Elytis œuvre lui aussi à l’unification par glorification de la langue du peuple, enfin digne d’elle-même comme l’avait rêvée Dionysios Solomos un siècle auparavant. Nicos Engonopoulos parle lui aussi de cette fracture qu’il inscrit dans des contextes déroutants (voir ses poèmes autant que ses peintures) où passé et présent se retrouvent face-à-face, ahuris de leur présence mutuelle, dans un décor artificiel, avec emblèmes minutieusement intervertis et installés dans des espaces silencieux et figés.

Andreas Embirikos

Andréas Embiricos (1901-1975)

 

Tous les poètes et écrivains grecs liés au Surréalisme évoquent cette fracture au sein de leur langue ; c’est aussi pourquoi le Surréalisme grec produit un son très particulier, plus authentique que le Surréalisme français, trop conscient de ses moyens, trop installé dans sa langue.

N’oublions pas que des Grecs ont participé et enrichi le Surréalisme de France. N’oublions pas qu’avant eux des écrivains grecs avaient choisi d’écrire en français ; parmi eux, Jean Moréas (de son vrai nom Ioánnis A. Papadiamantópoulo – Ιωάννης Α. Παπαδιαμαντόπουλος), poète symboliste trop oublié. André Chenier, poète assassiné par la Révolution française, lui aussi bien oublié, était grec par sa mère. Et je me suis souvent demandé si l’esprit d’Antonin Artaud (voir le théâtre de la cruauté) n’avait pas quelque chose à voir avec ses origines grecques, si un livre aussi important que « Le Théâtre et son double » n’avait pas été soufflé par l’esprit grec. Antonin Artaud n’aurait-il pas voulu repousser une certaine culture française qui faisait la part trop belle à une certaine Grèce, à l’hellénisme classique et lisse ? Alfred Jarry a traduit « La Papesse Jeanne », un livre Emmanuel Rhoides (Ἐμμανουὴλ Ῥοΐδης) aussi joyeux qu’impertinent. Et soudain je pense à Jean Psichari (Ιωάννης Ψυχάρης), ardent défenseur du demotoki, et à son fils Ernest Psichari dont « Le voyage du centurion » et « Lettres du centurion » ont hanté mes années de jeunesse, comme les a hantées « Gilles » de Pierre Drieu la Rochelle.

Les Surréalistes grecs ont redécouvert dans les années 1930/40 des œuvres de la culture populaire grecque, à commencer par les peintres naïfs Panagiotis Zographos (Παναγιώτης Ζωγράφος) et Théophilos (Θεόφιλος Χατζημιχαήλ) auquel j’ai dédié un article sur ce blog même :

http://zakhor-online.com/?p=8259

Thème de prédilection de Panagiotis Zographos, la guerre d’indépendance grecque (1821-1829). Son œuvre aurait été probablement oubliée sans ce héros, Yannis Macriyannis (Γιάννης Μακρυγιάννης), et les reproductions lithographiques de certaines de ses compositions, reproductions qui stimulèrent le sentiment philhellène en Europe, notamment auprès de certaines organisations comme le British Committee.

 

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*